La Couronne de Cuivre

" Pas facile d'être différent à cet âge... Mais vous avez l'air de vous y retrouver en ce genre de domaine. Vous avez dû vivre la même chose, à grandir parmi les hommes."
Gaelin leur tendit des bols remplis d'une nouvelle soupe originale, où flottaient des morceaux de poisson blancs et des grains de blé cuits.
" Ça a dû être étrange, cela dit... Vous étiez encore un enfant que vos frères et soeurs étaient adultes et ont quitté la maison... Vous avez peut-être même partagé les jeux des petits-enfants de vos parents adoptifs ? Votre notion de vous-même a dû... être pour le moins complexe à construire."

Il haussa les épaules.
[color=#FFF66]-Pas tant que cela. Je savais que j'étais elfe et que je grandirai donc beaucoup plus lentement que le reste de ma fratrie. Ce qui n'était pas sans être quelque peu... frustrant, évidemment. Mais le plus jeune de mes frères n'était pas encore parti de la maison quand l'elfe qui deviendrait mon maître est passé par hasard dans la région et m'a pris comme apprenti. Les choses se sont conclues assez rapidement, facilitées par le fait qu'il était également un rescapé de ma cité d'origine, par le fait, aussi, sans doute, que j'avais des envies... de départ. Peut-être pour faire comme les autres.[/color]

Nremyn acquiesça.
" Pourtant, c'est une chose de le savoir et une autre chose de le vivre."
Il sourit.
" Quand j'étais plus jeune, j'avais rencontré une herboriste humaine, un peu au nord d'ici, dans un village assez important. Elle et moi traquions la même plante rare, une rose sauvage particulière, que les humains appellent la Tracassée, et que nous autres, elfes, appelons ik'tharn, un mot drow en réalité, qui veut dire porteuse de paix. Bref, nous étions sur la piste de cette fleur depuis des années... Elle pensait la trouver dans une petite vallée proche de Sailorath, je pensais qu'elle se cachait non loin d'Anarion, en Lorien. Nous nous sommes écrits pendant un certain temps, pour nous échanger nos pistes, les informations que colportaient les voyageurs, la parole des marchands. Puis un jour, bien plus tard, je l'ai trouvée, mon ik'tharn, et la première chose que j'ai fait, c'est lui écrire en lui en envoyant des graines. Elle n'a pas répondu. J'étais un peu vexé, je suis allé jusque chez elle... et elle était morte sept ans plus tôt. Sept ans. Sa petite-fille, qui avait déjà bien vingt ans, avait planté les graines, cependant, et l'ik'tharn pousse, discrètement, dans ce village anodin, au milieu de nulle part. Je savais, pourtant, que les humains meurent et les elfes pas. Mais c'est toujours différent de le vivre. Pour nous, le temps ne s'écoule pas de la même manière, immanquablement."

Ce maudit elfe aurait-il décidé de lui ruiner le moral ? Cherchait-il à lui faire abandonner les siens ?
-Je comprends, répondit-il calmement. Toutefois, mon cas est un peu particulier, dans la mesure où j'ai presque toujours vécu parmi les humains, à leur rythme. De surcroit, j'ai vu mourir mes parents, mes frères et mes sœurs, mes nièces et mes neveux... Cela rendra-t-il moins douloureuse la disparition de ma compagne et de mes enfants ? Non. Cela me permet-il de savoir ce que j'éprouverai alors ? Non plus : tout juste cela m'en donne-t-il une vague idée. Simplement... Cela m'encourage à savourer au mieux ces quelques années où nous cheminerons ensemble, sans songer à ce qui s'ensuivra.

" Vous avez bien raison, dit Nremyn, embarrassé. Et vous êtes bien courageux."
Il sourit doucement.
" J'imagine qu'à vivre parmi les humains, vous avez pris leur rythme, effectivement... Votre notion du temps doit être... tout à fait prodigieuse."

" Cela viendra en temps utiles, dit le mage avec un sourire tranquille. Les elfes finissent toujours par s'enfoncer dans leurs réminiscences."
Il se leva.
" Mais assez bavardé. Allons donc au devant de ma partie du marché."
Cordélia, qui s'était faite discrète jusque là, s'approcha vivement du barde.
" Il a parlé de marché ? S'il y a un marché, je viens !"

-Le marché, c'est qu'il montre un phénomène intéressant à mes fils et à moi-même et qu'en échange, je joue quelques morceaux pour l'équipage ce soir.
Il sourit.
-Mais cela ne me dérange pas que vous veniez. Simplement, il va vous falloir réussir à conclure un autre arrangement avec Nremyn...
Quant à lui, il devait récupérer Baptiste et réveiller Victor.

Cordélia le tira à l'écart.
" Mais je ne parle pas elfique... Allez, soyez sympa, négociez pour moi ! Je sais bien qu'il me comprend, mais il va me répondre des trucs obscurs... En plus, vous êtes du genre à qui on ne refuse rien, je le vois bien... Si vous m'appuyez, il ne pourra pas dire non... Vous pourriez... lui expliquer que je vais surveiller Victor ! Vu ses frasques d'hier, ce ne serait pas complètement surprenant ! Et en plus, vous pourrez discuter avec Baptiste, comme ça, et profiter du spectacle... sans devoir garder un oeil sur l'élément perturbateur du groupe !"

Bigre, voilà qu'on l'estimait incapable de gérer ses deux fils en même temps.
Mais était-ce si inexact, en réalité ?
-Bien. Je vais lui parler.
Et de se diriger vers Nremyn, en songeant qu'il commençait à en avoir assez de cette situation qui l'obligeait à négocier pour absolument tout le monde, y compris pour des choses qui ne le concernaient guère.

Mais n'était-ce pas là le rôle du beau parleur, dans un groupe ?
Nremyn le regarda approcher, bras croisés, un léger sourire aux lèvres.
" Vous avez l'air contrarié..." remarqua-t-il.

Sauf qu'il fallait aux beaux parleurs des motivations... Intercéder en faveur d'une inconnue, aussi sympathique soit-elle, et à laquelle il avait rendu bien des services, tout cela pour lui faire plaisir... Bah, faire plaisir, ce n'était pas si mal, déjà.
-Un peu las de jouer en permanence les interprètes, simplement, répondit-il. Mais peu importe : Cordélia souhaiterait nous accompagner et voudrait connaître vos conditions.

Nremyn rit.
" Vous croyez qu'elle accepterait de danser pendant que vous jouez de la musique ? Je plaisante."
Il parut songeur.
" Elle peut venir. Je pourrais la faire jurer qu'elle ne racontera à personne ce qu'elle a vu, mais c'est peine perdue. Par contre, je peux m'assurer qu'elle ne retrouvera pas l'endroit, et c'est suffisant. Dès que vous êtes prêts, nous irons."

-Je vais chercher les garçons. De surcroit, Cordélia a proposé de garder un œil sur Victor au cours de notre excursions. Je ne pense pas qu'il fera quoi que ce soit d'irréfléchi mais deux précautions valant mieux qu'une...
Sur un sourire, il s'en fut chercher Baptiste puis réveiller Victor.

Baptiste et Victor se montrèrent l'un et l'autre enthousiastes, mais le second n'avait pas encore mangé et il s'empressa de le faire, s'empiffrant rapidement, ce qui lui donna le hoquet. Nremyn, de son côté, échangea quelques mots avec l'un des jeunes elfes, puis il attendit que la petite troupe se rassemble.
" Dina." dit-il en posant le doigt sur les lèvres, ce qui était suffisamment explicite pour que tout le monde comprenne ce qu'il voulait dire.
Il s'engagea ensuite sur un sentier qui quittait la berge et montait à flanc de colline, puis de petite falaise. Ce n'était manifestement pas la première fois que le chemin était emprunté, mais sans doute cela n'arrivait-il pas souvent. Le hoquet de Victor résonnait étrangement, mais Nremyn ne sembla pas y prêter attention. Quand ils parvinrent, un peu hors d'haleine, en haut des rochers, le petit garçon respirait d'ailleurs à nouveau normalement. Ils avaient débouché dans une lande particulièrement colorée, où butinaient un nombre incroyable d'abeilles, mais aussi des papillons gros comme une paume ouverte. Tout ce petit monde bourdonnant ne leur prêta aucune attention tandis qu'ils cheminaient, mais le barde nota que le mage faisait attention de marcher dans l'herbe et non sur les buissons fleuris.

Nremyn traversa la lande d'un bon pas, paraissant savoir exactement où il allait, alors qu'il semblait n'y avoir aucun point de repère dans cet univers d'insectes et de fleurs. Les enfants paraissaient fascinés, Victor tendait la main pour que les papillons s'y posent — ce qui se produisit quelques fois — tandis que Baptiste absorbait tout, les yeux écarquillés. Cordélia fermait la marche, souriante et alerte.
Ils arrivèrent à un endroit où s'ouvrait une petite caverne, à même le sol, et le mage descendit. Il n'y faisait pas complètement noir, car des mousses légèrement phosphorescentes tapissaient les murs humides. Baptiste se rapprocha du barde et lui prit la main. Le plafond était relativement bas, et par endroits, de la lumière se déversait de l'extérieur, via des fissures ou des trous. Ils croisèrent plusieurs couloirs, Nremyn n'hésita jamais, jusqu'à ce que la luminosité augmente, et qu'ils rejoignent une sortie à flanc de collines. Plus d'insectes, mais une herbe rase et des affleurements de pierre brillante, rouge orange, sans doute semi-précieuse. Nremyn s'arrêta.
" C'est de la cornaline. Vous pouvez en prendre un peu, si vous voulez. Cela vous permettra de commercer avec les humains. Elle est brute, elle n'a pas une valeur extraodinaire telle qu'elle, mais vous devriez en tirer quelque chose."

Mais Cordélia était invitée à en ramasser, elle aussi, comme le lui signifia le mage d'un geste et d'un sourire. Ce n'était pourtant pas le but de leur escapade et il reprit son chemin dès qu'ils eurent récolté quelques blocs, qu'il leur faudrait sans doute casser en morceaux plus petits plus tard. Ils descendirent jusqu'au fond d'un vallon, suivirent un moment le cours d'un ruisseau dans les fougères, puis débouchèrent au bas d'une cascade d'environ quatre toises de haut. L'eau cristalline se déversait dans un bassin bleuté, d'un rond presque parfait, avant de commencer sa route dans la végétation. Nremyn leur indiqua un amas de rochers et ils s'y rendirent. Il s'accroupit derrière eux et leur montra le bassin.
" Dina" répéta-t-il, le doigt sur la bouche, avant de se lever et de marcher jusqu'au bassin.

Mais personne ne commit la moindre maladresse. La jument présenta toutes les feuilles à son poulain, qui les mangea, puis les animaux burent dans l'onde, à tour de rôle, avant de s'envoler : d'abord la jument, puis le poulain, enfin l'étalon qui hennit, cabra, puis s'éleva en trois battements d'ailes.
Le mage se redressa, le sourire mutin.
" Si vous voulez, maintenant, vous pouvez vous baigner. Mais interdiction de faire pipi dans l'eau."
Les yeux encore plein d'étoiles, Victor et Baptiste se tournèrent vers Taliesin, quêtant sa traduction...

Baptiste régla les choses en gardant son caleçon. Cordélia était très jalouse, mais elle se contenta d'enlever ses bottes et de retrousser son pantalon, puis de mettre les pieds dans l'eau. Celle-ci était glaciale. Mais Nremyn leur donna aussi la permission d'en boire depuis la cascade... Elle s'avéra fraîche et délicieuse. Les deux garçons s'immergèrent rapidement tout entiers, jouant à se glisser sous le jet sonore de la chute, puis à plonger sous la surface.
" C'était magnifique, dit Cordélia. Je crois que je n'oublierai jamais une telle vision."

Et il n'y avait aucune raiion qu'il en aille autrement : Nremyn ferait simplement en sorte qu'elle ne puisse retrouver ce lieu.
-Je crois que je n'oublierai pas non plus, répondit-il, sincère.
S'il avait vu bien des choses extraordinaires au cours de ses périples. celle-ci prenait pourtant place parmi les plus belles, sans compter qu'il n'était pas de nature à cesser de s'émerveiller.

L'elfe était manifestement assez satisfait de son petit effet. Il resta à l'écart, assis dans l'herbe, observant les enfants jouer sans rien dire. Puis il se leva, fit quelques pas autour du bassin, ramassa quelques choses dans l'herbe.
" Il est temps de sortir s'ils veulent sécher un peu avant que nous fassions demi-tour." dit-il à Taliesin.
Les enfants obtempérèrent aux souhaits de leur père et cherchèrent les quelques taches de soleil disponible dans la petite clairière qui enserrait le bassin. Ensuite, ils purent se rhabiller.
" Au retour, votre fils peut ramasser des fleurs, s'il en a envie... Qu'il fasse juste attention aux abeilles."