La Couronne de Cuivre

Dymphéa avait tout écouté sans broncher, opinant de temps en temps du chef, les lèvres toujours pincées. A la mention de son fils, elle lâcha un léger soupir et passa une main lasse sur son visage, puis sourit doucement. Elle laissa Astrée terminer, cependant.
" Je savais que cette sortie était une mauvaise idée, murmura-t-elle, finalement. Mais le sens de l'honneur de Sheldon est obsolète et il n'était pas prêt à l'entendre. C'est difficile d'accepter qu'un mode de vie et de penser est désormais révolu, quand on a été élevé pour le protéger. L'avez-vous vu ? Est-il toujours vivant ?"

Astrée hocha la tête.
"Oui, il est vivant, je l'ai vu. Ils l'ont... attaché... sur une place du village. Et ils l'exposent ainsi. Pour démoraliser les autres je pense, et pour l'humilier. Il ne peut ni bouger, ni parler, ni voir ce qui se passe autour de lui. J'ai entendu les montequins parler. Ils veulent le dompter... ou le tuer s'ils n'y parviennent pas d'ici une quinzaine de jours. Et le manger, ajouta-t-elle plus bas, baissant la tête.
Elle soupira, et précisa.
"Je le sens plein de colère... Mais J'ai fait sortir Byron de sa prison cette nuit, il a pu lui parler et on lui a enlevé son bâillon pour qu'il puisse répondre. Je ne sais pas ce qu'ils se sont dit. Il m'a juste demandé d'aider Byron à fuir. Votre fils n'osait pas s'enfuir sans avoir sa permission, expliqua-t-elle avec une grimace. C'était un comportement qui échappait à sa logique humaine.

Dymphéa eut un sourire triste.
" J'imagine que ça ne doit pas être facile à comprendre pour vous... Mais Sheldon est le sang de la harde. C'est notre chef, c'est notre essence, comme l'était son père avant lui. C'est un poids terrible pour des épaules aussi jeunes, d'ailleurs. Byron est son messager, mais c'est une mauvaise traduction, en langue commune. Pour notre peuple, c'est beaucoup plus : Byron est... disons son ombre. Pour lui, fuir sans Sheldon est déjà à la limite de l'imaginable... Alors fuir sans le prévenir... Ce n'est simplement pas envisageable. Mais si Byron a l'intention de partir avec vous, c'est que Sheldon lui en a donné la permission. C'était nécessaire, et vous avez bien fait d'accéder à sa demande."
Elle soupira.
" Notre société est extrêmement hiérarchisée, cela ne peut qu'être choquant pour une humaine, surtout si vous avez baigné dans les idéaux d'égalité qui règnent en certains endroits d'Hélonna. Nos moeurs évoluent, cependant, au fur et à mesure de nos contacts avec d'autres espèces. Mais ces choses prennent du temps."
Elle secoua la tête.
" Ce qui est important, à l'heure actuelle, c'est que tant que Sheldon est vivant, la harde ne peut se choisir de nouveau chef. Et si nous n'avons pas de chef, cela veut dire que les décisions vont pouvoir se prendre... un peu plus à l'humaine. En cela, votre témoignage est important."

"Je comprends..."
Ou du moins elle essayait. C'était certainement une bonne chose, qu'ils ne se désignent pas tout de suite un chef. Du moins pas un chef aussi hargneux que Sheldon.
"Pourtant, c'est étrange... La première chose que Byron m'avait dit, c'était que je devais prévenir la harde pour que vous choisissiez un nouveau chef. Et c'est ce que les humains redoutent le plus, d'ailleurs : qu'il y ait un nouveau chef qui prenne le relais. Les chasseurs disaient qu'il faudrait attaquer avant que cela se produise. Je ne sais pas s'ils le feront, ni quand, ni si les plus modérés parviendront à convaincre les autres de vous laisser en paix. Mais peu importe de toute façon. Il faut trouver un moyen de libérer les centaures prisonniers...

Elle lui sourit.
" Cela fait des années que nous aimerions y parvenir, murmura-t-elle. Nous avons envoyé des émissaires pour négocier et ils ont été asservis. Nous les avons attaqués et il y a eu de nombreux morts dans les deux camps... Mais Astrée, imagines-tu la prospérité que connait leur village grâce à notre force de travail ? Pourquoi y renonceraient-ils ? Nous ne sommes pas humains, ni elfes, ni nains... Nous sommes des animaux. Ils le pensent. Et je suis sûre que certains d'entre eux pensent même que nous profitons de cet arrangement. On nous arrache à notre sauvagerie, on nous civilise... en nous exploitant."
Elle soupira.
" Byron a raison de penser que nous devons nous retrouver une direction... mais il a tort de penser que nous ayons besoin d'un nouveau chef. Il est vrai que certains estimeront que Sheldon est déjà mort, que de toute façon, les humains le tueront, car il est impensable pour nous d'imaginer qu'ils puissent parvenir à le plier. Si Sheldon cédait, l'estime de notre propre race volerait en éclat. Certains des humains l'ont compris, et c'est sans doute ce qu'ils cherchent à faire croire aux centaures captifs. Mais j'ai vu Sheldon naître. Je l'ai vu grandir et se préparer. Il connait les enjeux et donc, oui, il est probablement déjà mort. Mais tant qu'il ne l'est pas, nous pouvons forcer des prises de décision collégiales."
Elle se leva.
" Viens, rejoignons la harde. J'ai des personnes à te présenter. Les Montequins pensent que sans notre chef, nous sommes désoeuvrés. Beaucoup le sont. Mais pas tous..."

Astrée se leva à son tour et la suivit en silence, tournant et retournant les mêmes questions dans sa tête.
La situation lui apparaissait inextricable. Ni les négociations passées, ni les guerres, n'avaient abouti par le passé, elles aboutiraient encore moins maintenant que la harde était si peu nombreuse. Est-ce que libérer tous les centaures capturés au cours des dernières années suffirait à rééquilibrer les forces ? Combien étaient-ils d'ailleurs ? Peut-être trente dans l'"écurie" où était retenu Byron, et il y en avait une autre... C'était énorme en regard du nombre de centaures restant libres. Oui, ça pouvait sans doute rééquilibrer quelque peu les forces. Mais serait-ce suffisant pour faire pression sur les Montequins ?
Reynald avait aussi parlé de prévenir les autorités... Mais quelles autorités ? Y avait-il une loi sur Hélonna qui interdisait d'asservir une autre race ? Peut-être après tout. Mais trouverait-il quelqu'un pour l'entendre, pour la faire appliquer, alors que les esprits étaient tournés vers la guerre en Dorrandin ? Qui donc se soucierait d'une harde de centaures ? Personne, elle était prête à le parier. Bon, elle pouvait feindre de croire l'inverse et dire aux villageois que des soldats étaient en route...
Et Dymphéa avait bien analysé la situation : la grande majorité des montequins les considéraient comme des animaux. Qu'il fallait chasser et abattre parce qu'ils étaient dangereux, pour Hugo. Qu'il fallait domestiquer, pour Caribert. Ou qu'on pouvait faire cuire, pour Antoine. Était-il possible de les convaincre que ce n'étaient pas de simples bêtes alors que trente année d'"éducation" -de bourrage de crâne- leur affirmait le contraire ? Les montequins les plus anciens, pourtant, devaient se souvenir d'avant, de l'époque où les centaures étaient considérés comme autre chose que des bêtes. Avaient-ils oublié ? Ou était-ce juste plus confortable de le nier pour profiter d'une main d'oeuvre gratuite ? Serait-il possible de faire évoluer les mentalités de ceux qui avaient simplement été induits en erreur ? Jamais ils n'accepteraient de voir ce qui allait à l'encontre de leurs croyances...

Dymphéa guida Astrée dans l'herbe. La centaure était parfaitement calme, semblant ne pas se soucier particulièrement d'être discrète ou attentive. Elles traversèrent la clairière puis s'engagèrent sur une piste d'humus, qui avait été martelée par de nombreux sabots, parmi de grands arbres, chênes, ormes et charmes.
" Comment va Byron ? demanda-t-elle soudain, arrachant Astrée à ses pensées troublées. Est-ce qu'il tient le coup ? Ce n'est pas un garçon taillé pour ce genre d'épreuves, je le crains... On ne prépare jamais assez ses enfants à ce genre de désastres."

Astrée hésita. Byron lui avait dit de ne pas trop inquiéter sa mère. Mais comment pourrait-elle une seule seconde lui cacher quoi que ce soit ? Et puis, elle la devinait suffisamment sage pour faire face... Enfin, elle l'espérait.
Elle s'efforça de choisir ses mots pour donner une vision plutôt positive de la réalité.
"Il va aussi bien que possible étant donné sa situation... Il veut de tout cœur se montrer fort, faire passer la harde avant sa propre sécurité. Il m'a dit que sa vie ne comptait pas, il ne voulait pas que je l'aide. Donc on peut considérer qu'il tient le coup plutôt bien. Mais... j'ai senti aussi sa solitude, sa peur, même s'il essaie de les dissimuler le mieux possible. C'est très dur pour lui de voir Sheldon prisonnier. "
Elle soupira.
"Mais vraiment, pour le moment il tient bon. Je lui ai promis de revenir très vite, je sais que ça va l'aider."
Il en avait besoin, elle le sentait.

Dymphéa lui sourit et lui prit la main un instant, la serrant doucement, avant de continuer à marcher.
" Je suis certaine que tu lui as donné beaucoup d'espoir. C'est rare, d'offrir ce don à quelqu'un qu'on ne connait pas. Encore plus rare quand cela se passe entre deux races. Nous avons de la chance que tu sois venue vers nous, dit-elle finalement. M'expliquerais-tu ce qui fait que tu t'es aventurée dans cette région oubliée des dieux ? Je ne suis pas assez pieuse pour y voir le sabot de Skerrit, notre dieu.."
Elles cheminaient dans la forêt, tranquilles. Un aigle cria dans les hauteurs. Astrée distingua de nombreux troncs et rochers qui portaient des gravures ou des peintures similaires à ce qu'elle avait déjà pu observer près du chêne mort. Les lieux paraissaient sereins, à mille lieues des souffrances de Montequine.

"C'est... assez compliqué en fait. Mais je vais essayer de vous raconter toute l'histoire."
Non, ça n'était pas si compliqué. Mais certainement très long. Heureusement qu'elles avaient une bonne marche devant elles.
"A l'origine, c'est une herboriste de Luménis, Isudë, qui m'a envoyée par ici. Je sais que vous la connaissez, elle m'avait dit de vous transmettre ses salutations si j'avais la chance de vous rencontrer..."
Elle sourit à Dymphea.
"Elle ne m'avait pas dit que vous étiez une centaure... Et donc, elle m'a envoyée ici pour trouver quelques plantes médicinales rares, mais aussi pour venir en aide à une guérisseuse qui cherche à sauver un petit garçon paralysé. Il y a une légende à propos d'un arbre miraculeux, qu'on appelle l'arbre de vie, ou l'arbre qui est, qui se trouverait dans ces montagnes et qui pourrait peut-être le soigner... la guérisseuse rêvait que j'en rapporte une bouture..."
Elle n'était pas sensée soupçonner que Dymphéa avait le moindre lien avec cet arbre, aussi mieux valait ne pas trop s'attarder sur le sujet.
"Apparemment, c'est un arbre qu'on ne peut trouver comme ça, je ne suis pas trop sûre d'avoir compris ce qu'il était en fait, et je doute qu'on puisse en tirer une quelconque bouture... Mais comme j'ai promis d'essayer, que je veux aider cet enfant, et bien je suis venue par ici, un peu par hasard. Lorsque je suis arrivée à Montequine, les villageois ont tout fait pour me convaincre de repartir très vite, parlant de nombreuses espèces féroces vivant dans les parages. Puis... Sheldon et les autres ont kidnappé une petite fille du village. Comme je posais des questions, les montequins m'ont expliqué que vous étiez en guerre. J'ai... proposé de les aider à retrouver l'enfant."
Elle soupira.
"Je ne comptais pas attaquer les centaures. Juste essayer de libérer la petite. J'espérais aussi... mieux comprendre. Ils me disaient que les centaures étaient des bêtes violentes et dangereuses, et... je voulais savoir, par moi-même, si c'était vrai. Et je voulais sauver l'enfant. Mais ça a mal tourné. Les deux chasseurs qui étaient avec moi ont été tués. Byron a été blessé par une flèche empoisonnée. Alors Sheldon m'a faite prisonnière pour m'obliger à le soigner. J'aurais bien voulu leur expliquer que je n'étais pas d'ici, que je n'étais pas une ennemie... Mais il n'y avait que de la haine dans leurs yeux, ils ne m'auraient pas écoutée, et j'étais terrorisée. J'ai soigné Byron de mon mieux, et je l'aurais fait de toute façon même sans menace. Lui n'avait pas cette haine en lui, je le sentais différent. Mais ensuite... Byron allait mieux, et je savais qu'ils allaient me tuer dès qu'il serait guéri, je le devinais à leur regard. Alors... j'ai fini par envoyer mon familier guider les villageois pour qu'ils viennent nous secourir, moi et la petite fille... Donc c'est de ma faute si les vôtres ont été pris... je m'en veux maintenant que je sais..."
Elle baissa la tête mais enchaîna très vite.
"Après j'ai vu les traces qui avaient été laissées, j'ai compris qu'ils ne les avaient pas tués mais ramené au village, j'ignorais pourquoi. J'ai pensé au centaure gris que j'avais soigné, j'ai voulu lui venir en aide, alors j'ai fouillé. J'ai découvert l'autre Montequine, dans la vallée close. Et j'ai su ce qu'ils faisaient aux centaures. Alors j'ai voulu aider... à réparer un peu tout ça."

Le visage de Dymphéa était resté pensif durant tout son récit, ne s'animant ni quand elle mentionna l'Arbre de Vie, ni quand elle expliqua dans quelle situation elle avait rencontré les centaures et aidé à leur capture. Seul le nom d'Isudë la fit sourire, mais elle demeura ensuite silencieuse, tandis qu'elles gravissaient une pente de plus en plus raide, couverte d'arbres moins hauts, que le vent avait déformés.
" Tu as sauvé la vie de mon fils une fois, et tu entends le faire une seconde fois. Juste pour cela, je te suis redevable. Je te conseille cependant de ne pas mentionner le rôle que tu as joué dans la capture des nôtres. Je sais que tu pensais bien faire et que tu songeais à survivre. Je le comprends. Sheldon t'aurait effectivement tuée. Ou Kess. C'est leur rôle. Mais il est des membres de la harde qui estimeront que tu t'es compromise à tout jamais en posant ces actes."
Elles redescendirent dans un petit bois de chênes-lièges, retrouvèrent le cours d'une petite rivière, que Dymphéa franchit d'un bond avant de grimacer en réalisant que la rôdeuse devrait se mouiller.
" Nous y sommes presque... c'est juste derrière ce fouillis de vignes et de chèvrefeuille..." dit-elle en désignant un taillis imposant, plus loin sur la berge.

Astrée se doutait bien que ce qu'elle avait fait risquait d'être extrêmement mal perçu par les centaures. Mais elle avait confiance en Dymphéa. Après tout, Isudë, Reynald, Byron, tous lui avaient dit qu'elle pouvait lui faire confiance. Elle se devait donc d'être complètement honnête avec elle. Certes, il n'était pas évident de lui avouer qu'elle avait contribué à la capture de son fils, mais puisque Byron lui-même ne lui en voulait pas, puisqu'il lui faisait confiance, elle ne souhaitait pas cacher sa responsabilité à sa mère... Et puis, elle voulait lui expliquer pourquoi elle tenait tant à les aider. Mais il était évident, en revanche, que d'autres que Dymphéa ne comprendraient pas. Kess et Sheldon n'étaient certainement pas les seuls centaures à éprouver une telle haine contre les humains, et ce genre d'acte pourrait peut-être lui coûter... la vie.
Elle se déchaussa pour franchir la rivière à son tour, sans se soucier de mouiller ses vêtements, puis se rechaussa. L'angoisse la prenait aux tripes maintenant qu'elle allait devoir affronter la harde. Elle avança sagement en arrière de Dymphea, le coeur battant un peu trop fort.

Dymphéa lui lança un sourire encourageant puis se remit en marche. Mais le mur de verdure s'ouvrit avant qu'elles ne l'atteignent, comme par magie, branchages, feuilles et fleurs timides s'écartant pour laisser passer un centaure. Il avait un aspect beaucoup plus curieux que ses congénères. Sa robe était blanche marquée de larges taches noires, ses crins et ses cheveux étaient blonds, et il portait une tunique verte, longue, qui touchait presque le sol devant ses sabots. Son visage était beaucoup plus animal que celui de Dymphéa, Byron ou même Sheldon. Il avait la mâchoire plus allongée, un nez pointu et les yeux dorés. De son crâne s'élevaient des bois de cerf. Il marcha lentement dans leur direction, s'appuyant sur un bâton de bois noueux, et Dymphéa s'écarta de sa trajectoire, le visage soudain vide de toute expression. Mais il ne la regardait pas, il ne regardait qu'Astrée. Ses traits étaient tranquilles mais curieux, elle n'y lut ni animosité, ni franche bienveillance. Il vint jusqu'à elle et s'arrêta, sans rien dire, circonspect. Elle vit qu'il était, lui aussi, très jeune. A moins que ce ne soit un effet de sa physionomie étrange.

Astrée aurait bien voulu savoir ce qui était attendu d'elle. Si elle était sensée se taire, par respect, ou parler au contraire. Ce qui serait bien ou mal perçu. Ce centaure-ci était étrange. Pourquoi s'appuyait-il sur un bâton alors qu'il semblait jeune ? Était-ce... le shaman peut-être ? Et pourquoi Dymphea s'écartait-elle ainsi, avec un regard si... neutre ? Il ne semblait pas agressif, plutôt curieux. La rôdeuse se dit que son visage à elle devait sans doute refléter autant de curiosité... et un peu de crainte aussi.
"Bonjour..." dit-elle finalement. Elle avait le trac, cela devait s'entendre.
Puis elle attendit qu'il lui fasse savoir si elle devait parler encore, dire qui elle était, ou se taire, ce qui était le plus probable.

Le centaure sourit.
" Bonjour." répondit-il, simplement, d'une voix mélodieuse.
Il prit une profonde inspiration.
" Tu sens mauvais, ajouta-t-il. Tu sens la peur et le renoncement, la souffrance et la haine. Ce sont de mauvaises odeurs. Mais elles sont sur ta peau sans être à l'intérieur, c'est bien. Il faudra quand même que tu te laves. Nous percevons ces parfums, la plupart ne les comprennent pas, mais ils les influencent à leur insu. Dymphéa va te mener aux bassins pour que tu puisses atténuer leur violence."
Il leva ses yeux jaunes vers la vieille femme, qui s'approcha.
" Farro et Maelwys sont de retour et ils ont trouvé la piste.
— Je le craignais.
— Cesse de t'en inquiéter, alors. Allez. Je vous attendrai aux pierres."
Puis il fit volte-face et la végétation s'écarta à nouveau pour le laisser passer.

Il n'avait pas eu l'air autrement surpris de la voir. Sans doute parce que Dymphéa avait prévenu certains de ses congénères qu'une humaine allait leur rendre visite. Elle ne remercierait jamais assez Reynald de son intervention.
"Ce sont les odeurs de l'écurie où sont retenus les centaures prisonniers..., expliqua-t-elle, bien inutilement. Je n'ai pas pensé que ça pouvait être important. Je vais me laver et me changer..."
Cela lui ferait le plus grand bien, de toute façon.
"Dites-moi... Qui est-ce ?"
Et de quelle piste parlait-il ? Mais après tout, peut-être que cela ne la concernait pas.

Dymphéa la prit par la main et l'entraîna à nouveau vers la rivière. Astrée entendit le fracas d'une cascade un peu plus loin en contrebas.
" C'est Neffen, notre shaman, dit-elle. C'est le garant de nos traditions et la mémoire de la harde. Il est un peu magicien, aussi. Et un peu druide. Mais il n'est ni l'un ni l'autre... C'est le shaman."
Elle s'engagea sur une sente rocailleuse, qui longeait une série de petites cascades. Son sabot était sûr et elle ne dérapa à aucun moment. L'eau de la rivière s'écrasait finalement dans un large bassin de roche, puis s'échappait vers un second et un troisième, avant de reprendre un cours plus normal. Si les deux premiers bassins étaient vides, deux enfants centaures s'égayaient joyeusement dans le dernier. Cependant, dès qu'ils aperçurent Dymphéa et sa compagne, ils bondirent hors de l'eau, apeurés, et filèrent sans prendre le temps de ramasser leurs vêtements.
" Il ne faut pas t'en faire, murmura Dymphéa. Ils n'ont jamais vu d'humains, pour ainsi dire, et les histoires qu'on leur raconte ne sont pas très positives. Prends le temps de te laver. Je vais t'attendre sous un arbre..."

Astrée était désolée d'avoir fait fuir les enfants centaures. Certes, vu leur situation, leur peur était compréhensible. Elle en voulait aux montequins d'avoir, par leur attitude, instauré une telle défiance réciproque entre les deux races. Elle se dit que d'ici quelques minutes, ils auraient prévenu les adultes qu'une humaine se trouvait aux bassins, et qu'elle avait peut-être relativement peu de temps pour se laver avant que des yeux curieux voire hostiles viennent voir ce qui se passait ici, aussi ne traîna-t-elle guère : un bon bain relaxant n'était pas encore à l'ordre du jour.
Elle gardait à l'esprit les paroles du shaman sur son odeur. Paroles qui n'étaient guère diplomates, sans doute, mais elle ne s'attendait pas à autre chose venant d'une race étrangère à la sienne : leurs ressentis, leurs marques de politesse ou de mépris étaient forcément différentes de celles des humains. Elle se récura donc au savon, frottant plus fort qu'elle se souvenait l'avoir jamais fait, lava abondamment ses cheveux au savon noir, et mit les vêtements les plus propres qu'elle put trouver, évitant ceux qu'elle avait dû sortir de son sac lorsqu'elle cherchait de quoi envelopper les sabots de Byron. Elle s'efforça même de laver l'extérieur de ses chaussures. Il faudrait qu'elle fasse une lessive, qu'elle lave sa couverture aussi. Plus tard. Demain, peut-être...
Puis elle s'en revint vers Dymphéa, à peu près certaine d'avoir éliminé toute odeur de peur et de haine. Ces instants de répit, seule, à s'occuper simplement d'elle-même dans un cadre enchanteur, lui avaient fait du bien. Elle se disait que le shaman était bien étrange. Il l'intriguait. Lui saurait lui raconter l'histoire de cette guerre, sans doute, mais elle en connaissait déjà l'essentiel après tout. Peut-être devrait-elle faire attention à la façon dont elle s'adressait à lui, peut-être y avait-il des codes à respecter. Il fallait qu'elle observe tout cela.

Dymphéa se redressa à son approche et lui sourit doucement.
" C'est parfait. Allons-y." dit-elle.
Elles empruntèrent un autre chemin, parvinrent bientôt dans un petit vallon plus aride, couvert de bruyères et d'herbes hautes, au centre duquel se dressaient trois pierres moussues. Le shaman errait entre elles, décrivant un parcours de courbes invisibles, devant la première, derrière la seconde, autour de la troisième, dans un sens puis dans l'autre. Il ne les regarda que lorsqu'elles furent à proximité et leur sourit, une expression qui rendait son visage encore plus inhumain. Il fit signe à Astrée de venir à ses côtés puis ils s'engagèrent sur une sente ancienne, qui remontait de l'autre côté de la cuvette, toujours dans une lande épineuse de taillis et de buissons.
" Regarde tout le monde dans les yeux, dit-il. Les centaures craignent la peur. Si tu as peur, c'est que tu n'as pas confiance, et si tu n'as pas confiance, tu ne peux être amie. Tu dois avoir foi dans leur bienveillance. Peut-être que l'un ou l'autre essaiera de t'intimider. Ne recule pas. Ils ne te feront pas de mal. Il est probable que certains t'ignoreront. Ne les ignore pas en retour, mais laisse leur mépris couler sur ta peau neuve. Ils rentreront dans le rang."

Astrée hocha la tête.
"D'accord... Merci pour vos conseils."
Elle se demandait quel était le but de ces étranges circonvolutions parmi les pierres dressées. Était-ce une sorte de bosquet sacré, là aussi, comme celui où elle avait rencontré la dryade ? Bah, cela importait peu. L'essentiel était qu'avec Dymphea et le shaman à ses côtés, elle ne craignait plus l'accueil qu'elle recevrait. Elle n'était pas certaine, pour autant, d'avoir réellement confiance : elle ne pouvait pas avoir confiance tant qu'elle ne les connaissait pas. Elle se fiait en Dymphéa et en Neffen, c'était un bon début. Pour les autres, elle ferait de son mieux pour ne pas laisser transparaître le moindre doute. Toujours les regarder dans les yeux, ne pas montrer de crainte. Ne pas reculer. Elle n'avait pas peur, elle était curieuse de voir la harde et d'assister aux débats qui allaient certainement avoir lieu. Mais pour être parfaitement honnête avec elle-même, elle avait tout de même un peu le trac.
Elle sourit.
"Je comprends bien qu'ils puissent éprouver de la colère ou du mépris envers les humains, étant donné ce qui se passe ici. C'est plutôt normal..., dit-elle d'un ton tranquille.
Et ces réactions ne l'effrayaient plus. Ce qui l'inquiétait était autrement plus grave : la peur d'échouer, de ne pas parvenir à libérer Byron et les autres, de ne pas réussir à mettre fin à cette situation. Mais pour l'heure, elle devait affronter la harde. Le reste viendrait en son temps.

Neffen l'arrêta alors d'un geste, puis la contourna et vint se placer devant elle. Il était plus grand qu'elle, bien sûr, mais pas tant que ça, et il se pencha pour mener son visage aux yeux jaunes à la hauteur du sien.
" Il n'y a ni colère, ni mépris, il y a terreur et haine. Ce sont des émotions beaucoup plus violentes et beaucoup plus radicales, beaucoup plus animales, beaucoup plus simples, aussi. La terreur est universelle. Le mépris ne prend racine que lorsqu'on se sent supérieur... Or, comment pourrions-nous nous sentir supérieurs à celui qui nous asservit avec tant de facilité ? Une supériorité morale, peut-être ? Hum. Le peuple centaure ne fonctionne pas sur ces principes."
Il adoucit immédiatement son discours d'une expression facétieuse.
" Puis-je te lancer un sort ?" demanda-t-il de but en blanc.

La réprimande, en quelque sorte, du shaman, fit grimacer intérieurement Astrée. Elle avait encore du chemin à faire pour parvenir à les comprendre. Elle se sentit, un moment, comme une enfant prise en flagrant délit d'incompétence et d'ignorance. Mais parvenir à comprendre le fonctionnement, la mentalité, d'une autre race n'avait rien d'évident après tout. Il ne fallait pas qu'elle oublie qu'elle leur était étrangère : elle devait faire attention à ne pas tout interpréter avec son intellect humain.
Sa question la prit tellement de court, juste après ce qui ressemblait à un sermon, qu'elle resta un instant bouche bée, avant de bafouiller.
- Je... Non... Enfin, ça dépend : quel sort voudriez-vous me lancer et pourquoi ?
Elle se dit aussitôt qu'elle aurait dû accepter. Refuser n'était-il pas un manque de confiance ?

Il la dévisagea, esquissa un sourire, puis fit un pas en arrière et volte-face, sans lui répondre. Elle l'entendit muser à mi-voix, mais ce n'était pas le rythme d'un sortilège, et il continua sa route sur la sente, comme si de rien n'était. Dymphéa remonta à la hauteur d'Astrée et lui adressa un sourire encourageant.
" Ne t'attends pas à comprendre Neffen dès la première minute, ou même le premier jour." dit-elle doucement.

Astrée avait ralenti pour attendre Dymphéa, laissant le shaman prendre un peu d'avance. La remarque de la centaure lui arracha une légère grimace.
"Je me doute... Mais j'ai juste la sensation... qu'il cherche à me juger à travers ce que je dis ou fait. C'est un peu déstabilisant", avoua-t-elle à voix basse, espérant qu'il ne l'entendrait pas.
Ce n'était pas surprenant, après tout, qu'il cherche à évaluer à qui il avait affaire. Elle était étrangère, humaine de surcroît, les centaures n'avaient aucune raison d'avoir aveuglément confiance en elle. Mais c'était un peu stressant.
"Mais je suppose que c'est normal, en fait..., ajouta-t-elle en haussant les épaules avec un sourire. Et je vais essayer d'appliquer ses conseils.

Dymphéa hoche la tête mais n'ajouta rien. Astrée parvint enfin au sommet de la colline, et découvrit un nouveau vallon, plus bas, entouré de forêt dense sur trois côtés, traversé par une rivière, et surplombé par la colline herbeuse qu'elle venait d'escalader. Neffen s'était déjà engagé sur le chemin qui descendait dans les hautes herbes, sa silhouette tachetée détonnant sur la verdure. Dans l'espace plane au fond du vallon se trouvaient quatre tentes de bois et de peau. Deux paraissaient gigantesques, une troisième était beaucoup plus petite, la dernière, de taille modeste également, était en retrait des trois autres, sous les arbres. Une pierre dressée occupait le centre d'un espace dégagé, au milieu des habitations. La rôdeuse compta la silhouette d'une petite vingtaine de centaures, certains grands, d'autres manifestement encore enfants. Les centaures les repérèrent également car ils commencèrent à converger vers la place centrale, petit à petit, par groupes de trois ou quatre.

Astrée observait avec curiosité le campement. Pourquoi deux tentes immenses ? Pour y dormir, ensemble ? La solitude semblait quelque chose d'inconnu à Byron. Ou pour y stocker des réserves ? Et pourquoi des tentes plus petites ? Pourquoi l'une était-elle en retrait ?
Elle vit les centaures se diriger, comme eux, vers la place centrale. L'assemblée des centaures, quel que soit le nom qu'ils lui donnaient, allait commencer. Et elle en était... l'invitée, en quelque sorte. Ou plutôt la raison principale qu'ils avaient de s'assembler, ce jour-ci. Elle sentit son estomac se nouer un peu sous l'effet du trac. Mais la curiosité tempérait la crainte qu'elle pouvait éprouver : il lui semblait que peu d'humains avaient dû avoir l'occasion d'assister à une assemblée de centaures, aussi ouvrait-elle grand ses yeux et ses oreilles, désireuse de comprendre, le mieux possible, comment ce peuple fonctionnait.

Neffen s'était immobilisé au bas de la sente et il attendit que Dymphéa et Astrée l'ait rejoint. Il regarda à nouveau Astrée, l'air pensif, peut-être amusé.
" Je voudrais quand même te lancer mon sort. Mais je ne te dirai pas à quoi il sert. C'est un sort nécessaire, et tu dois me faire confiance. Si tu ne me fais pas confiance, je ne te fais pas confiance, c'est ainsi que les choses fonctionnent."
Il se redressa, le bâton planté dans le sol, et continua de la regarder de ses yeux jaunes. Dymphéa, auprès de la rôdeuse, se tenait coite.

Astrée hésita un instant, le regardant droit dans les yeux. Elle n'aimait pas l'idée de recevoir un sort sans raison apparente... Mais il avait dit que c'était nécessaire non ? Ou peut-être était-ce simplement pour vérifier si elle lui faisait confiance... et un moyen, pour qu'il lui accorde sa confiance en retour ? Et bien sûr, Dymphéa ne disait rien, ni dans un sens, ni dans l'autre...
Elle finit ébaucher un sourire.
"D'accord, je vous fait confiance, trancha-t-elle. Si vous dites que c'est un sort nécessaire, alors vous pouvez le lancer."
Et puis, elle ne risquait rien de toute façon, elle en était persuadée.

Il sourit et fit un pas en arrière, puis se mit à incanter. Cela ne prit que quelques secondes, des lueurs furtives, jaunes et orangées, dansèrent un moment autour de lui, puis il tapa du sabot, frappa un petit coup de son bâton sur le sol, et la lumière vint entourer Astrée, avant de s'éteindre. Rien ne sembla se produire, mais Neffen sourit.
" Allons-y, allons-y..." dit-il ensuite, et il se remit en branle vers le rassemblement.
Dymphéa demeura aux côtés d'Astrée et la pressa de la main pour qu'elle le suive. Ils dépassèrent les tentes gigantesques, assez hautes pour que les centaures y pénètrent sans devoir se baisser, puis gagnèrent l'espace découvert, où l'herbe, martelée par mille sabots, avait quasiment disparu. La rôdeuse découvrit ainsi la vingtaine de centaures qu'elle avait aperçus des hauteurs, en arc de cercle, beaucoup de femmes dans des tuniques d'étoffe, certaines en armure de cuir, quelques enfants dissimulés dans les jambes des adultes, et quatre ou cinq hommes adultes, dont l'un prit immédiatement le galop pour venir droit vers elle, la mine furieuse.

Astrée se demanda un moment à quoi pouvait correspondre le sort que le shaman avait lancé. Peut-être, après tout, était-ce simplement un sort permettant de vérifier s'il pouvait avoir confiance en elle, si ses intentions étaient bonnes. Cela n'avait peut-être guère d'importance après tout. L'essentiel était peut-être simplement qu'elle avait accepté, donnant ainsi une preuve de confiance.

La vision du centaure au galop, et le bruit de cavalcade, lui rappelèrent, un instant, les souvenirs de Sheldon la poursuivant à travers bois, et elle sentit son souffle se bloquer un bref instant. Mais elle ne recula pas. Elle avait en tête les conseils du shaman. Elle savait qu'elle ne risquait rien, ici, surtout avec Dymphéa à ses cotés. Elle relâcha ses poumons et se contenta de fixer le centaure qui approchait, sans détourner le regard, affichant un calme de marbre et une expression aussi douce que possible. Elle ne souhaitait pas qu'il la juge agressive ou menaçante : elle n'était pas leur ennemie.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine