La Couronne de Cuivre

-A vos ordres, chef !
Faire chauffer de l'eau, procéder à l'inventaire, voilà qui ne serait guère long. Il n'aurait pas le loisir de beaucoup s'éloigner du feu mais... Il resterait en mesure de veiller sur les pêcheurs. Et sur Titus : mieux valait que lui non plus ne s'éloigne pas trop.

Titus vint à sa rencontre pour l'aider à trier ce qu'Amrod leur avait mis de côté pour ce premier soir : du pain encore frais, de la viande conservée dans du sel, de beaux légumes estivaux : tomates, courgettes, une aubergine, un melon, une demi-douzaine de pêches, et le double d'abricot, du vin, du jus de fruits, une petite bouteille d'huile, un petit sac de riz sauvage. Il y avait de quoi se mitonner quelque chose de bon.
Les pêcheurs, eux, étaient non loin, et Taliesin réalisa bientôt que la demi-orque n'avait pas menti : la rivière était vraiment peu profonde... En fait, elle n'atteignait même pas les genoux des pêcheurs...

Mais il était certain que cela n'empêcherait pas au moins deux desdits pêcheurs de se tremper de la tête aux pieds. Et vu la chaleur, ils auraient eu tort de se priver.
Pour le reste, il s'en tint aux tâches que Baptiste lui avait confiées, à savoir achever l'inventaire et mettre de l'eau à chauffer. Ce fut une affaire rondement menée et il se retrouva bientôt oisif, ce qui ne le dérangea nullement.
Il avait bien des sujets auxquels réfléchir. Notamment le chamois qui, s'il ne s'était pas montré depuis un moment, avait peut-être, malgré tout, suivi leurs traces.

Les vaillants pêcheurs revinrent peu après, chargés de leur bassine. Ils avaient attrapé pas moins de quinze écrevisses, ce qui restait insuffisant pour faire un repas mais beaucoup moins pour une petite entrée. Tandis que Victor et Marius retournaient à l'eau pour y faire des concours de barrage, Baptiste embaucha Taliesin comme petite main. Titus demanda, doucement, la permission d'aller faire un tour dans le bois, en promettant de ne pas s'éloigner. Le soleil avait décliné rapidement et le ciel fonçait. Il était sans doute beaucoup plus tard qu'il ne l'aurait fallu mais, en plein été, on était volontiers piégé par la chaleur et le soleil.

D'un autre côté, ils n'étaient pas pressés et pouvaient donc profiter sans réserve des longues soirées estivales.
Il autorisa Titus à s'avancer parmi les arbres, mais à condition qu'il reste à portée de voix et les appelle au moindre problème. il irait d'ailleurs, de temps à autre, quand l'impitoyable cuistot lui en laisserait la possibilité, s'assurer qu'il ne s'était pas éloigné et que tout allait bien.
Vu l'agréable décor, vu l'ambiance détendue, il aurait été facile de baisser sa garde. Mais il n'oubliait pas la mise en garde de Kelvim et entendait donc demeurer prudent. Cela ne coûtait rien et cela pouvait éviter de gros ennuis.

Mais la soirée fut dépourvue du moindre événement. Marius et Victor revinrent lorsque l'odeur du repas devint trop alléchante, Titus en fit de même, et ils mangèrent de délicieuses écrevisses à l'ail sur pain toasté à l'huile, avant l'habituelle ratatouille de viande et de légumes, parfaitement assaisonnée. Ils ouvrirent le melon, se partagèrent les fruits et le jus, abandonnèrent le vin "trop dégoûtant" à Taliesin (c'était faux, c'était un petit rosé parfaitement bien choisi, mais ils n'avaient pas besoin de le savoir). Ensuite, ils se rangèrent sous leurs couvertures et exigèrent la traditionnelle aventure de Gérard de Berge. Le ciel avait foncé, une myriade d'étoiles commençait à s'y dessiner, et les insectes de nuit, grillons et cigales, chantaient joyeusement tout autour d'eux.

Le récit du soir décrivit comment Geralt et ses amis, dont deux adorables et merveilleux écuyers, s'enfoncèrent dans d'inhospitaliers marécages pour redécouvrir une antique cité perdue et comment, à force d'efforts, ils parvinrent à mettre en déroute d'affreux Nilfgaardiens et d'abominables morts-vivants.
Lorsqu'il en eut terminé et leur eut souhaité bonne nuit, il savoura à nouveau le tabac que lui avait remis Cordélia. Puis il entra en rêverie, forme de sommeil qui lui semblait la plus appropriée compte tenue de l'endroit où ils se trouvaient.

Il n'y resta pas longtemps car Marius se releva rapidement et se mit à fureter dans le campement. Surpris par le barde, il s'empourpra.
" J'ai encore faim, grommela-t-il, sur la défensive. Je sais qu'il en reste. J'ai vu qu'il en restait. Du pain aussi. Et au moins une pêche ! Mais Baptiste les a cachés, pour les charognards de la nuit... Tu ne sais pas où ?"

-Je dois avouer que je n'ai pas fait attention. Mais ne t'en fais pas, je vais t'aider à chercher.
Et de joindre le geste à la parole. Tout en espérant, par devers lui, que ces fringales et ces insomnies prendraient fin rapidement... Mais le Veneur avait dit que les choses reprendraient leur cours normal d'ici quelques jours : or, il n'avait aucune raison de douter de lui.

Ils finirent par dégoter les restes de leur repas, à l'avant du chariot, bien empaquetés dans un sac de toile de jute. Marius ne prit pas le temps de remettre le pot-au-feu sur les braises et commença à le manger avec les doigts, directement à la source, avant de grimacer d'un air coupable et de chercher une cuillère. Comme le barde ne semblait pas décidé à l'abandonner, il finit par l'observer avec curiosité.
" J'ai l'impression que je te vois mieux qu'avant." dit-il soudain.
Il renversa la tête en arrière.
" Où alors c'est les étoiles."
C'est vrai qu'il y en avait des milliers.

-Ce doit être ça, répondit-il d'un ton tranquille.
En réalité, il savait qu'il n'en était rien et cela l'inquiétait. Le Veneur n'avait pas parlé de semblables phénomènes, et s'ils venaient à s'accentuer, ou à se multiplier, il deviendrait impossible de les ignorer, de faire comme s'ils n'existaient pas ou n'avaient aucune importance, et il faudrait soit mentir à Marius quant à leur origine, soit lui dire une partie de la vérité.

Marius semblait avoir décidé de vider le pot. Baptiste poserait certainement des questions en découvrant ses restes anéantis...
" On retourne à Togoria, là ?" demanda le gamin à mi-voix, veillant, malgré son appétit, à se vider la bouche avant de parler.

-Oui. Mais ce ne sera qu'une étape : nous rentrons chez nous. Titus va nous accompagner et pourra rester avec nous autant qu'il le souhaitera. Si tu désires venir aussi, tu es le bienvenu.
Il fallait espérer que Marius accepte assez facilement : il était d'autant moins possible de le laisser livré à lui-même avec la métamorphose dont il faisait l'objet.

Marius le regarda, les yeux réduits à l'état de fente. Pendant une seconde, mais sans doute était-ce une illusion, Taliesin eut l'impression qu'ils brillaient très légèrement.
" C'est vraiment vrai, ça ? Tu ne vas pas essayer de me débarquer dans un orphelinat au premier coin de rue ?"
Il paraissait parfaitement incrédule.

-Tu sais, depuis le début, je cherche uniquement à t'aider. Oui, à la base, je me disais que te trouver un bon orphelinat pourrait être une solution, mais j'ai compris à quel point tu es allergique à ce genre d'endroits, et je sais que si je faisais ne serait-ce que mine de réfléchir à ce genre de solutions, tu te ferais la malle : or, cela m'inquiéterait beaucoup de te savoir seul, livré à toi-même. Parce que je ne souhaite ça à aucun enfant, mais aussi parce qu'on a fait un bon bout de chemin ensemble et parce que je t'aime bien. Alors voilà, à nouveau... Tu peux venir chez nous si tu en as envie : tu y seras le bienvenu. Et tu peux y rester autant de temps que tu le souhaiteras. Pas de piège, pas de coup-fourré... et pas d'obligation non plus. Tu es libre, Marius.

Marius paraissait toujours peu convaincu.
" Tu cherches de la main d'oeuvre gratuite, en fait. Tu vas vouloir que je balaie ta salle à manger et que je fasses les lits et que je nettoie les vêtements et que je travaille aux champs sous le soleil en échange d'un petit bol de riz et d'une paillasse sous le toit..."

Il leva les yeux au ciel.
-Je te fais vraiment l'impression d'être ce genre de personne ? Même après tout ce temps passé ensemble ? Bigre, tu n'accordes pas ta confiance facilement.
Il soupira.
-Je ne vais pas te mentir : si tu acceptes mon invitation, tu devras t'acquitter de corvées ménagères et travailler aux champs, oui. Mais uniquement parce que chez nous, chacun fait sa part du travail : Victor et Baptiste le font, comme tous les enfants de la maison, mon épouse le fait, je le fais moi-même... On n'a pas le choix, si on veut s'en sortir. L'avantage de ce système, de partager le travail, c'est que du coup... On arrive malgré tout à avoir pas mal de temps pour les loisirs, loisirs auxquels tu auras évidemment droit. D'ailleurs, tu seras traité comme tous les autres gosses de la maison, certainement pas comme un domestique. Quelle idée...

Marius parut circonspect.
" Les adultes sont jamais dignes de confiance, dit-il finalement. Ce n'est pas contre toi. Ils ont toujours une idée derrière la tête. Un truc qu'ils veulent de toi."
Son expression se radoucit.
" Mais toi tu es un elfe. Alors peut-être que tu es différent. Mais je te surveille quand même. Je te connais pas assez. Y'a des adultes qui sont gentils pendant des années avant de montrer comment ils sont vraiment."

Dire que quelques semaines plus tôt, Marius était persuadé que les elfes mangeaient les enfants...
-C'est vrai. Mais il y a aussi des adultes vraiment gentils qui ne changent jamais. Il y a de tout, en fait, et il est difficile de faire des généralités.
Il lui dédia un sourire encourageant.
-Quoi qu'il en soit, l'invitation est faite : tu es libre de l'accepter ou non. Comme tu seras libre, au cas où tu l'acceptes, de t'attarder ou non parmi nous.

" D'accord." dit laconiquement l'enfant.
Il avait saucé la fin de la casserole et en contempla l'intérieur piteusement.
" Je vais aller la laver, comme ça Baptiste sera un tout petit peu moins fâché..."
Un sourire traversa son visage.
" Ou je vais plutôt la laisser par terre, renversée, et il croira qu'il y a une bête qui a réussi à la voler ! Tu diras rien, hein, d'accord ?"

-Allons, il n'est pas besoin de faire de secrets, en entre nous. Si Baptiste s'étonne que nos vivres ont diminué, je lui expliquerai que tu avais encore faim et que je t'ai donné à manger, simplement : il comprendra et tout sera réglé sans le moindre problème.
Son sourire s'élargit.
-Laver la casserole était une bonne idée. Profites-en également pour bien te laver les mains puis... reviens me voir. J'ai quelque chose pour toi.

Ronchonnant, Marius se rendit à la rivière en traînant les pieds, manifestement très déçu que sa bonne idée ait été jetée aux orties par un adulte bien trop sérieux et honnête. Mais il s'acquitta de sa tâche et revint poser la casserole auprès de leurs autres possessions. Il rangea aussi le pain dans le fond du sac et le replaça dans le chariot. Après quoi, il rejoignit le barde, toujours boudeur.

Lequel, ayant entretemps farfouillé dans son sac, lui tendit un petit paquet.
-Chose promise, chose due, comme on dit. Pour la petite histoire, j'ai expliqué à Amrod de quoi il retournerait et il l'a choisi tout spécialement pour toi, pensant qu'il te plairait.
Qui sait ? Peut-être cela encouragerait-il Marius à lui restituer spontanément ce qu'il avait pu lui "emprunter"...

Marius parut encore plus suspicieux qu'auparavant, ce qui n'était pas un mince exploit. Puis il prit le paquet des mains de Taliesin, doucement, et l'ouvrit. Dès qu'il vit ce qu'il contenait, il se retourna, comme s'il était trop gêné pour que le barde voit son visage. Ce dernier l'entendit retenir son souffle, puis manipuler doucement les cartes, une à une, dans un silence parfait. Il jeta soudain un coup d'oeil derrière son épaule. Il avait les yeux noyés mais l'expression revêche.
" Et... tu veux... vraiment rien en échange ?" demanda-t-il, la voix tremblotante.

Quoiqu'il s'efforçât de n'en rien montrer, son émotion le troubla. Le toucha beaucoup, surtout.
-Rien de rien, Marius. C'est un cadeau, et son seul et unique but est de te faire plaisir.
Il aurait pu ajouter que c'était également un remerciement pour ce qui s'était passé en Féérie, les services que leur avait rendus ses cartes mais... Une fois n'est pas coutume, il s'abstint de faire un long discours.

L'enfant se détourna à nouveau et Taliesin devina qu'il rangeait ses cartes, très précautionneusement, comme un trésor. Il l'entendit renifler une fois ou deux, Marius jeta encore un coup d'oeil en arrière, inquiet, puis frissonna et fit disparaître le paquet quelque part dans ses vêtements, dans l'un de ces endroits cachés dont il avait le secret.
" Merci." dit-il sobrement.
Il ne fallait probablement pas s'attendre à grand chose d'autre.

Mais il n'avait rien attendu de particulier : il voulait juste tenir parole et lui faire plaisir, comme il l'avait dit.
-De rien. J'espère qu'il te plaira et si tu en as encore envie, je t'apprendrai à jouer. Ces cartes conviennent pour pas mal de jeux différents.
Et c'est tout : il s'efforçait de dédramatiser le moment, espérant que cela aiderait le pauvre Marius à se remettre.

Il acquiesça, encore crispé.
" D'accord. On verra. Je ne sais pas si... j'ai envie... de les sortir tout de suite."
Il releva les yeux vers le barde.
" Je vais aller dormir. J'ai moins faim."

-Déjà, Marius... C'était une proposition, pas une obligation. En cela comme en tout le reste, le chix t'appartient.
Nouveau sourire.
-Et sinon... Dors bien et à demain !
Lui-même n'allait pas tarder à replonger en rêverie. Même s'il ne pourrait s'empêcher de réfléchir un moment à ce qui venait de se passer.

Marius disparut dans le chariot, rejoignant les autres enfants. Cette fois, Taliesin put entrer en Rêverie et, une fois n'est pas coutume, y demeurer sans être troublé. Si bien que lorsqu'il émergea, revigoré, il faisait encore nuit et ses quatre compagnons dormaient toujours. Le ciel était peut-être plus clair derrière la Lorien, mais c'était difficile à dire : le terrain était trop vallonné pour avoir une bonne vue sur la forêt et elle était de toute façon si massive qu'elle masquait l'horizon. Il était donc probable, à la position des étoiles, que le barde en ait encore pour quelques heures avant que le jour se lève.

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...