La Couronne de Cuivre

-Sauf que ça le décalerait complètement...
Il réfléchit quelques instants.
-Allez, je lui laisse encore une heure puis j'irai le chercher. Au besoin, il pourra faire une sieste dans l'après-midi.
Et sinon, eh bien... il s'endormirait plus tôt le soir venu, voilà tout.

Victor fit son apparition avant que l'ultimatum n'arrive à expiration. Et il était à peine assis, devant une assiette de gruau au miel et aux fruits secs, qu'un jeune homme à la mine incertaine entra. Il balaya la salle du regard et celui-ci s'éclaira lorsqu'il tomba sur Taliesin et les garçons. Il parut cependant surpris lorsqu'il réalisa que l'un d'entre eux en était toujours au petit déjeuner.
" Vous êtes messires Taliesin, Victor et Baptiste ? demanda-t-il d'un ton sérieux, mais mâtiné d'un accent rude, difficilement dissimulable. Je suis Albert, du Redoutable, et je vous apporte message que nous appareillerons demain après l'aube."

-C'est bien nous, répondit-il, amical. Merci beaucoup pour cette bonne nouvelle.
Il lui sourit.
-Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?
Eh bien, ça n'avait pas traîné ! Ce dont il ne pouvait évidemment que se réjouir.

" Non, c'est bien gentil, dit le marin, un peu décontenancé par la proposition. Mais bon, c'est mieux d'embarquer ce soir, sauf si vous êtes très matinaux.
— On va embarquer ce soir ! dit Victor.
— C'est mieux." répéta le matelot.
Il s'inclina.
" Vous savez où nous trouver."
Puis il s'esquiva.
" j'espère qu'on peut embarquer après le repas." dit Baptiste.

-Il suffira de manger tôt ! dit le barde.
Il sourit à nouveau.
-Bon, mais du coup, raison de plus pour profiter au mieu de notre dernière journée en ville... et sur la terre ferme.

" Et bien moi, je vais profiter de cette journée... en prenant un excellent bain ! s'exclama Baptiste, avec un sourire ravi. L'eau de mer, bof, et la promiscuité est toujours exécrable dans ces bateaux. Sans compter que si ça se trouve, on partage un dortoir avec tous les voyageurs."
Victor acquiesça.
" Moi, dès que j'ai fini de manger, je fais ma tournée des Temples. Le Temple de Tymora est tout près... puis je remonte chez Lathandre... et puis... je pourrais aller chez Mystra...
— Pourquoi chez Mystra ?
— Et pourquoi pas ? Il faut assurer tous ses arrières."

Fichtre, sa crise mystique n'était pas passée, avec la nuit : elle semblait même avoir empiré. Restait à espérer qu'elle serait de l'histoire ancienne une fois à Eredhun, sans quoi ils n'étaient pas sortis de l'auberge.
-Comme tu veux, Victor. Mais je te demande d'être ici pour l'heure du repas, d'accord ?
Il n'entendait pas visiter tous les temples de la ville pour l'y dénicher.

" Oui, chef !" répondit joyeusement Victor.
Baptiste terminait — enfin — son repas.
" En fait, c'est du pragmatisme, dit-il.
— Exactement. Moi je prie les dieux, puis je suis relax et je n'ai peur de rien. Toi, tu les méprises, et après tu te caches sous ta couverture. Chacun sa technique. La mienne me réussit bien, jusqu'ici, alors pourquoi en changer ?
— Parce que c'est une technique débile.
— Libre à toi de le penser !"

Le barde leva les yeux au ciel et fit une prière silencieuse pour que ces deux-là cessent de s'écharper à propos de religion. Ou, mieux encore, d'en parler, tout bonnement.
-Allez les gars, si vous voulez faire tout ce que vous avez envie de faire, il est temps de vous y mettre. Et on se retrouve ici pour le repas de midi, sans faute.
Lui-même se promènerait probablement dans le quartier, sans but précis hormis, peut-être, de trouver un coin discret où s'entraîner. Mais c'était assez illusoire : où qu'il aille, il y aurait des témoins. Or, comme il ne tenait pas à se donner en spectacle, il s'en tiendrait probablement à la balade.

" Le repas de midi ? dit Victor, stupéfait. Il est déjà presque midi !"
Il exagérait un peu, mais pas tant que ça.
" Bon, mais je peux revenir après le Temple de Lathandre, et je ferai Mystra dans l'après-midi, alors..."
Baptiste, lui, s'était levé et avait gagné le comptoir, où il organisait probablement le remplissage de son baquet. Comme ils quittaient l'auberge avant la nuit, il était cependant probable qu'on leur demande de libérer leur chambre assez rapidement.

Ce ne serait pas bien difficile, puisqu'ils n'avaient pas défait leurs bagages, n'en tirant que le strict nécessaire. Taliesin allait néanmoins faire un tour dans leur chambre pour s'en assurer et pour descendre ses affaires ainsi que celles de Victor : ce serait déjà ça de fait. Peut-être en profiterait-il pour demander à ce qu'on garde l’œuf au chaud, œuf que son propriétaire avait plus que probablement déjà oublié.
Ensuite, ce serait la promenade.

Mais Victor n'avait pas oublié l'oeuf : il l'avait placé sur son oreiller, et enrubanné de multiples vêtements... qu'il avait justement sortis de son sac, sans réellement se soucier de la manière. Le sac, non défait la veille, l'était à présent complètement, car le gamin avait sélectionné les étoffes les plus chaudes et les plus douces. Baptiste, remonté pour prendre son bain, haussa les sourcils avec un sourire hilare. Victor, lui, était toujours en train de petit déjeuner.
" Dilemme, dilemme, dit le gosse présent. Bras de fer ou capitulation ?"

-Arrondir les angles, ce n'est pas capituler. En plus, ce qu'il a fait partait d'une bonne intention.
Comme il avait du temps devant lui, il rreferait le sac de Victor, ne laissant qu'un ou deux vêtements autour de l’œuf. Puis sa balade initialement sans but aurait lieu... mais avec un objectif : trouver un peu d'étoffe pour protéger le prix gagné la veille par le gamin.

Baptiste ne fit aucun commentaire, se contentant de rassembler les affaires dont il avait besoin avant de filer à la salle d'eau. Il devenait extrêmement adroit de sa main restante, utilisant parfois sa bouche, parfois un pied, parfois un élément dans son environnement pour compenser l'inutilité de son bras gauche. Il demandait de l'aide, aussi, sans gêne particulière.
Quand Taliesin atteignit la salle de l'auberge, Victor avait disparu. La tenancière sourit au barde.
" Il a dit que vous saviez où il allait !" se défendit-elle.

-C'est bien le cas.
Il sourit.
-J'ai descendu une partie de nos affaires, pour libérer la chambre au plus vite : Baptiste amènera le reste dès qu'il aura fini de se laver. Où puis-je les déposer, en attendant notre départ ? Oh, et j'ai aussi un œuf à tenir au chaud...

" Laissez-les là. Sam s'en occupera quand il revient du marché."
Elle s'interrompit.
" Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'oeuf ? C'est un vrai ? Je peux le voir ?"

-Bien sûr. Victor l'a gagné hier, sur le stand dt tir à l'arc du Parc...
Ayant déposé leurs affaires au sol, il déballa l’œuf et le montra à la tenancière.
-Mon épouse, si elle était avec nous, aurait sans mal identifié à quelle espèce il appartient. Mais moi... Cela ne me dit rien.

L'elfe le prit précautionneusement.
" Ce n'est pas un oeuf d'oiseau, en tout cas, dit-elle. Trop rond... et vous sentez la coquille..."
Elle l'invita à passer le doigt sur sa surface rugueuse.
" C'est un oeuf de reptile. Et vu la couleur... d'un reptile peu ordinaire. Il l'a vraiment reçu au stand d'archerie ? On distribue vraiment n'importe quoi, durant ces mois estivaux... Un peu plus de contrôle ne ferait de mal à personne..."

Taliesin esquissa une grimace.
-J'espère quand même qu'ils ne lui ont pas refilé une bestiole dangereuse ou trop difficile à gérer. Parce que si l’œuf éclôt, Victor va s'attacher à ce qui en sortira...
Il avait le chic, celui-là, pour choisir ses lots !

" Allons, positivez ! Vu sa taille, ça ne peut pas être un oeuf de dragon... ni d'un de ces horribles reptiles gigantesques qui peuplent les jungles mazticannes."
Elle sourit.
" La couleur est originale... Ça vient peut-être quand même de Maztica. Mais vous allez à Eredhun, n'est-ce pas ? Vous poserez la question à un prêtre d'Oghma... Il vous dira ce qu'il en est. Et si c'est un serpent au venin mortel... Vous l'échangerez discrètement contre autre chose !"

-En effet.
Son sourire revint.
-Je vous confie la garde de cet œuf mystérieux. Je vais aller acheter de quoi l'emballer avec autre chose que des vêtements.
Restait à espérer qu'il ne faisait pas tout cela pour un serpent venimeux !

" Vous devriez trouver des plumes... ou du coton... et une boîte un peu solide. C'est vite cassé, ces choses-là... Un carton à chapeau serait parfait. Vous devriez retourner chez les Novembre, là où vous avez acheté les vôtres : ils auront tout ce qu'il vous faut !"
Elle sourit.
" Ou alors autrement, c'est bien aussi."

-Oh, je vais me faire un devoir de suivre vos conseils : ils me paraissent des plus judicieux. Je vous en remercie, d'ailleurs.
Une boîte bien rembourrée avec des plumes ou du coton avait de fortes chances d'assurer la survie de l’œuf durant leur traversée.
-Bon, je me mets en route. Merci encore !
Son séjour à l'Ombre de l'Arbre serait décidément un bon souvenir, et pas uniquement pour les délicieuses tartes qu'on y servait, songea-t-il en prenant la direction de la chapellerie.

Revenu de ses courses, Taliesin ne s'attarda pas à l'extérieur de l'auberge pour fumer, comme il en avait pourtant envie : d'abord, il avait à faire à l'intérieur. Cela commencerait par s'assurer que Baptiste était sorti de la salle d'eau - sans quoi, il l'inciterait à se hâter ; ensuite, il placerait l’œuf de Victor dans son nid ; puis, après avoir bouclé le sac du gamin, il s'autoriserait enfin une petite pose tabac.

Baptiste avait terminé et était même sorti, seul, dans les rues de la capitale. Victor n'était pas encore rentré. L'aubergiste, un sourire réprimé aux lèvres, invita Taliesin à faire son nid. Il était près de midi et les tables commençaient à se remplir des premiers convives, qui désiraient boire un verre avant le repas. Ils observèrent Taliesin avec curiosité mais sans le moindre commentaire. Peut-être s'attendaient-ils à un peu de bizarrerie de la part d'un elfe. Les fenêtres ouvertes invitaient l'été à l'intérieur, mais quand Taliesin voulut allumer sa pipe, l'aubergiste le guida vers le jardin de l'auberge, où elle cultivait un joli potager et élevait quelques poules. Les pieds dans ce coin de campagne minimaliste, le barde put enfin faire une petite pause, réchauffé par l'été rayonnant.

Tout en fumant, le barde refit mentalement la liste des tâches à accomplir. Et parvint une nouvelle fois à la conclusion que tout avait été fait, qu'ils étaient parés au départ.
Ne restait plus qu'à occuper l'après-midi, à prendre un dernier bon repas à l'Ombre de l'Arbre, puis à embarquer. La partie la plus agréable du périple était derrière eux, car la suite les rapprocherait d'obligations qui n'étaient pas exactement réjouissantes. Toutefois, il ne doutait pas que le voyage serait malgré tout émaillé, ici et là, de bons moments.

Baptiste fut le premier à rentrer et il demeura à bonne distance, fronçant le nez et tentant d'éviter de se trouver dans la trajectoire de la fumée.
" J'ai réfléchi à une chose, annonça-t-il. Est-ce qu'on ne devrait pas apporter un cadeau à mon père ? Est-ce que ce n'est pas quelque chose qui se fait... quand on est invité ? Un gage de bonne volonté ?"

Le barde, pris au dépourvu par la question, s'accorda le temps de la réflexion.
-Je lui ai déjà témoigné de grandes marques de bonne volonté, et accepter de le rencontrer chez lui n'est pas la moindre d'entre elles, répondit-il doucement. Cependant, si tu trouves approprié de lui apporter un cadeau, je n'y vois pas d'inconvénient et je te donnerai de quoi l'acheter.

" J'ai pas d'idée, avoua Baptiste. Je trouve impoli d'arriver les mains vides, mais dans le même temps... Comme je ne le connais pas... J'ai des images de gentilhomme à la campagne... mais ce sont des préjugés... Je pourrais aller à la bibliothèque me renseigner sur Averlande... Ou alors aller jusqu'à la Maison-Carrefour... Là, ils auront peut-être des informations... Mais en fait, c'est peut-être encore pire que de ne rien savoir..."

-Peut-être. Je ne sais trop quoi te dire à ce niveau, parce qu'il m'est difficile de me mettre à ta place.
Il se tut un moment, songeur.
-Après, tu peux aussi te dire que pour lui, le plus beau des cadeaux est de te voir.
Ils facilitaient quand même grandement la tâche à cet homme, qui pouvait rester tranquillement chez lui tandis qu'eux s'infligeaient le déplacement et les coûts qu'il entraînait. Sans compter que ce n'était pas par courtoisie qu'il les recevait chez eux, mais parce que cela l'arrangeait. Dès lors, un cadeau semblait des plus superflus, en ce qui le concernait du moins. Mais en cela comme pour le reste, son ressenti n'avait aucune espèce d'importance et il fallait faire les choses comme Baptiste les sentait.

La Couronne de Cuivre

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