La Couronne de Cuivre

Taliesin écarquilla les yeux, pris au dépourvu par la dernière remarque du capitaine.
Un châtiment trop extrême ? Choquer ses compagnons ?
Avait il l'air en proie à une fureur telle que Constance en venait à redouter sérieusement de réels excès ?
Pour tout dire, il n'avait pas même encore songé à une punition. Il était trop accaparé par ses émotions, trop ébranlé par ce qu'il venait de découvrir. Il doutait cependant que cette histoire puisse se régler sans qu'il sévisse d'une manière ou d'une autre. La bêtise commise était trop grande.
Trop dangereuse.
Mais... Chaque chose en son temps.
-Bien sûr, dit-il finalement en hochant la tête. Je ne compte choquer personne, ni semer la discorde parmi nous. Pour être franc... Je ne sais pas exactement ce que je vais faire. Mais vous pouvez comptez sur moi pour rester mesuré : je ne suis pas un tortionnaire.
Il s'arracha un sourire;
-Pour le reste... J'ai toujours envisagé la possibilité que je ne revienne pas. C'est pourquoi j'avais confié Victor à des amis de confiance. Je savais que dans leur famille, il serait entouré, aimé...
Il grimaça.
-Preuve en est : il a convaincu certains des autres de lui prêter main forte. Enfin bref. Nous laisserons à ces personnes l'adresse à laquelle renvoyer les enfants s'il devait arriver malheur.

" Très bien, dans ce cas, la chose est entendue. Mais souvenez-vous que j'attendrai un coup de main de leur part : personne n'est oisif à bord de la Liberté." fit Constance.
Elle eut un léger sourire et baissa à nouveau les yeux sur le parchemin.
" Reste désormais la seconde partie du message de Seskan. La plus critique. Je vais continuer à étudier le parchemin... Mais nous avons un peu de temps devant nous avant d'atteindre Melandis, c'est moins urgent. Je vous souhaite une bonne fin de journée et me réjouis de vous entendre ce soir."

Le barde ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel. Cette histoire de représentation lui était complètement sortie de l'esprit, et voici qu'elle lui retombait dessus sans crier gare, totalement incongrue au milieu des autres pensées qui l'occupaient en l'instant.
-Hum, je crois qu'il vaut mieux, alors, que je prenne congé sans tarder, capitaine, afin de... d'achever de préparer la soirée. N'hésitez pas, au besoin, à faire à nouveau appel à moi pour le message. Et, bien évidemment, les enfants sont à votre disposition pour toute tâche que vous voudrez leur confier. J'aurais même tendance à penser que plus ils en auront à faire, mieux ce sera...
Puis il salua Constance et s'apprêta à sortir.

Le Capitaine ne le retint pas et il put regagner les couloirs sombres de la Liberté. D'après les éclats de voix qu'il entendit, Gauthier et les enfants, accompagnés sans doute de Valaellyn, étaient encore dans le dortoir. Un fredonnement s'échappait de la cuisine, ainsi qu'une odeur de soupe appétissante. De temps en temps, une battue légère croisait sur le pont, au-dessus de sa tête. A priori, son tour en vigie était terminé, il n'avait donc plus rien à faire jusqu'au moment fatidique de la représentation mais celui-ci se rapprochait à grands pas : la nuit était déjà tombée et dès que les estomacs seraient pleins, on s'attendrait à l'entendre.

L'elfe prit une profonde inspiration, expira lentement. Puis, une nouvelle fois, il tenta de faire la part des choses. Jouer devant les autres passagers et les membres d'équipage ne l'inquiétait pas vraiment : il avait l'habitude de ce genre de chose. C'était même son métier, après tout. Il faudrait juste qu'il réussisse à se concentrer, à ne pas s'appesantir sur la découverte qu'il venait de faire.
La découverte... Il sentit la colère gronder derechef.
Comment avaient-ils pu être assez stupides pour les suivre à bord ? Comment Victor avait-il osé lui désobéir à ce point ? Osé, aussi, entraîner avec lui les petits Merlus, mettant en danger leurs vies autant que la sienne, plongeant dans l'inquiétude tous ceux qu'ils laissaient derrière eux ?
Mais, heureusement, il y avait Mersant. Et ce nom semblait, pour l'heure, le seul capable de l'apaiser, de lui redonner un semblant de sérénité. Ni Victor ni ses amis n'iraient à Mélandis : ils resteraient chez des gens de confiance, en sécurité. Et il serait peut-être même possible de faire parvenir un courrier à Guilhem et Mathieu, pour leur dire que les gosses allaient bien.
Restait à espérer qu'ils ne feraient pas de nouvelle bêtise, qu'ils n'essaieraient pas d'échapper aux amis du capitaine pour les suivre encore jusqu'à la Cité du Chaos. Et malheureusement, les connaissant, connaissant Victor,, surtout, il y avait de fortes chances qu'espérer ne suffise pas.
Non, il fallait leur faire comprendre que ce n'était pas un jeu.
Lui faire comprendre qu'il avait dépassé les bornes.
D'un pas lent, le barde se dirigea vers le dortoir.

Quand il y entra, les enfants étaient manifestement en train de terminer de s'installer. Le dortoir était prévu pour accueillir les rescapés de Mélandis en plus de leurs proches, il y avait donc des couches disponibles et Gauthier avait laissé les gamins se les approprier. Le second jeta un coup d'oeil vers Taliesin dès qu'il entra et en profita pour s'esquiver.
" S'il faut leur trouver quelque chose à faire, envoyez-les au gouvernail quand vous en avez fini." dit-il au barde avant de regagner la coursive puis, sans doute, le pont.
Valaellyn était toujours là, assise sur un lit, et elle lorgnait les enfants, les bras croisés, muette, avec une expression chagrine mais dénuée de dureté.

Le barde jeta un regard sans aménité aux gamins, puis s'approcha de la jeune prêtresse.
-J'ai discuté avec le capitaine.. fit-il assez bas pour que Victor et ses amis ne puissent entendre. D'ici trois ou quatre jours, nous arriverons sur une petite île nommée Mersant : nous les y laisserons à la garde des tenanciers d'une auberge qui sont de ses amis. Ils seront en sécurité tandis que nous gagnerons Mélandis.

Elle acquiesça sans rien dire, les lèvres pincées, mais son visage se détendit quelque peu. Elle demeura cependant assise au même endroit, prête à servir de témoin, peut-être de renfort, à ce qui s'annonçait.
Benoît reniflait toujours et lançait des regards furtifs, apeurés, en direction du barde. Il avait manifestement envie de se réfugier à nouveau auprès de Valaellyn, mais n'osait pas le faire en sa présence. Jehan était plus détendu. Lorsqu'il eut terminé d'arranger ses quelques affaires sous le lit, il s'assit dessus et attendit, laissant son regard courir autour de lui, apparemment curieux de découvrir le reste du bateau. Victor irradiait de mauvaise humeur. Cela transparaissait dans chacun de ses gestes et il n'avait manifestement pas l'intention d'avoir jamais fini de remplumer son oreiller.

Après avoir observé les garçons un court moment, Taliesin refit face à Valaellyn. Si sa colère s'était calmée, apaisée par la perspective de la halte prochaine, du havre qui les soustrairait à l'enfer mélandien, elle n'avait pas disparut. Comme n'avait pas disparut la conviction qu'il fallait marquer un grand coup pour que la bêtise sans nom dont s'étaient rendus coupables les gamins ne se reproduise jamais. Néanmoins, il hésitait encore quant à la conduite à adopter, et voulait en discuter avec sa compagne de voyage, afin d'obtenir son avis. Et, surtout, que tous deux apparaissent soudés, qu'il ne fasse pas à Victor et aux petits Merlus l'effet d'être un tyran aux décisions arbitraires.
-Serais-tu d'accord pour me suivre à l'écart ? murmura-t-il. Il faut que nous parlions. Que nous décidions... certaines choses.

Valaellyn opina du chef et se leva. Elle jeta un dernier coup d'oeil aux enfants puis suivit Taliesin dans le couloir. Il n'y avait qu'une issue au dortoir, ils ne pourraient pas leur fausser compagnie. De toute façon, il n'y avait pas mille cachettes à bord de la Liberté, comme ils venaient d'en faire l'amère découverte.
" Je t'écoute."

Le barde soupira. Elle devait se douter du motif de leur aparté mais semblait décidée à lui laisser l'initiative. Soit, il la prendrait.
-Bon, je pense que nous serons d'accord sur l'ampleur de ce qu'ils ont fait, commença-t-il. Victor m'a désobéi alors qu'il savait parfaitement que je refusais qu'il vienne : nous avions eu des discussions houleuses à ce sujet, et il me semble avoir été assez clair, avoir pris le tems de lui expliquer le pourquoi, le comment. Malgré cela, il a échappé à la surveillance de Guilhem, de Mathieu, se moquant pas mal des tracas que pourrait leur causer sa fuite. Il a embarqué sur la Liberté comme passager clandestin, et il y a des capitaines qui punissent sévèrement ce genre de chose : j'ai tout lieu de croire qu'il le sait aussi bien que nous. Mais, pire encore, il a entraîné à sa suite Benoît et Jehan, parfaitement conscient, pour l'avoir vécue lui-même, de l'angoisse que ressentiraient les leurs... Bon, il est probable que tes neveux soient aussi fautifs que lui, dans cette histoire : sans doute étaient-ils tout à fait volontaires. Peut-être même ont-ils encouragé Victor, sinon décidé...
Il chercha le regard de la jeune elfe.
-Je n'aime pas ça, mais... Je crois qu'il faut sévir. Pour qu'il comprennent, eux-aussi, les implications de leurs actes. Et, surtout, pour qu'ils ne les reproduisent pas. Il n'y a qu'à voir Victor pour voir qu'il fera tout pour ne pas rester à Mersant. Or, il y restera, que ça lui plaise ou non. J'aurais donc... aimé savoir ce que tu en pensais. Ce que tu ferais, toi.

La prêtresse croisa les bras.
" Je n'en sais rien." fit-elle. " Je n'ai jamais eu d'enfants... et je n'ai pour ainsi dire aucune autorité sur ceux-ci. Je ne suis... qu'une amie de la famille. Je ne vois pas bien ce que nous pourrions faire... Les punir risque de les braquer davantage, tu ne crois pas ? Peut-être faudrait-il plutôt... les impliquer d'une manière ou d'une autre dans ce que nous avons entrepris ? J'ai l'impression que comprendre leur démarche sera plus porteur que la réprimer. Mais comme je l'ai dit, je n'ai pas vraiment l'habitude des enfants. Et les enfants humains, de surcroît... Ils n'ont pas exactement la même perspective que nous sur la vie, je pense. Elle est beaucoup plus courte... Cela les encourage sans doute à davantage de témérité..."

Taliesin secoua la tête.
-Je ne crois pas que leur conception du temps soit si différente de la nôtre. De ce que je peux en juger, ils ne s'imaginent pas vieillir, n'ont peur de rien, se croient presque immortels. Et ce dont je suis sûr, c'est que leurs parents ne les laissent pas faire n'importe quoi : ils sont trop conscients, eux, de leur vulnérabilité. Quant à comprendre leur démarche... Je la comprends. Celle de Victor, au moins. Comme je te le disais, nous en avons beaucoup discuté. Il a tout perdu, à la mort de ses parents. Il a peur de tout perdre, à nouveau. Il refuse de rester en arrière, d'attendre sans savoir... Mais qu'il le veuille ou non, il demeure un enfant, il doit comprendre qu'à huit ans, on ne se lance pas ainsi, tête baissée, face à de tels dangers...
Il soupira.
-Mais il est têtu. Il a frôlé la mort à bien des reprises, et ne semble pas en avoir tiré les leçons. Pire : il ne m'écoute jamais, et nous a déjà mis dans de périlleuses situations. Evidemment, une fois tiré d'affaire, il jure qu'il m'obéira, désormais. Tu parles... Il recommence à faire des siennes dès que l'occasion s'en présente.
Il fit quelques pas, revint près de Valaellyn.
-Évidemment, je n'ai aucune autorité légale sur lui, ce qui n'arrange pas les choses. Je ne suis ni son père, ni son tuteur. Juste le compagnon de sa mère adoptive. Je n'ai d'autorité que celle qu'il veut bien me reconnaître. Et à en juger par son attitude récente, il ne m'en reconnais aucune.

" Mais penses-tu que le punir, le contraindre, va servir à quelque chose ? Pourras-tu le punir efficacement, d'ailleurs ? A part le coincer à Mersant, ce qui est déjà ton intention, que pouvons-nous ajouter ? Tu dis toi-même qu'il n'écoute rien. Qu'imagines-tu pouvoir faire de plus que ce que tu as déjà fait ? Pour les Merlus, c'est simple. Benoît est déjà convaincu d'avoir fait une erreur. Il n'est pas nécessaire d'en remettre une couche : il est déjà bien assez secoué. Jehan est un cas plus complexe, parce que c'est un chat sauvage... Mais je pense qu'il ne tentera pas de quitter le port où nous lui demanderons d'attendre. Victor, en revanche... Si un bateau nous suit de quelques jours... Il n'est pas garanti qu'il n'embarque pas derrière nous. Et il se retrouvera alors seul à Melandis. Je te le dis, je pense que lui confier un rôle dans nos investigations est peut-être la seule manière de le tempérer. Je crois qu'en dépit de ton angoisse, tu devrais peut-être envisager de le laisser venir avec nous. Sauf si tu penses trouver les mots. Ou les actes. Mais d'après ce que je comprends, jusqu'ici, ça n'a rien donné."

Le barde ferma les yeux.
-Il ne viendra pas à Mélandis, dit-il après un moment. D'abord, Constance ne voudra pas. Ensuite... S'il est là, je serai incapable de rien faire, de rien tenter. J'aurai trop peur qu'il lui arrive malheur. Je connais Mélandis. Je sais ce dont sont capables ses habitants. Et je sais le peu d'estime - quel euphémisme ! - qu'ils me portent. S'ils ont un doute, s'ils me reconnaissent, ils n'hésiteront pas à se servir de lui pour m'atteindre.
Il était dans une impasse, il en avait bien conscience : Valaellyn avait raison, Victor s'arrangerait pour les suivre quoi qu'il advienne. Et ce sentiment d'impuissance, cette impossibilité de ramener le gosse à la raison ne le mettait que plus en colère.
-Je vais y réfléchir, reprit-il. Et si je n'ai pas le choix... Je le menacerai de rester moi aussi à Mersant. Galathée refuserait que Victor soit mis en danger. Peut-être quelque chose se mettra-t-il enfin à fonctionner dans sa foutue caboche, s'il comprend que son attitude peut nuire au sauvetage de sa mère.

" Comme tu voudras." murmura Valaellyn en opinant du chef. " Mais je pense que tu dois arrêter de le considérer comme un enfant de huit ans ordinaire. Il y a longtemps qu'il n'en est plus un. Il a beau être encore petit, il a vécu suffisamment d'horreurs pour toute une vie. Ce n'est plus un enfant depuis longtemps. Et je pense que... qu'il a le droit de revendiquer cette... cette maturité prématurée. Tu ne peux pas effacer ce qu'il s'est produit. Sous d'autres latitudes, des gosses de son âge montent déjà à la guerre. Tu as raison de vouloir le protéger, mais tu dois faire attention de ne pas l'infantiliser. C'est un survivant. Il n'a pas envie d'assister aux événements sans pouvoir rien y faire. C'est compréhensible."
Elle croisa les bras, regarda vers le dortoir.
" Je pourrais rester à Mersant. Je ne suis pas certaine de pouvoir le retenir, mais je pourrais y rester, si tu veux."

Il s'adossa contre la paroi. Il se sentait épuisé, perdu. Et en colère, évidemment.
-Nous en reparlerons à tête reposée... murmura-t-il. Là, je ne suis plus bon à rien. Trop secoué. Je le pensais en sûreté, je pensais ne plus avoir rien à craindre pour lui avant longtemps. Et voilà que tout est réduit à néant.
Il se perdit dans la contemplation de ses bottes.
-On en reparlera. Je vais y réfléchir. Pour l'heure, le repas doit déjà être servi et... je doute que les autres me laissent me défiler, échapper à la représentation que je leur ai promis.

" Très bien. Vas-y. Je vais emmener cette mauvaise troupe sur le pont. J'imagine que je peux déjà deviner qui sera de corvée vaisselle ce soir." fit-elle en regagnant la porte du dortoir.
Au passage, elle posa une main sur l'épaule de Taliesin et la serra doucement.
" Essaie de te calmer. Nous sommes en mer, loin de Mélandis. Nous allons débarquer les enfants dans un port ami. Je ne doute pas que Seskan ait pu rassurer Mathieu et Guillhem. Il sait que Constance n'aura pas jeté les clandestins par dessus bord. Je comprends que la désobéissance de Victor te mette hors de toi... Je le comprends. Mais nous devons penser à demain. Au meilleur moyen de les protéger maintenant."
Puis elle lui sourit doucement et rejoignit les enfants.

Le barde demeura immobile une longue minute puis, sur un nouveau soupire, il entreprit de regagner le pont. Il avait toujours son épée au côté, mais préférait ne pas aller la reposer : il fallait qu'il se prépare, qu'il se concentre, et la meilleure solution était sans doute de ne pas avoir les enfants sous les yeux.
Il irait donc manger rapidement. Puis il s'installerait. Il avait déjà presque en tête la liste des morceaux qu'il jouerait se soir-là. Plus que quelques ajustements, quelques choix définitifs à faire, et il serait paré.

La Liberté était trop petite pour que tous ses occupants puissent véritablement se rassembler, aussi Taliesin dut-il improviser son récital sur le pont, jouant pour les vagues, les étoiles, ceux qui travaillaient encore dans la mâture ou au gouvernail, et ceux qui pouvaient se permettre une pause. Constance fit une apparition de courte durée, Gauthier était à la barre, Guéric à la vigie. Les trois enfants furent bien évidemment privés de musique et envoyés, comme Valaellyn, en cuisine pour la vaisselle, sous le regard un peu interloqué de Noéline. Fred et George connaissaient manifestement Victor mais ils se tinrent à l'écart, apparemment sensibles à l'incongruité de la situation.
La nuit était désormais resplendissante, parée d'étoiles magnifiques, et la quiétude de leur équipée, trompeuse, semblait avoir envahi bien des coeurs. Le Capitaine avait décidé de maintenir le cap toute la nuit pour rattraper le retard que l'absence de vent leur avait fait prendre.
La prestation du barde fut appréciée à sa juste valeur et chaleureusement applaudie. Petit à petit, les passagers allèrent cependant se coucher, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que l'équipage de la Liberté sur le pont. Ceux-là n'iraient jamais dormir.

Après avoir répété aux marins, et particulièrement à Guéric, qu'il ne fallait pas hésiter à le réveiller en cas de besoin - ses yeux d'elfe pouvaient s'avérer utiles -, Taliesin s'accouda au bastingage pour fumer une dernière pipe avant d'aller au lit.
Par la force des choses, la représentation lui avait changé les idées, repoussé les émotions suscités par la découverte des passagers clandestins. Mais, déjà, elles revenaient, insidieuses. Il refusa néanmoins de s'y abandonner : il y verrait plus clair, espérait-il, après une bonne nuit de sommeil. Et de toute façon, comme l'avait suggéré Valaellyn, se perdre en sourdes récriminations n'arrangerait rien. Les mômes étaient là, point final. Il fallait désormais songer à l'avenir, au moyen de s'accommoder au mieux, pour tout le monde, de cette nouvelle donne.
Enfin, il vida ses cendres dans les flots, puis, d'un pas presque tranquille, il quitta le pont, espérant qu'il ne mettrait pas trop de temps à s'endormir.

Quand il atteignit le dortoir, tout le monde y dormait déjà à poings fermés. Les lieux n'étaient pas complètement propices au repos car quelqu'un ronflait avec entrain, un autre grinçait des dents et un des deux jumeaux parlait parfois dans son sommeil, ressassant des souvenirs qui n'étaient pas toujours riants. Taliesin entendit quelqu'un sangloter mais cela aurait pu être la jeune fiancée éplorée tout autant que Benoît sous ses couvertures. Les vagues clapotaient autour d'eux, omniprésentes, et le bateau oscillait doucement.
Le barde s'était fait aux multiples bruits de la traversée. Mais ils pouvaient bercer autant qu'irriter. Avec les pensées qui lui tournoyaient dans l'esprit, il n'était pas garanti que le sommeil serait plaisant.

Il fut en tout cas long à venir. L'elfe se tourna et se retourna dans son hamac pendant ce qui lui parut des heures. Chaque fois qu'il se croyait sur le point de sombrer, un bruit le dérangeait, une pensée l'assaillait. A plusieurs reprises, il songea fermement à se lever, à aller arpenter le pont. Mais il renonça, tenta à nouveau, s'efforçant de ralentir sa respiration, de faire le vide dans son esprit.
Qu'il y soit parvenu ou que la fatigue se soit avérée la plus forte, il finit par s'endormir. Ce ne fut malheureusement pas la quiétude qu'il avait espérée : des cauchemars le harcelèrent sans trêve, reflets de brasier, héchos de combats, de souffrances, d'agonie...
Il se redressa comme l'aube se levait, couvert de sueur, convaincu sitôt ses yeux ouverts qu'il ne dormirait plus. Alors, bon gré, mal gré, il se leva. Un coup de main pour préparer le petit déjeuner n'était jamais malvenu...

Il fut accueilli en cuisine par Noéline qui s'était déjà mise à l'ouvrage. Ils avaient désormais leurs petites habitudes et elle le laissa se charger du gruau tandis qu'elle préparait le thé revigorant qui mettrait tout le monde d'attaque pour une nouvelle journée en mer. Ils constatèrent cependant que leurs réserves s'amenuisaient déjà. Il serait bienvenu de faire escale pour remplumer tout ça. Peu après, les premiers pas traînants de leurs compagnons se firent entendre et petit à petit, les endormis du dortoir firent leur apparition. Parmi eux se trouvaient Jehan et Benoît qui vinrent faire la file comme si de rien n'était. De Victor, nulle trace. Fred et George allèrent relayer les deux demoiselles de l'équipage, Galeran releva Gauthier. Taliesin était probablement attendu à la vigie, pour une nouvelle journée au soleil.

Il se dirigea sans tarder dans cette direction, prêt à prendre son poste. Il n'avait en tout cas aucune intention d'aller s'enquérir de la santé ou de l'humeur de Victor. Il n'y avait pas la moindre inquiétude à se faire, le concernant : le bateau ne recelait nul danger, et les chances étaient mince qu'il se jette à l'eau. Mieux : peut-être cette distance et cette indifférence feraient-elles peu à peu comprendre au gamin que le barde était vraiment, vraiment en colère contre lui. Ce qui était le cas. Une discussion serait sans doute nécessaire avant leur débarquement à Mersant, évidemment... Néanmoins, Taliesin comptait bien la repousser autant qu'il le pourrait.
Il ne tarda guère a retrouver sa place, en haut du grand mât. Yeux plissés sur l'horizon, il se mit à guetter, laissant le calme l'envahir. Vigie pouvait paraître un travail bien ennuyeux à beaucoup de gens. Lui l'aimait plutôt.
Du moins, tant qu'il ne découvrait rien d'alarmant.

Il ne se passa rien de bien spécial pendant les jours suivants. Si Taliesin évitait Victor, celui-ci le lui rendait bien. Comme ses compagnons clandestins, il faut affecté à de menues tâches ennuyeuses, nettoyage de pont, vaisselle et préparations fastidieuses de repas, mais l'elfe ne le vit jamais se plaindre. Dès la nuit suivante, Benoît élut domicile dans la couche de Valaellyn, laquelle ne le repoussa pas. George et Fred renouèrent avec Victor, même s'ils avaient toujours l'air un peu embarrassés quand Taliesin croisait leur route.
La Liberté allait bon train.
Au soir du troisième jour après la découverte des enfants, Constance leur annonça qu'ils mouilleraient à Mersant le lendemain. Le ciel s'était couvert et elle s'attendait à ce qu'ils naviguent sur une mer houleuse avant d'y parvenir, mais le gros du grain frapperait après leur arrivée.

Taliesin sut alors qu'il ne pourrait reculer. Au cours des jours précédents, et malgré tous ses efforts, il n'avait pu s'empêcher de ruminer. Et il était parvenu à la conclusion que l'affrontement avec Victor était inéluctable : il ne pourrait pas faire les choses sans rien lui dire, ni provoquer la discussion une fois débarqués. A terre, ils auraient peu de temps. Et si le gamin détalait, sa planquait quelque part pour ressurgir au moment où on l'attendrait le moins, il ne pourrait pas le retrouver.
Non, il fallait que le face à face ait lieu ce soir. Aussi virulent qu'il doive être. Et quelles qu'en soient le résultat, au final.
Alors, à contrecœur mais décidé, il alla trouver Valaellyn et lui demanda de lui envoyer le petit garçon dès qu'elle le croiserait. Il n'avait pas l'intention, personnellement, de lui courir après, d'autant que Victor savait très bien l'éviter...
Le service demandé, il gagna le pont. Bourra sa pipe de tabac et l'alluma.
Puis il attendit.

Victor se fit attendre. Quant il finit par arriver, il était escorté par Valaellyn, une main sur son épaule. Elle l'amena jusqu'à l'elfe, décocha un regard désolé à ce dernier, puis les abandonna en tête à tête. Le gamin regardait ses pieds, les bras croisés, la mine renfrognée. Il ne prit pas l'initiative de la conversation, demeurant campé sur ses pieds, stoïque.

L'elfe savait que lancer les hostilités ne lui donnerait pas forcément l'avantage. Mais, au moins, il pourrait poser les bases du débat. Ou du non débat, l'espérait-il.
Dans tous les cas, il ne se fit pas prier.
-Comme tu le sais, nous ferons une escale demain, sur l'île de Mersant. Notre capitaine y a un couple d'amis qui tiennent une auberge : c'est à eux que nous vous confierons, Jehan, Benoît et toi. Vous y serez en sûreté, même s'il vous faudra sans doute rendre service. Nous repasserons vous prendre à notre retour de Mélandis.
Il avait dit la chose d'un ton ferme, qui laissait peu de place aux protestations. Mais quelque chose lui disait qu'elles viendraient malgré tout.

" Très bien." grommela Victor sans se départir de sa mine revêche.
Puis, sans attendre que Taliesin ajoute quelque chose, il fit volte-face et retourna vers les escaliers qui menaient sous le pont.

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