La Couronne de Cuivre

" Mais bon... Ça s'est bien passé. Personne ne s'est rien cassé... mais j'ai cru qu'ils allaient filer dans la Lorien au moins mille fois. Et j'aurais dû leur courir après, misère... Je sais qu'il y a une tolérance sur les premières toises, mais franchement... Ils sont parfois... comme durs d'oreille. Ils ne veulent pas mal faire, je pense, mais... on parle, on crie, et ils n'écoutent absolument rien... Complètement perdus dans leurs jeux... Impressionnant. Bon, maman dira sans doute que j'étais comme ça à leur âge, je veux bien le croire, mais... Et bien je les ai trouvés plus difficiles à manoeuvrer que trente porcs, c'est dire !"

-Je pense qu'ils prendront ça pour un compliment quand je le leur dirai, fit-il joyeusement.
Il sourit à nouveau.
-Merci encore de t'être chargé d'eux : ça m'a vraiment rendu service. Ah, je te dirais bien que tu as toute la soirée pour te reposer mais comme tu as également accepter de les gérer durant celle-ci, je te souhaite bon courage.

" Quoi ?! Jamais ! Et ne va pas leur dire ce que je viens de te confier, faux frère ! Ils me le feraient payer..."
Victor s'approcha alors de Taliesin, réduisant le porcher au silence.
" Comment va Cordélia ?"

-Je ne l'ai pas vue, malheureusement, répondit-il. Tu te souviens qu'elle nous avait dit avoir trouvé du travail pour une journée ? Et bien, quand je me suis présenté à son auberge, elle n'était pas encore rentrée, et comme elle n'a rien dit à l'aubergiste ni de son employeur, ni de l'endroit où elle allait, je n'ai pas pu la chercher. J'imagine que ça a simplement pris plus de temps que prévu.
Il l'espérait, en tout cas.

" Mais tu n'es pas sûr, dit Victor, avec une grimace. J'espère qu'il ne lui est rien arrivé. Tu n'as pas demandé à l'aubergiste, mais peut-être que les serveurs savaient quelque chose... Je suis sûr que Cordélia a tapé la discute avec un serveur. C'est plus son genre qu'un aubergiste. On y retourne quand, à Champsdor ?"

Il soupira.
-Je n'en sais rien. Et j'ai bien pensé à interroger les serveurs mais entre la rencontre avec la princesse elfe et ce qu'on attendait de moi vis-à-vis des centaures, j'ai préféré pallier au plus urgent. En plus, Cordélia n'est pas née de la dernière pluie et sait se débrouiller, tu as pu la constater... Mais c'est sûr que je ne lâcherai pas l'affaire avant d'avoir des nouvelles.

Victor paraissait peu convaincu, mais son sourire revint.
" J'imagine qu'elle a pas pu tomber sur pire qu'une bande de gobelins déchaînés dans cette Vallée. Et même là, elle s'en est tirée ! Bon, un peu grâce à nous... enfin à toi et aux elfes et à la poêle de Baptiste... mais tout de même !"
Il haussa les épaules.
" Tu as raison. Je m'inquiète pour rien."

Il esquissa un sourire.
-Ce n'est pas moi qui vais te le reprocher : je le fais tout le temps. Et en l'occurrence, je m'inquiète aussi, même si je suis également sûr que c'est pour rien. Enfin, on verra bien : s'il s'avère que je doive retourner auprès des centaures demain, je ferai un saut à Champsdor : c'est presque à mi-chemin.

Le dîner fut servi peu après et Mona ne manqua pas d'associer Taliesin au succès qu'il rencontra auprès de la tablée. Pendant le repas, tout le monde voulut des détails sur la journée du barde : ses rencontres, les centaures, les elfes, Champsdor, ce genre de choses... Il ne s'en tirerait pas sans un récit circonstancié !

C'est pourtant ce qu'il fit.
Concernant les centaures, il se contenta de dire qu'il avait joué les messagers et que l'affaire, dont il ne dévoila pas les détails - Demetrius n'apprécierait sans doute pas, lui qui avait refusé d'en parler d'emblée à ses ouailles - était désormais entre les mains du clerc.
A propos des elfes, il raconta simplement que Cordélia avait pu les prévenir de sa venue, qu'il avait donc été reçu sans délai dans la demeure du marchand demi-sang qui les hébergeait, qu'il avait obtenu qu'il avait pu aider ce dernier à évaluer une viole précieuse et, enfin, qu'il avait obtenu quelques informations auprès de la princesse, informations dont il ne savait encore si elles lui seraient utiles.
Enfin, il se montra plus dissert concernant Champsdor, donnant aux enfants un aperçu de ce qu'ils pourraient bientôt contempler de leurs yeux.

Victor et Baptiste restèrent sur leur faim, si bien que le barde fut contraint de décrire la princesse en grands détails ainsi que le centaure avec lequel il avait parlé.
" Est-ce que tu penses qu'on pourrait venir voir les centaures avec toi ? demanda Victor. Juste voir. Moi je suis curieux. Je n'ai jamais vu de centaure. On serait sages, on toucherait à rien, promis. Puis ils seraient peut-être contents de voir Titus, non ?"

Il soupira.
-Il y a sans doute autant de différence entre un faune et un centaure qu'entre un nain et un gnome des profondeurs : je ne suis pas sûr qu'ils partagent beaucoup de choses hormis leur environnement de prédilection. Mais sans doute ne lui seraient-ils pas trop hostiles, oui. Par contre, Baptiste et toi... Ils sont vraiment très remontés contre les humains. Même moi, tout elfe que je sois, ils n'étaient pas contents de me voir. Je préfère donc ne pas vous exposer. Nous verrons plus tard, si la situation s'apaise.

" Et si on se déguise ? demanda Victor, qui n'était pas prêt à lâcher le morceau.
— Tu ne parles même pas trois mots d'elfique ! s'exclama Baptiste.
— Ou alors je me cache sous ta cape et je reste dans ton ombre... Qu'est-ce que tu en dis ?
— Moi j'en dis que tu es cinglé. A minima."

-Mais surtout très imaginatif.
Il s'arracha un sourire.
-Victor, les centaures ont une vue perçante et un odorat très développé : ils se rendraient aussitôt compte de ta présence, soupçonneraient un piège et... ça pourrait très mal tourner. Non, j'ai bien peur qu'il ne te faille faire preuve de patience. Mais sois assuré que si toute cette affaire se termine bien, je leur demanderai la permission de vous mener à eux. J'aimerais beaucoup que vous les rencontriez : ce n'est pas tous les jours qu'on croise des centaures.
Mais les centaures n'aimaient pas les humains. Les elfes non plus, au point même de refuser l'accès de leur forêt à des enfants.
Ce refus, explicable par l'histoire, restait une erreur, de son point de vue. Mais allez donc le leur expliquer...

Victor n'était pas content mais il ne chercha pas à polémiquer davantage. Le dessert avait fait son apparition, une diversion bienvenue pour lui changer les idées, et il se plongea tout entier dans la tarte à la rhubarbe agrémentée de crème fraîche. Titus la trouvait manifestement très à son goût, lui aussi, mais Taliesin vit qu'il lui lançait des petits coups d'oeil par-dessus la table. Baptiste interrogea Mona sur sa recette.
" J'espère que Demetrius va pouvoir régler ce problème, dit Yann. Les gens prétendent qu'ils prélèvent deux agneaux par jour. Il y a un moment où les torches et les fourches vont sortir. Les gens d'ici ne sont pas belliqueux, mais leur bétail, c'est sacré..."

-Je comprends. Et sans doute seraient-ils capables de faire fuir voire d'éliminer les centaures. Mais ça n'irait pas sans lourdes pertes : ces derniers sont des guerriers redoutables... Bref, effectivement, croisons les doigts pour que l'affaire soit réglée au plus vite. Et si cela se passe comme je l'espère, vos concitoyens seront peut-être dédommagés pour leurs pertes.
Ce serait logique que le commanditaire indélicat, seul responsable de cette situation, répare les dommages qu'il avait causés.

" Bah... On verra. Votre intervention calmera en tout cas les esprits pour quelques jours : voir qu'on agit, c'est déjà quelque chose."
Il sourit.
" Bon, mais moi je vais aller à la taverne, ce soir... Je ne sais pas si tu veux te joindre à moi ?"

-Je ne sais pas...
D'un côté, boire un coup dans l'ambiance chaleureuse d'une taverne lui ferait du bien. De l'autre, il avait envie de passer un peu de temps avec ses enfants, qu'il n'avait pas vus de la journés et qu'il ne verrait pas pendant des jours et des jours si la piste suggérée par la princesse elfe demeurait la seule viable.
-Déjà, il faut que je parle un peu à Titus... reprit-il, songeant aux regards que lui avait lancé le faune.

" Ecoute... Fais ce que tu as à faire, et puis si tu as encore de l'énergie, tu peux m'y rejoindre. Ce n'est pas difficile à trouver : tu sors dans le village et tu suis le bruit. C'est le seul bâtiment qui reste animé après la tombée de la nuit."
Il se leva pour rassembler les assiettes, manifestement décidé à faire la vaisselle avant de s'éclipser.

Il se tourna alors vers le petit faune.
-Tu voulais me parler ?
Puisqu'ils s'exprimeraient en sylvestre, langue qu'ils étaient les seuls à comprendre, il n'y avait nul besoin de s'isoler. Sauf, bien sûr, si Titus y tenait.

" Oh."
Le petit faune rougit.
" Heu. J'avais pas grand chose à dire... C'est juste... Comme tu es le seul à parler ma langue, parfois... ça me manque. De ne pouvoir parler avec personne."
Il eut une petite grimace.
" C'est bête sans doute. Je vais apprendre la vôtre, de langue. Et je comprends déjà certaines choses."

Autant que possible, il essayait de toujours traduire ce qu'il disait, afin que Titus le comprenne. Mais il était le seul à pouvoir le faire...
-Ce n'est pas du tout bête : au contraire, je te comprends très bien. Alors, n'hésite vraiment pas à m'interpeler si tu as besoin de parler. Et si je t'encourage à apprendre notre langue, parce qu'en maîtriser plusieurs est toujours utile, n'oublie pas que je me suis engagé à chercher des faunes susceptibles de t'accueillir. J'ai d'ailleurs une piste sérieuse, même si la suivre ne sera pas forcément évident...
Dans l'absolu, le faire n'était pas compliqué. Mais les implications l'ennuyaient toujours autant.
-Au fait, comment se porte ton renard ?
Il n'avait pas revu l'animal depuis un certain temps.

Le faune haussa les épaules.
" Il crapahute. Il dit qu'il y a trop de chiens et de poules dans le village, que c'est mieux s'il reste dehors..."
Un grimace traversa son visage.
" Mais en fait, je sors lui donner un peu à manger de temps en temps parce qu'il ne trouve rien... Y'a pas de souris, juste des oiseaux, mais pas tant que ça... Alors il se dit qu'il va peut-être aller à la forêt."
Son regard se fit plus incisif.
" Est-ce que tu crois qu'ils vont avoir envie de moi, les faunes ?"

-Il me paraît assez naturel d'aider les autres, à plus forte raison quand il s'agit d'un enfant : dès lors, pourquoi ne voudraient-ils pas de toi ? Après, le groupe qu'on m'a indiqué étant de petite taille, il n'est pas impossible qu'ils n'aient pas les moyens d'accueillir un membre supplémentaire...
Il sourit, encourageant.
-Mais ne t'en fais pas : je ne te laisserai pas avant d'avoir trouvé des gens qui voudront t'accueillir et auprès desquels j'aurai la conviction que tu seras bien.

Le gosse le regarda puis acquiesça, la mine sévère.
" D'accord." dit-il simplement.
Victor les observait, depuis l'autre côté de la table, mais fit semblant de rien quand Taliesin croisa son regard. Yann prit congé à la porte tandis que Mona préparait une infusion directement dans l'âtre de la salle à manger.

-J'hésite à rejoindre Yann à la taverne, dit-il à Victor et Baptiste. Mais si vous voulez qu'on fasse quelque chose ensemble ce soir, n'hésitez pas à le dire : je pourrai y aller ensuite, ou même une autre fois.
Il se demanda de quoi serait faite la journée du lendemain. Dans l'absolu, il aurait aimé avancer sur le dossier Titus mais... Il ne voyait pas à qui d'autre il aurait pu s'adresser. Par conséquent, peut-être retourneraient-ils aux ruines...

Les enfants n'avaient pas de desiderata particuliers, aussi pouvait-il décider de les mettre au lit, de leur raconter une histoire et de filer, ou demander à Mona de le faire. Il n'était pas très tard mais les garçons s'étaient manifestement bien dépensés avec Yann... et peut-être avaient-ils besoin d'un décrassage, d'ailleurs, avant de rejoindre leurs draps...

Cela semblait même indispensable, vu la journée qu'ils avaient passée...
-Voilà ce que je vous propose : bain puis histoire, dit-il finalement.
Avec un peu de chance, la seconde étape suffirait pour que Victor s'abstienne de râler à propos de la première.

Ils ne rechignèrent pas et l'elfe put les accompagner jusqu'à la salle d'eau — à tour de rôle — puis jusqu'à leur chambre. Ils s'installèrent rapidement pour l'histoire, habitués désormais à ce que le barde la raconte en commun et en sylvestre, et, comme de coutume, constituèrent un auditoire conquis pour la nouvelle aventure que leur proposa Taliesin. Même Titus semblait apprécier Gérard de Berge, désormais.
Enfin, il fut l'heure de se souhaiter la bonne nuit et l'elfe put regagner le rez de chaussée...

Il demanda à Mona s'il pouvait lui être utile en quoi que ce soit. Sinon, il rejoindrait Yann à la taverne. Retrouver cette ambiance familière lui changerait les idées, et il aurait peut-être l'occasion d'inciter lui-même les habitants à la patience vis-à-vis des centaures.
Ou comment joindre l'utile à l'agréable, en somme.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile