La Couronne de Cuivre

-C'est vrai.
Elle désigna le couloir.
-Allons donc dans les jardins : ils sont propices aux conversations à bâtons rompus et ont un remarquable effet apaisant.
Déjà, elle se mettait en rotue.
-Pour le reste, ne vous en faites pas, je suis au courant : Marthe m'a prévenue.

Albérich emboîta le pas de la vieille femme. Il n'était pas surpris que Marthe l'ait avertie : la juge aimait faire les choses dans les règles, et elle ne les aurait jamais mis volontairement dans l'embarras. Ils marchèrent un moment en silence.
" Marthe m'a dit qu'elle vous avait parlé ces derniers jours... elle vous a sans doute tenus au courant des derniers développements..."

-Oui. Depuis, j'essaie de fouiller ma mémoire pour voir si je n'aurais pas oublié certain détails de nos anciennes légendes que tout cela me rappelle forcément... Pour l'heure, je ne me suis souvenu de rien de susceptible de nous aider. Il faut dire que tout cela remonte à fort longtemps...
Ils avaient atteint les jardins, désormais.
-Je dirais bien qu'il faut tout mettre en œuvre pour éviter qu'un nouveau cataclysme ne se produise mais... c'est ce que vous faites déjà.

" Je ne sais pas. Je n'ai pas l'impression que nous mettions grand chose en oeuvre, pour l'heure. Nous lisons, fouillons... pensons. Mais nous ne faisons rien. Cela viendra sans doute, je l'espère, mais pour l'heure... Nous n'avons pas encore trouvé de levier... et nous sommes toujours pétrifiés par le destin des nôtres qui sont entre les mains des Ithiliens."
Il haussa les épaules, caressa le tronc d'un arbre.
" Le cataclysme... Il a affecté toutes les Landes... mais il s'est arrêté... Je trouve incroyable qu'il y ait si peu de traces... d'informations... La tradition est généralement plus prolixe."

-Encore faut-il que son fil ne soit pas rompu... Dans le cas présents, certains semblent avoir préféré laisser cela derrière eux, oublier, tandis que les autres sont arrivés trop tard pour être les témoins directs des événements.
Elle prit une profonde inspiration, profitant de la brise aux senteurs florales qui baignait les lieux.
-Pour le reste, préparer, c'est aussi agir. Il n'est pas rare que je commence les prérequis pour certaines cérémonie des mois à l'avance : je n'ai pas pour autant l'impression de demeurer oisive ou de ne pas avancer.

" Oui, je sais. J'ai juste l'impression que... nous ne savons pas ce que nous préparons. J'ai une foi intacte en notre capacité à vaincre mais... je ne sais pas quel en sera le coût."
Il soupira, ferma un instant les yeux.
" J'essaierai de vous tenir au courant de nos progrès... Vous devez commencer à trouver le temps long, coincés ici à l'intérieur... Nous pouvons vous ramener hors de la ville, si vous voulez profiter des Landes... Nous avons un accès direct au fort en ruine qui se trouve à l'est de la ville."

Elle sourit, manifestement amusée.
-Étrangement, les vastes étendues désolées et enneigées qui cernent la cité paraissent fort peu attrayantes comparées aux salles de cet édifice et à ses jardins... Nous, à moins que nous ne vous dérangions, nous allons encore demeurer ici un certain temps. C'est une bonne occasion pour nous d'apprendre à vous connaître et, qui sait, peut-être pourrons-nous vous aider à l'occasion.

" Vous êtes les bienvenus, Freya, bien sûr... Je me disais juste que... toute cette pierre pouvait paraître oppressante, au bout d'un moment, quand on a l'habitude de vivre avec le ciel au-dessus de la tête."
Il haussa les épaules.
" Enfin... Vous savez que la possibilité existe, si vous voulez prendre l'air à l'occasion."

Elle acquiesça.
-Je vous en sais gré et je ne doute pas que certains d'entre nous voudront sous peu profiter de cette possibilité.
Son sourire revint.
-Cependant, en ce qui me concerne... Je dois admettre que d'ordinaire, les longs mois d'hiver, je les passe calfeutrée bien au chaud dans ma maison.

" Vous venez donc d'une ville ? demanda Albérich, surpris. Je pensais que vous étiez... tous nomades. Mais je sais très peu de choses sur votre peuple, je le reconnais."
Il sourit.
" Je ne suis pas féru des frimas, moi non plus."
Cela le fit songer, une seconde, à Combeloup. Il avait fait froid, l'hiver précédent... froid à tous niveaux.

-Une ville, c'est un bien grand mot : il s'agit plutôt d'un village. Et il est certain qu'à la belle saison, nos chasseurs sont en vadrouille sur tout notre territoire. Mais il reste en permanence du monde chez nous, ne serait-ce que pour accueillir les marchands. Et l'hiver, tout le monde rentre au bercail, pour s'installer confortablement au coin du feu... Notre vie n'est pas si différente de celle des autres Hélonniens. Nous sommes simplement adapté à notre région sauvage et marécageuse.

" Oui, je suppose que c'est le cas des montagnards, des forestiers... Vous avez développé vos propres méthodes de survie."
Il eut un calme sourire.
" Au cours de notre périple vers le sud, nous avons rencontré... un personnage haut en couleurs. Un ancien aventurier. Tobias Eeckart. Il aurait épousé quelqu'un de votre village..."

-Oui : ma fille.
Elle sourit.
-Et pour le décrire, je n'aurais pas exactement employé l'expression "haut en couleurs". J'aurais plutôt dit... insupportable. Mais il a bon fond, et c'est sans doute l'essentiel.

" Hubert le décrirait sans doute exactement comme vous, dit Albérich en souriant. Mais c'est donc votre gendre. Il nous avait recommandé de venir trouver votre clan, si nous avions besoin d'un guide pour traverser les Landes..."
Qui sait, peut-être en auraient-ils besoin, plus tard, quand toute cette affaire serait réglée...
" Je sais que la perspective n'est pas exactement riante, mais... si nous devions abandonner précipitamment la ville... Pensez-vous que vous... et vos compatriotes... pourriez guider la communauté en lieu sûr ? Malgré... l'hiver ?"

-Craignez-vous que la route par laquelle vous êtes venus soit bloquée ? Surveillée ? Ou trop longue ?
Elle réfléchit.
-Nous pourrions vous guider par des chemins de traverse. Mais pas avec vos chevaux, vos chariots... Pas avec tous, du moins. Si vous êtes prêts à marcher pour la plupart et à porter l'essentiel de vos possessions, c'est faisable, oui.

" Non... Je ne sais pas... Je n'avais pas forcément imaginé renvoyer les gens jusqu'à Grand Estuaire... Peut-être davantage les mettre à l'abri le temps que l'orage passe... Mais le groupe est devenu énorme, et il y a tous les enfants... Les contraindre à une marche forcée en plein hiver... Je ne devrais même pas y songer."
Il secoua la tête.
" Je crains le moment où ce refuge parfait n'en sera plus un... Tant que l'ennemi nous ignore, tout va bien... Mais s'ils décident de nous débusquer, je ne sais pas si les protections érigées par les Anciens tiendront contre leur violence. S'il n'y avait tous ces otages, j'en viendrais presque à espérer que les démons leur règlent leur compte... et même en songeant aux otages... Je ne suis pas sûr de pouvoir l'empêcher."

-Je conçois qu'il ne doive pas être évident de réfléchir à des solutions avec tous ces éléments, toutes ces sources d'inquiétude...
Elle parut pensive.
-Si vous craignez à ce point que la nasse ne se referme, si vous êtes si inquiet pour les plus faibles d'entre vous, pourquoi ne pas les mettre sur la route sans tarder ? Avec vos chevaux, avec vos chariots, ils n'auraient pas à marcher. Et si vous craignez que tous ceux ainsi mis à l'abri ne s'insurgent... Nous pouvons les accueillir chez nous. Cela aurait moins des allures de retraite et, surtout, ce serait une excellente occasion de tisser des liens plus larges entre nos deux communautés. Pour rallier notre village, il faudrait bien sûr emprunter ces fameux chemins de traverse à un moment ou à un autre. Mais ce ne serait l'affaire que de deux ou trois jours, donc rien d'insurmontable.

" Le problème, c'est que je ne peux pas armer une escorte pour les accompagner : nous avons besoin de tous les combattants ici. Je pourrais... demander à un clerc ou l'autre d'aller avec eux. Plus les adultes non combattants. Mais cela voudrait dire que vous et vos hommes les prendriez en charge. Or je pensais que... vous désiriez rester ici, vous aussi... Je voudrais les mettre en sécurité et dans le même temps... si c'est pour les exposer à des armées de squelettes ou de cannibales au dehors..."

-D'après ce que j'en sais, ce genre de rencontres n'est plus vraiment à craindre sur la route du nord, puisque vous avez nettoyé le terrain. Par ailleurs, comme je vous propose d'envoyer les vôtres en notre village, vous imaginez bien que je pensais vous confier des guides. Étant entendu que, pour ma part, je resterai ici.
Elle haussa les épaules.
-Enfin, je faisais cette proposition pour vous tranquilliser un peu. Si elle suscite plus d'inquiétude qu'autre chose... Oubliez.

" Tout est source d'inquiétude et d'émerveillement, en ce moment. Je parlerai de votre proposition avec les autres membres du conseil. Il est vrai qu'envisager ce repli sans urgence serait peut-être le plus raisonnable... mais les gens ne veulent pas partir. La limite entre civil et combattant n'existe plus : on veut se battre pour Clairétoile et partir... ce serait abandonner ceux qui sont encore captifs, des proches, cela créerait des rancunes... Et sur base volontaire, les gens se sentiraient jugés ou traîtres... Je ne sais pas encore. Mais merci pour cette offre."

-De rien : c'était la moindre des choses.
Ils reprirent leur marche silencieuse au milieu des pelouses, des parterres de fleure, des arbres fruitiers, accompagnés par l'agréable bruit de l'eau jaillissant de la fontaine et par celui de grillons estivaux. Ils n'étaient pas seuls à arpenter le jardin : des colons, surtout des nouveaux arrivants souvent en couples, se promenaient aussi sur les allées gravillonnées, profitant de ce qui devait leur paraître être un véritable paradis après la traversée des Landes glacées...

Albérich marcha encore un moment avec la vieille femme, mais quand ils arrivèrent à leur point de départ, il prit poliment congé, lui souhaitant une bonne fin de soirée et promettant de revenir vers elle bientôt. Il repartit ensuite dans les couloirs, en quête du paladin. Ils s'étaient donné rendez-vous au jardin médicinal, aussi évita-t-il la salle commune et les thermes, pour s'enfoncer tout de suite plus profondément dans le palais. Il dépassa des dizaines de portes, salua plusieurs promeneurs, puis finit par déboucher dans cet espace mi-jardin, mi-potager, avec ses quelques arbres fruitiers et ses plantes aromatiques. Hubert musardait un peu plus loin et il le rejoignit. Le paladin glissa un bras autour de sa taille et l'attira dans une étreinte, l'embrassant avec chaleur avant de le relâcher.
" Tu es soucieux.
— N'en parlons pas."
Ils marchèrent un moment dans les allées, profitant de la brise estivale et de la nuit autour d'eux. Hubert y voyait clair, le guidait, tandis qu'ils déambulaient.
" Je me suis dit que demain, j'irais prier dans une de ces chapelles. Je sais que ça a très peu de chance de donner quoi que ce soit, mais... on ne sait jamais...
— Tu continues à penser qu'il faut appeler les célestes à la rescousse ?
— Peut-être, oui. Ce sont de puissants esprits du bien. Ils sont immortels. Si nous parvenions à les contacter... Ils sauraient exactement à qui nous avons affaire et ce que nous devons faire pour nous en débarrasser.
— Ce n'est pas faux.
— Et ça ne coûte rien d'essayer. Lathandre ne s'offusquera pas."
Le paladin sourit, l'embrassa sur la tempe.
" Je ne suis sans doute pas obligé de sortir, demain. Je pensais envoyer Thibault... et les paladins sunites... En plus de Tara et de Gaspard. Je voudrais prendre le temps de regarder les plans de Rachel et Edgar... Nous devons finaliser nos procédures d'évacuation.
— Ça me semble bien."
Ils s'assirent dans l'herbe, près d'un buisson de menthe poivrée qui embaumait.
" Je n'ai nulle envie de me dégager que ce qui nous tombe dessus mais... Le poids de tout ça... Ce n'est pas facile.
— Je sais. J'essaie de ne pas trop y penser. De faire ce qu'il faut, sans réfléchir.
— Je te reconnais bien là. Je n'y arrive pas."
Hubert le serra contre son épaule et demeura silencieux. Albérich ne parla pas davantage, profitant juste de son contact, sa douce chaleur, son aura réconfortante. Il y eut du bruit sur leur gauche, et ils réalisèrent que d'autres colons avaient trouvé leur refuge. Sans communiquer, ils se relevèrent, reprirent leurs distances et repartirent. Avec l'arrivée subite de trois cents personnes, le palais était un peu plus peuplé et les risques d'être surpris augmentaient. Albérich regretta leur chambre à la forteresse, avec ses fresques naturelles, et son intimité. Ce serait pour plus tard : personne n'en bénéficiait plus, désormais.
Ils retournèrent vers les zones plus fréquentées : il serait bientôt l'heure de dormir.

Bientôt... mais pas tout de suite.
Personne n'était encore couché. Des nouveaux venus devisaient avec des colons de la première heure ; dans un coin, clercs et paladins formaient une joyeuse assemblée... Point d'officier, en revanche : ils devaient encore travailler. Point d'Académiciens non plus : sans doute avaient-ils réintégré leur retraite provisoire.

" Je vais aller lire un moment. Mais n'hésite pas à socaliser." dit Albérich avec un sourire calme.
Hubert le dévisagea, embarrassé.
" Tu veux que je reste avec toi ?
— Non, non. Va profiter de ta soirée."
Le paladin acquiesça, incertain, tandis qu'Albérich battait en retraite vers le couloir. Il alla dénicher un des livres qu'il avait subtilisés dans la bibliothèque lathandrite, un vieux recueil de prières en langue antique, puis alla le lire tranquillement dans la bibliothèque. Quand il se sentit fatigué, il alla dormir, rasséréné par toutes les belles paroles qu'il venait de parcourir.
De son côté, Hubert rejoignit les clercs et les paladins. Il n'était pas certain qu'il soit une bonne chose qu'ils forment une sorte de clan : les clercs et les paladins sont censés être tournés vers les autres, pas former des cercles difficiles à pénétrer, mais comme ce n'était finalement que leur premier soir, il décida d'en profiter pour se familiariser avec les nouveaux venus.

Si Thibault parut déçu qu'Albérich n'ait pas accompagné le paladin, cela ne l'empêcha pas de se montrer affable et de faire en sorte qqu'il se sente bien accueilli.
Hubert se rendit compte que tous les "religieux" de la Communauté n'étaient pas présents : Gabriel était invariablement à son poste, les clercs de Tymora travaillaient sur leurs plans, ceux de Chauntéa et de Deneir étaient encore à la bibliothèque et les paladins de Sunie venaient juste d'arriver après avoir accompli leur besogne - ils tinrent à le souligner, peut-être par crainte des reproches. Les paladins de Lathandre, eux, étaient bien là, et s'ils ne parurent pas du tout intimidés par la présence d'un aîné peut-être précédé par sa réputation de grand sérieux, ils se montrèrent toutefois respectueux - et sans doute moins délurés qu'à l'accoutumée.

Quand la soirée toucha à sa fin, Hubert alla faire un tour aux thermes pour se décrasser. Il n'y resta pas longtemps, n'ayant aucune raison de le faire, puis gagna sa couche. Bien sûr, Albérich dormait déjà. Le paladin ne se sentait pas particulièrement fatigué — il lui en aurait fallu davantage — mais il avait depuis longtemps adopté un rythme veille / sommeil ordinaire. Il s'allongea et s'endormit rapidement, sans soucis particuliers. Il avait déjà une idée assez précise de son programme du lendemain...

Dous deux dormirent paisiblement dans le coin de la salle qu'ils étaient désormais seuls à occuper.
L'aube les tira de leur profond sommeil, comme de coutume.
Une aube particulièrement sombre, remarquèrent-ils en se levant. On ne voyait pas les lueurs grises qui la précèdent d'ordinaire.
Autour d'eux, tout le monde dormait encore.
Tout le monde sauf les guetteurs et les membres des patrouilles récemment instaurées.

La tempête s'était probablement étendue, mais ni Hubert ni Albérich ne le mentionnèrent. Ils priaient en tous temps et ce n'était pas la première fois que l'aube était noire, même si les causes étaient sans doute plus sombres aujourd'hui.
Après leurs prières, ils regagnèrent les zones habitées. Comme la veille, Albérich procéda à l'habituelle cérémonie tandis qu'Hubert allait déjà déjeuner. Ensuite, ce serait conseil, puis chacun vaquerait aux activités prévues.
Ils se retrouvèrent donc dans la salle des cartes, avec Frida.
" Bon. Je me disais que j'allais travailler avec Edgar et Rachel aujourd'hui. Frida, est-ce que tu penses pouvoir terminer l'exploration de la caserne avec les Tymorans ? Je pensais t'adjoindre Thibault et les deux paladins sunites, en plus de l'équipe d'hier."

-Très bien. Il faudra juste que nous pensions à emporter des torches : le soleil ne semble pas devoir se montrer, aujourd'hui, et ce qui filtre à travers les nuages est limite... Cela deviendra même largement insuffisant si la situation empire.
Elle réfléchit.
-Faire un saut au fort pour voir à quoi tout cela ressemble de l'extérieur pourrait d'ailleurs être une bonne idée.

" Je m'en chargerai, dit Hubert. Ça me fera une pause dans une journée tranquille.
— Il faut quand même vous assurer que vous ne risquez rien... Si cette tempête s'est vraiment étendue sur toute la ville... Ce sont peut-être nos dernières sorties avant un certain temps.
— A priori, nous cherchons les derniers artefacts manquants...
— Mais nous ne sommes pas sûrs qu'ils sont à la caserne et nous ne savons toujours pas qu'en faire. J'irai dans l'une des chapelles, peut-être en début d'après-midi...
— Je t'accompagnerai.
— Pour le reste, les Paludiers sont prêts à escorter nos... membres plus fragiles... vers leur propre village. Quand nous l'estimerons nécessaire."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue