La Couronne de Cuivre

Edgar parlait comme Albérich, et Hubert sentit ses certitudes se fissurer. Valait-il mieux qu'ils vivent avec leurs illusions brisées, ou valait-il mieux qu'ils meurent, leurs idéaux intacts ? Il n'était plus certain de savoir quoi en penser.
Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir. Mais l'espoir fait vivre, aussi.
Il soupira.
" Nous en parlerons. La communauté doit pouvoir décider de son futur."
Il se retourna vers Frida.
" Revenons à cette histoire de déserteurs en maraude."

La rôdeuse se hâta de répondre.
-Oui... Nous avons appris qu'il y avait des défections parmi les Ithiliens, que de petits groupes de soldats avaient quitté la forteresse et erraient désormais en ville. L'idée serait de constituer une équipe pour traquer et capturer l'un d'entre eux, afin d'obtenir des informations sur ce qui se passe là-bas. J'ai déjà sélectionné plusieurs éclaireurs pour m'accompagner, mais quelques combattants supplémentaires ne seraient pas de refus en cas d'affrontement : le but est d'éviter les pertes que ce soit de notre côté ou du leur.

" Surtout du nôtre, dit Hubert avec une grimace. Même s'ils ont déserté, ils restent nos ennemis. Ceux que nous avons rencontrés jusqu'ici avaient autant de souplesse et de douceur qu'une barre de fer."
Il soupira.
" J'ai l'impression qu'un mage ou qu'un clerc ne serait pas du luxe. Après, Roland ou Renaud pourraient aussi accompagner... Cinq, six personnes... et peut-être... que je devrais venir pour vous permettre d'aller et venir sans détour."
Il était à nouveau ouvreur de portes...
" Sans doute que s'ils fuient, la porte nord est une bonne zone pour en trouver."

Elle se garda bien de faire le moindre commentaire quant à sa potentielle venue. Mais sans doute n'en pensait-elle pas moins.
-Tu as raisoon. Sinon, pour qu'il n'y ait aucun malentendu.. Si je voulais préserver leurs vies, c'est uniquement parce que plus on aura de prisonniers, plus on récoltera d'informations. Pour le reste... Adjoins-nous qui tu souhaites.
Il était évident qu'aucune es personnes ici présente ne serait contre participer à l'opération.

Hubert sourit.
" Je crois que c'est ton intervention et toi qui dois faire ton choix, Frida. Qui que tu choisisses sera sous tes ordres. Je veux juste que... les risques soient les plus limités possibles."

Frida eut un sourire en coin - peut-être trouvait-elle drôle qu'Hubert lui laisse une entière liberté dans le recrutement... tous en lui donnant conseils et suggestions - puis fit sa composition, embarquant notamment les deux paladins sunites qui parurent soulagés à l'idée de pouvoir sortir un moment pour une opération plus musclée que de coutume.
A moins que le Lathandrite n'ait quelque chose à ajouter, la réunion pouvait être levée.

Il n'avait rien à ajouter et souhaita une bonne fin de journée à ses collègues avant de se diriger vers la salle d'entraînement. Toute cette conversation sur l'évacuation des civils et la mort de la communauté le troublait plus qu'il ne l'aurait imaginé, et il avait besoin de se défouler pour pouvoir y réfléchir. Bien sûr, si on était réaliste, on était forcé d'admettre que le rêve d'Etienne avait subi de violentes attaques. Certains semblaient penser que la charte était complètement caduque, que la notion même de communauté n'avait plus de sens. Hubert ne partageait pas ce point de vue, mais sans doute était-ce une vue de l'esprit... Le glissement s'était fait progressivement et lui-même n'avait pas l'impression d'avoir changé. Il se sentait... pareil à hier, guidé par les mêmes principes, combattant pour la même chose : la protection de chacun d'entre eux, quelles que soient les circonstances.
Il aurait aimé, bien sûr, que les choses soient aussi simples pour tout le monde, mais il savait que certains avaient mis tous leurs espoirs dans cette entreprise, qu'ils n'entrevoyaient aucun autre horizon, et qu'ils avaient imaginé que celui-ci serait parfait. Sans le partager, il devinait leur désarroi. Et il se sentait tout à fait impuissant à le combattre.
Il combattit sans vraiment être dans ses duels, ce qui le rendit maladroit. Il finit par s'excuser auprès de son second adversaire, conscient de ne pas pouvoir lui accorder l'attention qu'il méritait, et quitta la salle. Il se rendit dans celle qui abritait leur trésor. Il avait besoin de regarder cette armure somptueuse, à nouveau, comme si elle jouait le rôle de miroir...

En longeant les couloirs, en passant devant les salles, il nota que l'atmosphère au sein de la Communauté avait changé. Les concilabules s'étaient multipliés et la tension était palpable. Et quoi d'étonnant à cela ? Une nouvelle assemblée, convoquée si peu de temps après la précédente où on avait accordé des pouvoirs accrus au Conseil... Cela ne pouvait augurer que de sujets très graves.
En revanche, la salle au trésor était on ne peut plus calme : de toute façon, il semblait qu'elle ne soit désormais plus fréquentée que par Albérich et par lui-même. Il put donc à loisir observer l'armure : quoique magnifique, elle ne faisait pas dans la fioriture, était pensée pour être pratique...

Il avait envie de l'essayer tout en se sentant indigne de pareille merveille. Elle aurait pu revenir à Etienne. Elle aurait dû revenir à Robert. A la place, les chances étaient élevées que ce soit lui qui la porte, même s'il aurait été plus rassuré qu'elle serve à Albérich, par exemple : elle devait offrir une protection inégalée, et le Luménien avait un style lourd qui convenait bien à ce type d'armure. Mais dans le même temps, il ne laisserait pas venir la violence au Luménien. Il jouerait son rôle de rempart : entre les ténèbres et Albérich, et chacun des autres. Sa place était en première ligne... si seulement il parvenait à déterminer où se jouerait leur destin.
Il abandonna l'armure pour se tourner vers l'épée. Il la prit en main, mesura la perfection de sa facture, son équilibre, et frissonna. Faire ce qu'il fallait. C'était son métier. Il aurait juste aimé deviner la fin de la nuit.

L'arme qu'il tenait n'était pas à mettre entre toute les mains.
Incroyablement facile à manier, répondant au moindre mouvement impulsé par son propriétaire, son fil était si aiguisé qu'il semblait capable de percer même la plus solide des armures.
De surcroit, de petites flammes de lumière se mirent à courir sur la lame sitôt qu'il la brandit...
L'épée était imbue de magie, évidemment...

Il la reposa avec précaution. Elle avait sûrement été forgée pour pourfendre les ténèbres. L'envie de descendre aux mines pour affronter ce qui s'y terrait le reprit, violente. Mais il ne bougea pas d'un pouce. Il chercha de la lumière et s'agenouilla un moment pour prier. Il savait que Lathandre ne lui parlerait pas : il était paladin, pas clerc, mais il pouvait chercher la sérénité de ses certitudes au creux de sa foi.
Lutter, défendre, vaincre. Il ne devait pas penser plus loin. Il repartirait ensuite sur son destrier, pour vider quelques tumulus. Albérich ferait un acolyte formidable, capable de renverser le mort-vivant le plus redoutable d'une simple parole. Il pouvait déjà l'imaginer. Galoper dans les Landes, au printemps. Explorer un cercle de pierres, exorciser un fantôme, débusquer un vampire. Passer la nuit à l'auberge. Boire, manger, rire, jouer aux Hermines, bavarder, faire l'amour.
Il ne fallait pas grand chose pour être heureux.
Juste refermer ce foutu sceau.

Il quitta la salle du trésor d'humeur belliqueuse. Mais le repas se dressait encore entre lui et l'assemblée.

Le repas fut beaucoup moins animé qu'à l'accoutumée. Les colons devisaient à mi-voix, la mine soucieuse sinon franchement inquiète. Même la joyeuse assemblée constituée par les clercs et les paladins n'était pas insensible à l'humeur ambiante : ils semblaient détendus mais... se gardaient de parler trop fort. Quant aux trois Conseillers, ils étaient l'objet de tous les regards. Des regards dépourvus d'hostilité mais emplis d'une curiosité mêlée d'appréhension.

Hubert demeura près d'Albérich, cette fois, espérant qu'il pourrait prendre des forces dans son aura. L'assemblée de la veille l'avait vidé, déjà, et celle de ce soir promettait d'être difficile. Or il serait bien évidemment leur porte-parole et porterait donc immanquablement une responsabilité plus grande dans ce qui serait décidé, ne fut-ce que symboliquement. Le paladin savait que le clerc n'avait pas peur de froisser l'opinion des gens — il l'avait fait plus d'une fois à Solarcis — mais la situation était différente : il n'oeuvrait pas pour un mieux mais pour sauver ce qui pouvait l'être. C'était frustrant pour tout le monde et terriblement pesant pour ceux qui devaient porter les choses. Mais sans doute était-ce invisible, aussi. L'homme réduit à sa fonction, privé de ses affects, qui doit faire fi de tout pour remplir son dessein.
Ils ne parlèrent pas beaucoup. Albérich compulsait des notes, picorant dans son assiette sans appétit. Dès qu'il eut terminé, il monta en éclaireur dans l'amphithéâtre, demandant au paladin de ne pas le suivre, qu'il avait besoin d'un peu de solitude. Hubert s'en inquiéta sans se surprendre. Il attendit que le gros de la communauté ait terminé et pris le chemin des hauteurs pour s'y rendre à son tour.

Frida ne tarda pas à les rejoindre.
Puis les colons arrivèrent par petits groupes, s'entassèrent sur les gradins jusqu'à ce qu'il ne demeure plus un espace de libre.
Ils notèrent que plusieurs des officiers et même Thibault s'étaient installés au premier rang, peut-être en témoignage de soutien.
Le dernier membre de la communauté s'assit.
Le dernier murmrue s'éteignit.
Le silence était si profond qu'on aurait entendu une mouche voler dans le vaste amphithéâtre ou chacun semblait retenir son souffle.

Albérich monta sur l'estrade et resta une minute silencieux, jaugeant son auditoire.
" Merci d'avoir répondu présents pour cette seconde assemblée en autant de jours, dit-il finalement. Je sais... je sens... que vous vous posez beaucoup de questions sur les raisons de sa tenue et je ne vais pas vous faire lanterner plus longtemps. Il s'agit d'évacuation."
Il laissa un peu de temps à l'auditoire pour retrouver son calme.
" Nos amis paludiers, venus du village des Dents Grises, où Marthe s'est rendue il y a peu, proposent d'accompagner une partie d'entre nous jusque là, pour y rester le temps que nous réglions le problème du sceau et des Ithiliens. Je vous en avais déjà touché un mot hier, mais vous devez savoir que la catastrophe provoquée par les Ithiliens est en train de se développer. Il est probable que dans quelques jours, quitter Clairétoile ne soit plus possible sans courir un grave danger. Comme je vous l'ai dit hier, nous avons peu de certitudes, mais nous avons pensé... qu'il serait sans doute préférable d'organiser cette évacuation pour dans quelques jours."
Il pinça les lèvres.
" Je suis conscient que les choses ne tournent pas du tout comme nous l'avions espéré et que pour certains d'entre vous, rester est une priorité. Je ne veux imposer à personne de partir. Mais je vous demande d'y réfléchir. Aller aux Dents Grises ne signifie pas renoncer. Cela signifie vous mettre en sécurité le temps que dure ce... conflit."

Le silence se prolongea quelques instants puis les murmures et les conversations à mi-voix se multiplièrent.
Albérich entendit des assentiments, des soupirs. Des remarques indignées, aussi, du type "Et bien ça n'a pas traîné : on leur confie plus de pouvoirs et dès le lendemain, ils nous virent."
Quelqu'un finit par se lever, ce qui attira l'attention et entraîna un semblant de retour au calme.
-Peut-on savoir ce qui s'est produit pour que ce qui n'était hier encore qu'un extrême recours soit devenu dès aujourd'hui une nécessité ?
Une femme se leva à son tour.
-On nous a depuis le début présenté ce lieu comme un refuge capable de résister à la catastrophe. Alors est-ce que ce n'est pas justement ici qu'on est le plus en sécurité ?

Ils étaient en verve, c'était bien. Il préférait cela mille fois plus que leur silence atterré.
" Tout d'abord, ce n'est pas une nécessité. La situation n'a pas fondamentalement changé depuis hier, nous savons juste que la catastrophe s'étend... et que les Ithiliens sont sous pression. Ce que nous savons, c'est que partir demain... nous permettrait de le faire en bon ordre, à notre aise, sans fuir, en emportant du matériel et des vivres, par des routes praticables pour les chariots, jusqu'en un lieu accueillant... ouvert sur l'extérieur... mais transitoire. Si nous remettons ce départ à une veille... peut-être sera-ce une fuite, alors... désordonnée, dangereuse, mortelle pour certains d'entre nous... Nous ne savons pas. Mais, vous avez raison, ce n'est pas, à l'heure actuelle, une nécessité. C'est faire oeuvre de prudence."
Il se tourna vers la femme qui avait soulevé la seconde objection.
" Ce palais est effectivement protégé contre la catastrophe. Il le sera sans doute pendant les mille années à venir, même si nous échouons à refermer le sceau, et nous pourroins vivre ensemble dans cette cage dorée à tout jamais. Mais certains d'entre nous ont l'intention d'en faire l'avant-poste d'une lutte impitoyable qui pourrait nous mener à des extrémités pour l'heure floues. Il est possible que rien, jamais, n'affecte cet endroit. Mais il est aussi possible qu'il soit pris d'assaut. Il est possible que nous ayons à nous y battre pour profiter de ses protections. Les Ithiliens pourraient vouloir nous en déloger pour se mettre à l'abri. Nous ne savons pas. Ce que nous savons, c'est que dans tous ces cas de figure, si les civils sont en sécurité, les combattants n'auront qu'un souci : vaincre l'ennemi... sans craindre que notre échec signifie la perte de tout le monde."

Un autre homme se leva.
-Et donc, pour la tranquillité d'esprit des militaires, nous qui venons tout juste d'achever un pénible voyage à travers les landes, on doit déjà refaire demi-tour ? Sachant que c'est le plein hiver, qu'on pourrait bien être bloqués par une tempête ?
-Et on fait quoi de notre tranquillité d'esprit à nous ? lança une femme. Mon homme est soldat : juste pour que vous soyez peinards, faut que moi et mes gosses on passe des mois sans nouvelles, à nous ronger les sangs ?
-On a signé pour participer au projet, pas pour être virés à la première occasion, lâcha une troisième personne. Si faut prendre les armes pour défendre cet endroit contre les Ithiliens pendant que vous serez à l'extérieur, on les prendra.
-Faut que les militaires arrêtent de nous prendre pour des minables qui savent pas se défendre ! rugit un grand type costaud qui travaillait à l'intendance

Le Luménien leva les mains pour apaiser le groupe.
" Très bien. Comme je le disais, ce départ se fait sur base volontaire. Si personne ne veut partir, personne ne part. Mais ceux qui le désirent peuvent le faire en sachant que leur place dans la communauté n'est en rien remise en question par cette décision. Les Paludiers sont également d'accord pour ramener ceux qui le désirent jusqu'aux villes côtières. Vu les circonstances... Il parait parfaitement compréhensible que certains d'entre vous désirent se relancer ailleurs, et au plus vite."
Contraindre les gens était inutile. Et ils avaient raison : le palais était protégé. S'ils voulaient y vieillir, c'était leur problème, leur droit de disposer d'eux-mêmes, tant qu'ils ne gênaient pas ceux qui combattaient.
" Vous ne devez pas décider maintenant, mais je vous demande de venir m'avertir si vous avez décidé de partir, demain dans la matinée, à midi au plus tard. Nous devons procéder à une division de nos ressources en fonction du nombre de personnes qui restent, et du nombre de personnes qui partent, et les Paludiers doivent s'organiser. Merci de votre attention et de votre compréhension. S'il n'y a pas d'autres remarques, nous pouvons lever la séance."

Étrangement, la tension qu'il avait sentie prête à exploser retomba presque instantanément.
Et aux murmures soulagés qu'il perçut, il en comprit aussitôt la cause : on avait manifestement craint... de ne pas avoir le choix. Constater qu'on l'avait suffisait à apaiser les esprits.
C'est donc dans une ambiance autrement plus détendue que l'assemblée commença à se disperser.

" Ce n'est pas exactement ce qui était prévu... osa Hubert lorsqu'Albérich descendit de l'estrade.
— Je sais, oh, je sais bien... mais les contraindre... Non. Je ne le sens pas. Ils nous ont donné une fausse légitimité hier, nous ne devons pas l'oublier. Ils n'accepteront rien sans le couteau sous la gorge. Tant qu'il n'y a pas d'urgence... Nous ne pouvons rien leur imposer."
Il se frotta le visage, s'assit sur le bord de l'estrade.
" Mais n'en parlons plus."
Il se releva, poussa un bref soupir.
" Je crois que je vais aller me coucher...
— Oh que non. Guillermo m'a rendu mon Jeu d'Hermines..."
Albérich sourit.
" Même dans cet état, Messire de Maleval, je vais gagner...
— On va voir ! J'ai fait des progrès fabuleux en stratégie depuis le début de ce voyage...
— Oui, une tendance fabuleuse à foncer dans le tas. C'était déjà ta stratégie avant...
— Oh, on est grinçant et moqueur ! Cela ne te protégera pas !"
Le paladin l'entraîna vers la sortie de la pièce, parvenant peu à peu à le dérider.

-Albérich !
Marthe se hatait à leur suite, se faufilant entre les colons qui, comme eux, faisaient la file pour quitter la pièce.
-Est-ce que je peux te dire un mot, s'il te plait ?
Elle jeta un regard au paladin, revint au clerc.
-En privé ?

Albérich hésita. Mais il n'avait aucun moyen de refuser. Si bien qu'il tapota le bras d'Hubert et revint vers Marthe.
" Bien sûr, je te suis."
Il se tourna vers le paladin.
" Trouve nous une table, et quelque chose à boire. Je te rejoins."
Hubert acquiesça avec un petit sourire encourageant puis reprit sa route vers le rez de chaussée, laissant le clerc avec la juge.
" Je t'écoute."

Elle prit un air embarrassé.
-Je me doute qu'après mon départ, Hubert et Frida se sont empressés de réclamer le départ d'absolument tous les civils. Ne nie pas : je les connais, ils sont pragmatiques et ont... un tempérament militaire, disons. Toujours est-il que je tenais à te remercier de nous avoir laissé le choix. Si le départ avait été imposé... La Communauté serait morte. Nous nous sommes engagés en son sein pour le meilleur et pour le pire et... La plupart d'entre nous n'aurait pas supporté d'être écartés sans avoir leur mot à dire. Bref, merci d'avoir agi ainsi.

Pendant un moment, il songea à lui dire qu'il n'était pas sûr d'avoir fait la bonne chose. Il avait cédé devant leur hostilité. Frida aurait des raisons d'être furieuse : il avait transformé ce dont ils avaient convenu ensemble, n'avait pas osé être le leader assuré dont ils avaient, en réalité, besoin. Mais Marthe avait quitté le conseil. Elle n'avait plus à être impliquée dans ces tiraillements internes.
" De rien. C'était... la chose..."
Aisée.
" ... respectueuse à faire."
Et ils allaient peut-être tous mourir à cause de cette lâcheté. Mais au moins, ils auraient vécu selon leurs principes.

Elle le dévisagea un instant.
-Dis-toi que pour s'engager dans ce projet, il fallait être peu raisonnable, à la base. Et dis-toi que nous sommes responsables de nos choix... et conscients de l'être.
Elle sourit.
-Bon courage face à leurs reproches. Et merci encore.

Il la laissa repartir dans la foule et reprit le chemin de la salle à manger, espérant y trouver le paladin et les Hermines. Ce dernier leur avait trouvé un coin de table encore désert et déjà déplié le jeu, prenant évidemment les Blanches. Albérich s'assit en face de lui, dans un soupir.
" C'était court.
— C'était suffisant. Qu'est-ce que c'est ?
— De la bière !"
Le clerc grimaça et prit une gorgée.
" Je devrais aller aux Dents Grises, moi, dit-il finalement, tout en disposant sa Matriarche et son Capitaine.
— Ne dis pas ça. Tu vas m'y faire songer sérieusement. Je me sentirais mille fois mieux de t'y savoir."
Albérich sourit.
" Mais je ne peux pas y aller.
— Je sais bien."
Le clerc observa son Eclaireur, le plaça.
" Hubert, est-ce que pour une fois, tu peux me faire une faveur ?
— Tout ce que tu veux.
— Positionne-toi dès l'été. N'attends pas l'automne pour bouger, c'est trop tard. Ton périmètre d'attaque est alors trop restreint, et je peux couper presque tous tes élans. Sauf le repli-souche qui te met en difficulté dès la deuxième année.
— Mais je suis faible, en été !
— Je sais. Mais je suis trop loin pour avoir un impact réel sur ta colonie. Fais-moi confiance. C'est une nécessité avec les Blanches.
— Hum.
— Allez, ravale cet amour-propre ! Fais-moi confiance ! Essaie !"
Et ils entamèrent leur partie.

Les colons revinrent s'installer, veillant à ne pas les déranger.
Les conversations étaient plus nombreuses que lors du repas.
Beaucoup étaient plus détendues... Mais certaines l'étaient moins.
Telle celle qui vit une femme, assise à la table voisine, expliquer très froidement à son mari - l'un des soldats - que s'il essayait encore de la convaincre de partir, elle le mettrait en si piteux état que c'est lui qu'on évacuerait tandis qu'elle prendrait sa place dans la garde.
Plus loin, les clercs et les paladins trinquaient joyeusement.

Comme chaque fois qu'ils jouaient, Hubert et Albérich furent bientôt complètement pris par la partie. C'était surtout vrai pour le paladin, qui y engageait toutes ses ressources mentales, tandis qu'Albérich pouvait généralement se permettre d'une certaine désinvolture et tout de même triompher. Mais il avait besoin de se changer les idées, aussi décida-t-il de jouer mentalement à la place de son adversaire, réalisant une partie parallèle, s'étonnant des décisions imprévues d'Hubert mais se réjouissant aussi, de temps en temps, de bonnes décisions qu'il prenait. Mine de rien, le paladin apprenait. Lentement, mais sûrement. Il finirait par faire un joueur passable. Déjà, appliquer les conseils de son ami lui permit de mieux commencer la partie. Il s'inclina tout de même en sixième année, après deux bonnes heures de jeu.
Mais Hubert était bon perdant et s'il manifesta sa déception de s'être — à nouveau — fait vaincre, cela ne dura qu'une seconde. Il les resservit.
" C'était mieux.
— Tu es bon prince.
— C'était vraiment mieux."
Hubert sourit et s'étira.
" Bon... Quel est le programme, demain ?
— Je crains que tu ne doives te plonger dans les livres à nouveau... Pour le reste...
— Oui... Le groupe de Frida va sortir... et il y a cette histoire d'otages exfiltrés dont tu m'as parlé. Il faut qu'on en discute tous les trois.
— Demain est un autre jour. Je vais célébrer ma victoire dans mes couvertures.
— Je viens avec, cette fois..."
Albérich aurait bien entraîné le paladin dans une salle des hauteurs pour un petit aparté mais il était vraiment tard et il sentait les émotions négatives revenir frapper aux portes de sa conscience. Il était temps que l'aube vienne le rasséréner... et pour ça, il fallait d'abord dormir.

L'aube vint, après une nuit dont aucun des deux ne se souvint des rêves qui, peut-être, l'avaient peuplée.
C'était une aube encore plus sombre que la veille, si telle chose était possible.
Néanmoins, en se levant, is constatèrent qu'ils n'étaient plus tout à fait les seuls matinaux de la Communauté : outre les guetteurs et les soldats en patrouille, il y avait désormais les autres clercs qui, eux aussi, priaient au moment du lever du soleil. Même si, évidemment, Gabriel excepté, ils ne se dirigeaient pas au même endroit qu'eux.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue