La Couronne de Cuivre

L'elfe lui jeta un regard haineux qui s'éteignit presque aussitôt, tandis que toute volonté de lutte le quittait, remplacée par une vague intense de découragement.
-En manière de conclusion, et pour que les choses soient bien claires... dit-il. Je ne vais pas attendre que vous me démettiez de mes fonctions : j'y renonce sur l'heure. De toute manière, mes suggestions auraient été envisagées avec... suspicion, pour le moins. Le pipeau, je vais le remettre à son légitime propriétaire qui, n'en doutons pas, saura le confier à une personne plus adéquate, au besoin. Pour information, les morceaux produisant un effet sont « Premiers rayons », pour le petit déjeuner, « Semeur d’aube, Semeur d’espoir », pour l'optimisme artificiel, et « Vaincre la nuit » pour la source de lumière. Quant aux "Demoiselles d'Eauprofonde" et "La princesse et le Troubadour", vous savez déjà ce qu'ils font. Il sortit l'instrument, se détourna mais ajouta par dessus son épaule.
-A présent, je m'en tiendrai à obéir à vos ordres, fussent-ils de me départir de mes armes ou d'aller m'empaler sur les lames ennemis. Je proposerais bien d'aller monter le guet pour vous libérer de ma pesante présence, mais... Je serais bien capable d'oublier ce que "faire le guet" signifie, n'est-ce pas ?
D'un pas rapide, il alla fourrer le pipeau dans les mains de Victor puis s'en fut s'assoir contre une paroi éloignée. Enfin, aussi éloignée que possible.

Un silence de mort suivit la dernière sortie de Taliesin. A nouveau, il était probablement trop perdu dans ses pensées pour suivre exactement ce qui se déroula ensuite. Elerinna vint s'agenouiller devant lui et chercha son regard.
" Tout le monde est à cran, Belenn. Pas à cause de cette histoire de pipeau... A cause du tout. Griselda empoisonnée, le mystère de ce qui se passe en haut... Guéric ne t'en veut pas vraiment. Il faut laisser aux gens le temps de digérer... Pas les regrets. Mais l'espoir..."

Il lui adressa un sourire sans joie.
-Leur réaction est aussi compréhensible que justifiée. Je ne les blâme en rien. Je suis le seul fautif de ce qui s'est passé... et de ce qui se passe.
Il jeta un regard alentour.
-En revanche, si je te suis profondément redevable de tes efforts, je crains qu'ils ne t'attirent des ennuis. Me fréquenter de trop près dans les heures à venir n'est sans doute pas très recommandé. Mais je promets de ne pas provoquer d'esclandre et de me faire tout petit.

" Tu te leurres si tu penses qu'il y en a un seul qui appellerait à ton lynchage. Certains grommellent, mais personne ne pense qu'il y a eu autre chose qu'oubli. Négligence, peut-être. Mais les événements se sont succédés si vite... Aucun d'entre nous ne s'attendait à ce que les pirates débarquent. Aucun d'entre nous n'a eu le temps de réfléchir posément à la situation. Depuis qu'ils sont là, nous courons en tout sens."
Elle secoua la tête.
" Nous devons rester unis pour nous en sortir. Tous unis. Avec toi. Avec Guéric. Avec les autres. Tu es un atout pour nous. Je comprends que tu sois désespéré... que tu t'en veuilles d'avoir oublié cet élément... Mais nous ne saurons jamais ce qu'il en aurait été autrement. Peut-être était-il écrit que tu ne devais pas t'en souvenir. Peut-être un dieu mauvais l'a-t-il sciemment effacé de ta mémoire pour qu'il ne puisse nous aider. Mais nous devons aller de l'avant, désormais. Si ce pipeau, par sa simple existence, détruit notre équipe, alors ce n'est pas un objet magique, c'est un objet maudit, et nous ferions mieux de le jeter au plus vite à la mer."

Les paroles de la jeune femme étaient la sagesse même. Malheureusement, il n'était pas en état de les entendre ou, du moins, de s'y raccrocher.
Quant à l'intervention d'un dieu mauvais, ou à la possibilité que cet oubli ait été écrit... Il n'y croyait pas un seul instant. Il n'y avait pas de fatalité, ni de destin, ni de malédiction. Il était sa propre malédiction : il faisait toujours les mauvais choix, quoi qu'il advienne, et s'il ne manquait pas de bonne volonté, il dépensais ses forces dans la mauvaise direction. Passait à côté de l'essentiel. La déroute probable des défenseurs de Mersant ne serait qu'un énième jalon sur sa route pavée d'erreurs et d'échecs retentissants.
Néanmoins, quelles que soient ses réflexions, il ne voulait ni causer davantage de troubles, ni inquiéter outre mesure la courtisane. Alors, il acquiesça.
-Tu as sans doute raison, fit-il en parvenant même à s'arracher un sourire. Sauf pour le pipeau : ne nous séparons pas de l'un de nos rares atouts. De toute façon, il n'est plus entre mes mains : nul doute qu'on lui trouve, à un moment ou un autre, un usage approprié.

Elerinna acquiesça, puis lui serra une dernière fois l'épaule et se releva.
" Essaie de te reposer. Nous en saurons bientôt plus."
Elle esquissa un sourire douloureux.
" Rien n'est joué, Belenn. Nous sommes encore nombreux à être vivants... Nombreux à espérer survivre. Et cela dépend de nous tous. Pas seulement d'un pipeau."
Elle n'ajouta rien et le laissa à ses pensées noires. Autour de lui, dans la grotte, le temps semblait suspendu. Plus personne ne parlait, chacun semblait perdu dans ses pensées. Bellyra, Martin et Ruyven étaient hors de vue, mais la caverne recelait plus d'un recoin. Guéric était assis près de Griselda, le visage dans les mains. Fred et George étaient assis l'un contre l'autre, silencieux. Victor était debout, Jehan farfouillait dans un sec. Elerinna s'était agenouillée près des fournitures et aidait Goran à trier ce qu'ils avaient emporté. Le Mélandien était couché, pelotonné dans une couverture, mais sa respiration n'avait pas le rythme profond du sommeil. On entendait tomber une goutte, quelque part. Et le bruissement de la mer sous leurs pieds. Rien d'autre.

En temps normal, Taliesin se serait démené pour remonter le moral collectif, pour distraire les oisifs, les détourner de leurs sombres réflexions. Il aurait sorti des cartes, ou proposé de lancer d'emblée l'exploration des cavernes, de dessiner leur carte... Il aurait agi, en tout cas.
Mais on n'était pas en temps normal, et il se doutait qu'il ne serait plus amené à jouer le rôle qu'il avait esquissé alors qu'ils étaient encore tous en surface. Il n'en avait pas la force, d'abord. Et surtout, il doutait qu'au vu de ce qu'on avait à lui reprocher, il puisse être d'une quelconque efficacité.
S'il parlait, agissait d'une quelconque manière, cela empirerait forcément les choses.
Le mieux aurait été de dormir ; mais il s'en sentait incapable. Il demeura donc où il était, immobile, a se maudire silencieusement, à se demander quelle serait sa prochaine erreur...
A se demander si, cette fois, pour changer, elle serait fatale.

Victor finit par venir jusqu'à lui et s'assit à ses côtés. Il souleva à nouveau un morceau de la couverture, s'y glissa, et poussa un profond soupir.
" Tu crois qu'ils vont nous jeter dehors parce qu'on n'a pas pensé au pipeau ?" souffla-t-il d'un ton misérable. " Il m'était complètement sorti de la tête... Pourtant je savais bien que tu l'avais emporté... Mais je l'imaginais tellement comme un talisman pour Mélandis... Je n'y ai pas songé une seconde."
Il soupira à nouveau.
" Mais on va pouvoir l'utiliser, maintenant. C'est mieux que si on n'y avait pensé que trop tard. Enfin... Toi au moins, tu y as pensé à un moment important... Tu as sauvé Griselda. Moi... J'y ai même pas pensé, même là."

Il se tourna vers lui, les sourcils haussés, la mine incrédule.
Pourquoi fallait-il que Victor se sente coupable ?
Pourquoi fallait-il à présent qu'il le réconforte, alors qu'il était incapable de se réconforter lui-même ?
Et pourquoi le gosse était-il là, d'ailleurs ? S'il était sagement resté sur Hélonna, il n'aurait pas de gros risques d'être tué par les pirates. Ou par la main même de son tuteur officieux, pour éviter que les forbans ne le capturent...
Et puis... Si Victor n'était pas venu, peut-être aurait-il utilisé le pipeau. Ses pensées avaient tellement été accaparées par le sort des enfants qu'il avait eu du mal à songer à quoi que ce soit d'autre...
Taliesin grimaça.
Il cherchait des coupables extérieurs alors qu'il n'y en avait pas. Pire, il cherchait à faire partager sa culpabilité à un enfant qui se l'infligeait déjà...
Etait-il à ce point lâche ? Ne valait-il pas mieux ?
Il soupira, posa une main sur l'épaule du petit garçon.
-Victor... Tu n'y es pour rien, toi. Tu as huit ans, tu n'as pas à penser à ce genre de choses, ni à endosser mes manquements. C'était à moi de ne pas oublier le pipeau, et à moi seul. Tu n'as rien à te reprocher. Et non, ils ne te jetteront pas dehors : eux aussi savent que tu n'es coupable de rien. Et même moi... Je doute qu'ils m'obligent à sortir.

" C'est mon pipeau." rétorqua Victor. " J'aurais pu penser à mon pipeau."
Il entoura ses genoux de ses bras et posa le menton dessus, la mine boudeuse et un nouveau soupir lui anima les épaules. Il finit cependant par s'appuyer contre Taliesin et son regard se perdit dans le vague. Il y eut un peu de remue-ménage en fond de grotte, Guéric se leva et les trois courtisans qui avaient disparu refirent leur apparition dans le champ de vision de Taliesin. Quelques paroles s'échangèrent, puis Martin se détacha du groupe, la mine un peu interdite, et alla jusqu'à l'elfe.
" Excuse-moi de te déranger avec ça." commença-t-il. " Je sais que tu voudrais qu'on ne t'en parle plus jamais, mais... Est-ce que ce pipeau marche quand quelqu'un d'autre que toi s'en sert ? Parce que Bellyra a joué le morceau, moi aussi, et ça n'a rien donné. Rien du tout."

Le barde, un peu pris au dépourvu, et ayant rien moins qu'envie, effectivement, de parler de l'instrument, médita un instant les paroles du courtisan.
-En tout cas, il marche quand Victor s'en sert. Je peux te l'assurer.
Il se tourna vers le gamin, au cas où celui-ci veuille confirmer.

" Ah." fit Martin. " Bon."
Il haussa les épaules et tendit l'instrument à Victor.
" Peut-être réessaiera-t-on plus tard, dans ce cas... Ou alors quelque chose s'est produit et on ne s'en est pas rendu compte... Mais bref. On ne peut pas vraiment aller voir en haut pour l'instant... La nuit est tout juste tombée et ils doivent encore être sur le pied de guerre."
Il se redressa.
" Bon, je pense... sans doute qu'on va manger dans pas trop longtemps... Puis Guéric proposait d'aller repérer les grottes alentours... avec moi, évidemment."

-Très bien, répondit-il simplement, d'un ton égal, accompagnant ses mots d'un hochement de tête.
Il n'ajouta rien d'autre. Il avait fait en sorte de ne pas rabrouer le courtisan, de se montrer aussi courtois que possible... Mais il ne voulait pas se prononcer sur les plans à venir. Il se contenterait de s'acquitter des tâches qui lui seraient dévolues. Ainsi, il ne pourrait plus se reprocher d'avoir pris les mauvaises décisions. Et on ne pourrait plus le lui reprocher non plus.

Martin ne se laissa pas décontenancer par la brève réponse du barde et regagna la partie la plus habitée de la grotte. Quelques minutes plus tard, le trio annoncé sortait par l'un des boyaux latéraux de la caverne, emportant une des lampes. Jehan finit par venir débaucher Victor : les jumeaux voulaient jouer aux cartes et en dépit de son humeur chagrine, il se laissa convaincre. Taliesin demeura donc en arrière tandis que la vie reprenait, doucement, autour de lui. Le Mélandien avait fini par s'endormir, il ronflait légèrement mais gémissait de temps en temps dans son sommeil. Bellyra et Ruyven discutaient hors de vue. Elerinna finit par apporter une assiette contenant un ragoût fumant à l'elfe. Elle sembla sur le point de dire quelque chose, puis s'assit simplement non loin de lui et demeura silencieuse.

Il savait qu'il aurait dû prendre la parole, pour dire n'importe quoi. Pour rompre le silence. Il savait qu'il aurait dû faire des efforts pour s'intégrer d'une façon ou d'une autre, histoire de briser la glace. Mais il n'en avait ni l'envie, ni le courage.
Il se contenta donc de remercier la jeune femme, de lui adresser un sourire fugace, puis se concentra sur la nourriture, qui ne lui parut guère avoir de goût. Elle était chaude, au moins, et vu la froidure ambiante, c'était bienvenu.

Elerinna n'insista pas. Elle mangea ce qu'elle avait apporté pour elle, en silence, finit par se lever pour aller chercher une couverture qu'elle drapa sur ses épaules puis circula entre les personnes encore réveillées pour vérifier que chacun était servi. Elle alla ensuite s'asseoir près de Griselda, toujours inconsciente.
Les garçons jouaient, on entendait leur voix étouffée s'échangeant annonces et commentaires. Ruyven et Bellyra s'étaient tus. Même sans la voir, on devinait la nuit.

Il s'en voulut de ne pas lui avoir dit un mot. Mais il n'était pas en état. Pas en état de faire semblant.
Après le départ de la jeune femme, il termina de manger, fit une brève expédition pour aller déposer ses couverts, prenant toutes les précautions possibles pour ne croiser aucun regard, puis s'en retourna dans son coin et s'étendit, emmitouflé dans sa couverture.
Le sommeil ne viendrait pas, il le savait. Il avait dormi voici peu de temps, et quand bien même... Trop de choses bouillonnaient en lui. Il se sentait étouffer sous ce ciel de roc, dans cette atmosphère lourde de tension et glaciale d'humidité marine. Il aurait aimé sortir, parcourir la lande, respirer à plein poumons pour tenter de s'éclaircir ses idées.
Mais cela, comme tout le reste, était impossible.
Il finit par laisser dériver ses pensées : refouler ce qui le rongeait aurait été illusoire.
Visages voués à l'oubli. Actes manquées.
Remords, regrets.
Bientôt, il demeura complètement immobile, les yeux rivés sur la voûte de la grotte, écoutant sans réellement les entendre les conversations ténues, l'eau qui dégouttait...

Les sons s'interrompirent un à un, comme chacun des rescapés glissait dans le sommeil. Victor vint jusqu'à lui, il reconnut son pas sur la pierre glacée, mais l'enfant renonça à s'étendre près de lui et repartit dans les ténèbres. Beaucoup plus tard, les trois cartographes revinrent. Taliesin les entendit discuter avec une quatrième personne, Elerinna sans doute, puis se souhaiter bonne nuit à mi-voix. A nouveau, le silence reprit ses quartiers dans la caverne. Il faisait de plus en plus froid, de plus en plus humide, quelqu'un éternua vers la droite. Le bruit de la mer donnait l'impression que les vagues roulaient sur le sol, à deux pas des personnes allongées, tant il était proche.
Des heures s'écoulèrent, à n'en pas douter. Combien ? Impossible de le dire. Mais il sembla au barde que peu à peu, l'atmosphère se réchauffait. Puis quelques bruits retentirent dans la partie distale de la caverne, un bâillement, quelques mots qui s'échangent. Les premiers étaient en train de se lever.

Frigorifié, se disant que, poisseux de sang ou non, il enfilerait son manteau pour la nuit suivante, Taliesin finit par s'assoir.
Il n'avait pas dormi. Ou alors par moments, sans s'en rendre compte. Il était plus abattu que jamais, et de surcroit complètement épuisé. Mais cette fatigue l'aiderait sans doute à trouver le sommeil la prochaine fois, et engourdirait peut-être assez son esprit pour l'empêcher de trop réfléchir le jour durant. A moins, bien sûr, qu'elle ne le rende encore plus fragile...
Il eut envie de fumer. Hésita un moment, puis renonça : il n'avait pas envie de s'attirer encore davantage les foudres de ses compagnons. Il attendrait, au moins, qu'ils se soient tous réveillés, aient déjeuné.

Il n'y eut pas réellement de déjeuner commun. Elerinna prépara un gruau dont elle laissa la marmite à disposition. La question de la vaisselle commençait déjà à se faire épineuse. Goran, Guéric et Martin s'attelèrent au tracé de leur carte à peine tirés du lit. Les enfants se traînèrent en bâillant jusqu'aux bols et mangèrent le nez dedans. Le Mélandien émergea de son sommeil en sursaut et jeta un regard éberlué autour de lui avant de réaliser où il était.
Rien de bien précis ne semblait devoir s'organiser dans un premier temps.

Fidèle à sa décision de ne prendre aucune initiative et de ne faire que ce qu'on lui demanderait - ce qui éviterait, à n'en pas douter, de nouvelles catastrophes -, Taliesin alla se servir sa part de gruau, puis retourna manger dans son coin. La chaleur de la pitance, comme la veille, fut des plus bienvenues, et il garda longtemps les mains serrées sur son bol.
Une seconde excursion plus tard - avec pour seul but de déposer près des autres ses couverts sales -, il avait reprit sa place, celle qu'il ne quitterait probablement pas de la journée. Il avait presque l'impression qu'il pourrait somnoler : le bruit de la vie qui s'éveille masquait celui des gouttes s'écrasant sur le sol, lequel, à la longue, devenait agaçant, obsédant. Ne plus l'entendre, ou si peu, était un soulagement.

Il observa donc l'activité de loin, sans y prendre part, et personne ne le sollicita. Elerinna vint s'enquérir de lui une fois ou l'autre, mais comme il répondait par monosyllabes, sans réelle envie de communiquer, elle n'insista pas à le laisser à ses sombres pensées.
Victor finit par revenir jusqu'à lui, l'air embarrassé.
" Tu penses que tu rejouerais du pipeau ? Juste pour voir ce que ça fait ? Parce que comme ça n'a rien donné hier... Je me disais que c'était peut-être mieux si c'était toi qui en rejouais aujourd'hui."

Il acquiesça.
-Tu pourrais essayer... Après tout, tu l'as déjà fait fonctionner à plusieurs reprises. Mais si toi ou... les autres préfèrent que je m'en charge, aucun souci. J'ai dit que je ferai tout ce qu'on me demandera.
Se rendant compte que sa tirade était peut-être un peu sèche, et ne voulant certainement pas s'aliéner l'enfant, il parvint à lui offrir un sourire vaguement engageant.

" Je sais pas..." fit Victor, sans doute plus subtil que ne le pensait l'elfe. " Je ne joue pas très bien ce morceau, tu sais... Et puis j'ai l'impression que les autres... Ils n'y croient plus qu'à moitié, après que ça n'ait rien fait hier..."
Il eut une petite grimace.
" Puis c'est notre pipeau. Peut-être que ton ami ne voulait pas qu'il fonctionne avec d'autres personnes."

Il haussa les épaules. Cela lui semblait peu probable : un objet était magique... ou ne l'était pas. Et s'il existait des artefacts dont les capacités ne fonctionnaient qu'avec une personne précise, d'une part ils étaient tout spécialement créés pour elle, et d'autre part... ne fonctionnait qu'avec elle, et avec elle seulement. Ici, le pipeau marchait avec Victor et lui, alors que, pour le moins, il ne partageaient même pas une goutte de sang.
Toutefois, c'était un présent divin, élément non négligeable. Alors, rien n'était vraiment impossible.
-D'accord, fit-il. Donne-le moi, et je jouerai ces fameuses "Demoiselles".

L'air se déroula à nouveau dans l'espace confiné de la grotte, étrangement amplifié par les parois de pierre tout autour d'eux. Les autres rescapés s'étaient interrompus, attendant le résultat de la ritournelle. Certains s'approchèrent : Martin, Elerinna, les jumeaux... D'autres demeurèrent à distance, à la fois curieux et inquiets. Au moment où Taliesin souffla la dernière note, un éclair de lumière aveugla tout le monde, y compris le flûtiste. Puis la grotte réapparut. Il y faisait toujours aussi froid. Rien n'était apparu devant l'elfe, rien n'alourdissait ses poches. Victor le dévisageait avec anticipation, puis il grimaça.
" Il marche plus, tu crois ?"
Plusieurs personnes se détournaient, déjà.
" Ce conduit n'était pas là." dit alors Martin en désignant un trou noir dans une des parois de la grotte.
A hauteur de poitrine se trouvait une crevasse profonde, suffisamment large pour qu'on s'y faufile en rampant. Mais pour qui n'était pas expert, c'était difficile de jurer qu'elle venait d'apparaître.

Taliesin rendit le pipeau au petit garçon.
-S'il ne fonctionnait plus... il n'y aurait pas eu d'éclair, fit-il doucement. Et si Martin dit que ce passage n'était pas là auparavant, je le crois sans la moindre hésitation. Ne reste plus qu'à voir où il mène.
Les "Demoiselles d'Eauprofonde" fournissaient toujours quelque chose d'utile. Il l'avait assez constaté. Pour l'heure, cependant, il ne voyait pas en quoi un nouveau tunnel pourrait les aider : l'île en était déjà truffée.
Nul doute, cependant, que les éclaireurs qu'ils enverraient découvriraient la réponse.

Martin jeta un oeil dans le trou.
" Ça ne va pas très loin..." murmura-t-il. " Trois ou quatre mètres, je dirais... Mais je vois comme une lumière..."
D'autres s'étaient approchés. Bellyra se pencha à son tour.
" Je vais voir." dit-elle finalement.
" Je vais voir, moi." grogna Guéric en posant une main sur sa taille.
Elle recula. Il dégaina une dague puis se hissa dans le conduit et disparut à l'intérieur. S'ensuivit un long moment de silence. Cette fois, l'ensemble des rescapés, à l'exception de Griselda et de Taliesin, s'était approché du trou. Les résultats de l'exploration de Guéric ne se firent pas attendre.
" Il a dit quoi ?" demanda Elerinna.
" Il a dit "ben ça alors" puis il a ri." répondit Martin en haussant les épaules.
Quelques secondes plus tard, Guéric reparut, et son humeur semblait s'être améliorée. Il sourit à la cantonade.
" Bon, on rassemble tout et on déménage. Belenn vient de nous faire don d'une sorte... d'auberge souterraine, dirons-nous."

Le barde fronça les sourcils... puis hocha le tête pour lui-même.
Le morceau leur avait déjà procuré une cabane, alors qu'avec Victor, il traversait les montagnes. Et ç'avait été une tente, tandis qu'ils pénétraient dans la forêt de la Lorien. Ces abris étaient prévus pour deux personnes. Alors, voir une véritable auberge apparaître pour loger leur groupe, ce n'était pas si étonnant... et plutôt opportun.
Même si, évidemment, une armée aurait été mille fois plus indiquée.
Mais le pipeau n'offrait peut-être rien d'offensif, de potentiellement destructeur...
Il grimaça. Il se cherchait des excuses.
L'instant suivant, il se levait. Ses propres affaires étant déjà rassemblées, il fit son possible pour aider les autres. La demande de Guéric s'adressait à tout le monde, non ? Alors, il s'en tenait juste à sa parole...

Taliesin participa donc au transfert de leurs affaires vers la nouvelle salle que le pipeau avait ouverte. Ce n'était pas à proprement parler une auberge, mais la vision qui s'offrit à leurs yeux était néanmoins incroyable.
Il s'agissait d'une vaste grotte aux parois luminescentes, diffusant une clarté orangée, en mouvement. Des concrétions formaient des tables et des bancs en son centre, autour d'un trou où clapotait un liquide épais, rouge vif. Le long des murs se trouvaient des lits de pierre pourvus de fourrures et de matelas confortables, juste assez pour qu'ils s'y logent tous les treize. Dans un coin bullait doucement un bassin d'eau chaude.
Et il y faisait délicieusement bon.
Martin frôlait les murs du bout des doigts, Elerinna s'était accroupie devant le trou écarlate.
" C'est de la lave." fit la prostituée.
" On dirait." répondit le courtisan.
" C'est vrai que c'est une île volcanique, après tout." murmura Ruyven.
" Ça reste absolument impossible." dit Martin. " Impossible. Il y en a tout autour."
" Mais on ne va pas cracher dessus." ajouta Guéric qui avait, avec l'aide de George, fait glisser Griselda dans le conduit.
Il déposa la jeune femme dans l'un des lits puis la recouvrit d'une couverture. Jehan testait l'un des matelas voisins avec félicité.
" J'ai bien envie de me laver, moi." fit Bellyra en plongeant la main dans l'eau.
Victor sourit à Taliesin.
" Tu étais si mal installé ?"

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