La Couronne de Cuivre

Elle sourit à Malika en la voyant passer avant de répondre à Malo.

"Je mentirais si je vous disais que toute cette nature m'est familière. Au contraire, je n'ai jamais voyagé plus loin que Graëlon et encore en empruntant les chemins balisés. Mais je ne me sens pas du tout effrayée. Ces endroits sont magnifiques. Je n'aurais jamais espéré les voir de mes propres yeux. Et pourtant ..."

Malo répondit de son ton à la fois bienveillant et curieux qui faisait tout son charme :

- Et pourtant vous êtes ici, aujourd'hui. N'aviez-vous jamais eu envie de partir découvrir le monde extérieur auparavant ? J'imagine que vous aviez des obligations, bien sûr. Mais vous semblez vous adapter parfaitement...

"Non, cette simple idée m'effrayait. J'avais trop peur de me perdre et de ne jamais revoir Manost."

Elle eut un léger rire, se moquant de la gratte-papier qu'elle avait toujours été.

"Si j'avais su ce qui m'attendait au delà des remparts de la ville, je serais sûrement partie beaucoup plus tôt."

Peut-être aurait-elle suivi Morgan dans ses aventures et pourquoi pas lui sauver la vie.

Malo répondit à sa plaisanterie d'un ton bien plus sérieux :

- Vous ne vous seriez pas perdue, Angèle. Car je doute que quelqu'un comme vous serait partie seule. Ou alors vous auriez immanquablement trouvé quelqu'un pour vous aider à retrouver votre chemin.

Angèle haussa les épaules.

"J'étais la seule responsable des barrières que je m'étais fixée. J'ai juste mis du temps à accepter de les franchir. Et je suis loin de le regretter."

Elle n'aimait pas parler d'elle et préféra changer de sujet.

"Et vous, qu'est-ce qui vous a décidé à devenir aventurier ? Si ce n'est bien sûr pas trop indiscret."

Le professeur s'amusa à répondre d'un ton plaisantin à la question :

- Bien sûr que c'est indiscret mais je ne vous en veux pas, Angèle : je vous pardonne tout ! Disons que j'adore lire - vous le savez déjà - mais à un moment donné, ça ne m'a plus suffi : il y avait trop d'inexactitudes, trop d'incohérences, trop de manque ou d'oublis dans mes lectures : c'était devenu trop frustrant alors j'ai décidé d'aller vérifier certaines de mes théories sur le terrain. et de fil en aiguille, ces explorations m'ont plu...

Angèle eut un sourire.

"La lecture forge donc de grands explorateurs. Malheureusement, je n'ai pas eu à bouger beaucoup pour vérifier mes théories sur le droit. Il me suffisait de me rendre au Palais de Justice. Il serait temps que je me penche sur d'autres sujets. Les LunePierre par exemple."

Malo lui rendit un sourire paisible tout en répondant d’un ton intéressé :

- Ce n’est pas moi qui vous conseillerez de ne pas vous y intéresser mais j’imagine que le droit est une discipline qui a aussi ses chercheurs : n’avez-vous jamais eu envie de vous rendre dans les pays voisins pour voir ce qui s’y pratique ? A Luménis par exemple ? Mais bon, j’imagine que ce qui s’y pratique n’est pas forcément transposable à Manost ou dans les autres cités…

Angèle hocha la tête.

"Je suis allée à Luménis. J'ai même assisté à un procès. Ils ont l'air d'avoir de très bons avocats. Au delà, de ça, j'ai vu une mentalité fort différente de la mentalité manostienne. Une pluralité de cultes et de cultures. Je les ai trouvés beaucoup plus détendus, beaucoup plus libres aussi que dans notre ville. Je ne savais pas qu'il était autorisé de porter toutes ces couleurs. J'ai beaucoup aimé cette ville."

Malo haussa un sourcil d’étonnement et son regard brilla d’intérêt quand il écouta la façon dont la paladine parlait de cette ville étrangère. Il répondit avec un petit sourire :

- Alors vous avez un autre avantage sur moi car je n’ai encore jamais eu l’occasion de m’y rendre, contrairement à Malika d’ailleurs ! En tous cas, ce que vous m’en dites me donne envie de sauter le pas un jour ou l’autre !

Sans qu'elle sache pourquoi, Angèle ressentit un pincement de coeur. Peut-être était-ce l'idée qu'il aille à Luménis alors qu'elle même ne s'y rendrait pas. Ou peut-être l'hypothèse de le voir partir tout simplement. Elle réalisa que quoi qu'il se passe, il y aura un après. Malo n'allait sûrement pas s'installer à Manost loin des aventures et des montagnes. Ce n'était pas une vie pour lui.

Elle parvint cependant à sourire.

"Malika est donc déjà allée à Luménis ? Ils ont une bibliothèque magnifique. De taille équivalente à celle de Cojum."

Malo lui confirma d’un hochement de tête que Malika avait déjà fait le voyage car la jeune-femme était trop éloignée pour le faire elle-même.

- Oui, Malika m’en a parlé en termes élogieux elle aussi : il parait que l’on y trouve nombres d’ouvrages rares et même des œuvres en provenance des cultures des Montagnes de fer. Je crois que j’aimerais beaucoup m’y rendre pour y passer quelques semaines et les découvrir. Vous comptez vous y rendre à nouveau, peut-être ?

Il n’avait pas dit qu’il aimerait l’accompagner à cette occasion mais cette possibilité semblait implicite dans son ton.

Étrangement, ce constat lui fit plaisir. En sa compagnie, elle aurait sûrement une autre vision de Luménis. Et c'était quelque part passer encore du temps avec lui. Elle se demanda ce qui lui donnait envie de passer du temps avec elle. Elle n'avait rien fait pour. Du moins l'estimait-elle. Mais la cité de lumière avait aussi une connotation particulière. C'était là qu'avait vécu Morgan et que vivait Soren. Elle se demanda ce qui pourrait se passer si elle rencontrait le sculpteur en compagnie de Malo. Peut-être rien. Après tout, elle n'était qu'une ... amie ? Elle n'avait pas à rougir. Et Soren se montrerait sûrement discret sur sa dernière visite luménienne.

Elle s'autorisa un sourire, rien d'autre. Pas d'emphase. Mais le sourire montrait que cette possibilité lui aurait fait plaisir.

"Hé bien ... Je risque d'être quelque peu occupée si je réussis le concours de juge. Aussi, cela me fera peut-être du bien de changer d'air à un moment."

Malo lui répondit avec un regard et un ton plein de malice :

- Allons Angèle ! Je suis certain que vous réussirez et vous aurez alors une excuse toute trouver pour dissimuler ces vacances sous couvert de recherches juridiques ! Je vous fournirai un alibi ! Oh, mais je ne devrais peut-être pas parler de faux témoignage à une future juge... Vous allez me dénoncer ?

"Je ... Non ..."

Angèle n'avait pas vraiment le sens de l'humour pour ce qui concernait la loi. Mais la bonhommie de Malo fit mouche et elle s'accorda cependant un petit sourire.

"Si vous arrivez à me supporter jusqu'à Luménis je pourrais bien tolérer un ... faux témoignage ..."

Malo soupira bruyamment comme pour faire mine qu'il était rassuré et avait douté de sa réponse puis il sourit à nouveau et l'entraîna en avant en répondant gaiement :

- Alors rendez-vous est pris ! Mais venez, ne laissons pas Malika attraper tous les poissons !

Et effectivement, la jeune-femme s'était déjà installée un peu plus loin, assise sur un gros rocher plat surplombant la source plus large et plus paisible à cet endroit.

Angèle avait souri. Elle appréciait cette persective, même hypothétique. Penser à l'avenir lui faisait du bien. Elle s'y risquait à pas feutrés, ce qu'elle n'osait plus depuis la mort de Morgan.

Elle rejoignit Malika sur le rocher. Dans un premier temps, elle avait décidé d'observer sa technique.

La jeune femme maniait une canne à pêche en jetant de temps à autre son hameçon dans le courant avant de la ramener en arrière quand le bouchon partait trop loin de sa position : pour l’heure, sa technique n’avait pas donné de résultat concret mais il était encore très tôt aussi Angèle aurait été bien en peine de juger de son efficacité. Malika avait sorti deux autres cannes identiques et les avait posées sur le rocher à côté d’elle : il n’appartenait donc qu’à la paladine de s’emparer de l’une d’entre elle et de choisir son emplacement.

Angèle fut rassurée de constater que la technique de Malika ne différait pas de la sienne. Elle aurait eu quelques difficultés à apprendre quelque chose de trop élaboré. Morgan parfois faisait voleter sa ligne au ras de l'eau ce qui rendait fous les poissons de l'étang. Elle préférait la méthode pacifiste qui consistait à s’assoir et attendre.

Elle choisit donc une canne et alla donc se placer quelque peu en aval de Malika, veillant à ne pas gêner la jeune femme avec sa propre ligne. Ne restait plus qu'à attendre Malo.

Malo, à dessein peut-être, avait pris place un peu en aval de Malika et d’Angèle mais un peu plus près de cette dernière. Suffisamment en tous cas pour qu’elle puisse ne rien manquer de sa technique. Une technique similaire à la leur de prime abord mais à la différence notable qu’il attrapa sa première truite moins d’une minute après s’être installé. Et la deuxième à peine deux minutes plus tard. Malika se tourna vers lui alors qu’il remontait cette dernière et l’invectiva gaiement :

- Pfff, voilà que vous vous remettez à tricher ! Angèle, il faut que nous découvrions comment il s’y prend : notre honneur en dépend !

Angèle regarda Malo aligner les poissons, totalement abasourdite. Comment cela était-il possible ? Elle délaissa sa ligne et alla s'asseoir à coté de lui. Souriante, tranquille, elle lui signifiait aussi qu'elle ne le laisserait pas tant qu'elle n'aurait pas compris sa technique.

Sa complicité avec le jeune homme la surprenait et l'effrayait en même temps quelque peu. Mais il fallait bien admettre qu'elle se sentait bien à ses cotés.

Malo resta silencieux mais lui retourna un sourire tranquille comme pour bien marquer que sa présence ne le gênait aucunement. Au début, Angèle ne remarqua rien de particulier hormis que le professeur se contentait simplement de jeter sa ligne dans les zones les plus calmes du cours d’eau puis d’attendre qu’un poisson vienne mordre à l’hameçon.

Et cela semblait invariablement se produire à intervalle presque régulier alors que Malika restait toujours bredouille et pestait de son côté. Sur sa dernière prise néanmoins, la paladine avait cessé de regarder la canne à pêche et son petit flotteur pour se concentrer sur le pêcheur et notamment ses mains et elle nota qu’il avait agité les doigts d’une bien étrange façon sans pour autant que son expression n’ait changée.

- Je crois que nous en avons assez pour au moins deux jours, déclara-t-il enfin non sans une pointe de fierté bon enfant.

"En effet ..."

Elle avait répondu avec un petit sourire et mine de rien avait tenté de reproduire le mouvement avec son doigt. Si elle savait pertinemment qu'il ne donnerait rien, elle montrait clairement à Malo qu'elle l'avait remarqué.

"Je crois que vous trichez un peu mon cher. Mais si vous m'expliquez, je ne dirai peut-être rien.", dit-elle d'un ton badin. Elle souriait encore. Les cheveux défaits, les joues rougies par le vent de la montagne, elle semblait un tantinet plus jeune, plus heureuse. Et ne s'en apercevait pas.

Le professeur arbora un sourire et se pencha en avant comme s'il avait l'intention de lui confier un secret mais il haussa un sourcil étonné - un peu trop tardivement pour que le mouvement apparaisse sincère - et répondit d'un ton détaché :

- Allons, ce n'est en rien de la triche : j'emploie simplement de vieilles techniques qu'on se transmet de père en fils dans ma famille !

Evidemment, le geste cabalistique esquissé par Angèle ne produisit aucun effet, soit qu'elle l'ait mal imité, soit qu'il ne soit guère suffisant en lui-même.

Angèle qui avait imité le geste pour plaisanter ne fut pas du tout surprise par son manque d'effet. Le contraire l'aurait beaucoup plus étonnée. Elle sourit à la taquinerie de Malo.

"Alors comme ça, vous êtes pêcheurs de père en fils. C'est du joli."

Elle plaisantait, elle aussi. Elle aurait beaucoup aimé avoir autre chose que le paladinat et ses codes avec ses deux parents.

Visiblement ravi que la paladine prenne l'initiative de plaisanter, Malo rit de bon cœur à sa remarque mais ne s'avoua pas vaincu pour si peu :

- Oh, nous partagions le goût pour l'aventure et les grands espaces et savoir pécher est une compétence primordiale en la circonstance ! Et vous, vous acceptez de me dire comment vous avez appris ?

"Vous ne voulez pas savoir."

Ce fut sa première réponse dont le sérieux était démenti par un petit sourire. Puis elle ajouta.

"Il y a non loin de Manost un endroit tranquille que peu de personnes connaissent. Il faut longer un escarpement à flanc de falaises. Ensuite, on débouche sur un petit étang entouré d'herbes hautes. Au milieu, il y a une petite île bordée de saules pleureurs. Je venais parfois là avec une personne dont j'étais très proche. Elle adorait pêcher ou plutôt, se poser et rester tranquille, apprécier le chant du vent dans les arbres en attendant que le poison morde. C'était une occasion de se poser un peu. Chaque fois que je pêche - ce qui ne m'arrive que très rarement maintenant - je me souviens de ces heures tranquilles"

Elle s'interrompit soudain.

"Et je suis là à vous raconter ma vie comme une idiote. Excusez-moi."

Mais loin de paraître incommodé ou ennuyé par ces révélations, Malo semblait au contraire absorbé et fasciné par son récit. Il avait posé sa canne à pêche et il arborait un sourire tranquille quand il répondit d’un ton doux :

- C’est un très beau souvenir : vous avez raison de le cultiver ainsi et je suis heureux que vous l’ayez partagé avec moi.

Il n’ajouta rien d’autre, preuve de la sincérité de ses paroles. Malika avait abandonné l’idée de concurrencer le professeur pour ce qui était de ramener au moins un poisson et profiter simplement du soleil qui réchauffait agréablement la pierre sur laquelle elle était assise.

Angèle hocha la tête, un tantinet émue.

"Merci de m'avoir écoutée."

Elle était sincère et fut très surprise de s'entendre ajouter.

"Si vous revenez à Manost, je vous montrerai l'endroit si vous voulez."

Un sourire ravi se dessina sur le visage du professeur qui répondit qu'il en serait sincèrement honoré et que cela lui donnait une raison de plus de retourner à Manost. Cette dernière remarque étant prononcée sur un ton assez mystérieux.

Mais Angèle ne put pas l'interroger immédiatement plus avant car c'est le moment que choisit Malika pour les interrompre en les interpelant de loin :

- Hum, je ne voudrais pas gâcher l'ambiance mais ces nuages ne me disent rien qui vaille !

Elle désigna le ciel d'une grimace : de gros nuages sombres avaient en effet commencé subitement à prendre le pas sur le bleu immaculé.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Cojum