La Couronne de Cuivre

Quand le soleil émergea de l'horizon, la colonne était déjà en marche. A l'intérieur de l'Académie roulante, l'atmosphère était morose : bien qu'elles essaient de n'en rien montrer, les troupes n'étaient guère motivées par la veille à venir. A l'extérieur, l'ambiance ne valait pas mieux : sitôt que la colonne eut quitté le plateau aux allures de havre préservé, elle retrouva la puanteur des marais ainsi que les brumes qui sourdaient du sol avec une vigueur inquiétante. Pour ne rien arranger, l'astre diurne ne tarda pas à être happé par les nuages qui, à nouveau, engloutirent tout le firmament, et il n'était pas encore dix heures que, déjà, un messager annonçait au paladin qu'on avait repéré une bande d'une trentaine de non-morts errant à tout juste une lieu à gauche du cortège.
Les Landes semblaient s'être décidées à montrer leur vrai visage.

Malgré la nuit paisible, Hubert était de mauvaise humeur et il accueillit la nouvelle avec un soulagement paradoxal. Même si la bande de créatures renforçait sa certitude que les jours — et surtout les nuits — allaient devenir de plus en plus dangereux, au moins allait-il enfin pouvoir se changer les idées.
Il fit donc circuler l'information, puis se porta lui-même sur le côté gauche de la colonne. Une lieue, ce n'était pas rien, et sans doute le groupe de morts-vivants resterait-il à distance, mais on ne pouvait évidemment pas prendre de risques.

Les monstres ne parurent point à l'horizon, mais le rapport suivant indiquait clairement qu'ils se rapprochaient de la colonne, peut-être attirés par l'odeur de vie qui en émanait. Et, cerise sur le gâteau, un nouveau message parvint au paladin, provenant du flanc droit celui-là : on venait de déceler la présence d'un second groupe d'ennemis, apparemment plus fourni encore que le précédent..La situation commençait à se compliquer sérieusement, comme le prouva l'apparition soudaine de Robert, remontant la colonne au trot, en direction de son second.

Hubert regrettait d'avoir souhaité un peu de mouvement. Une bande de morts-vivants, soit, mais deux ?! Juste avant leur nuit difficile, ce n'était vraiment vraiment pas de chance. Mais Beshaba avait pris les choses en main depuis la veille au soir, il le savait très bien.
Quand le chevalier arriva à sa hauteur, il le salua rapidement, puis rentra dans le vif du sujet.
" Avons-nous la moindre indication du type de créatures avec lesquelles nous devons composer ? J'imagine qu'il faudra mobiliser les clercs... Si le terrain le permet, les intercepter avant qu'ils ne soient trop près serait probablement l'idéal..."

-Il s'agit de zombies et de squelettes dont certains sont équipés d'arcs. C'est pour cela que les éclaireurs ne les ont pas encore attaqués : ils ne voulaient pas prendre le risque de s'exposer avant d'en avoir reçu l'ordre. Quant à les intercepter, je suis bien d'accord, mais...
Il jeta un regard aux marécages environnants.
-Mais le terrain n'est guère propice. Peut-être cela sera-t-il possible, plus loin...
Il y eut un battements d'ailes. Un aigle tournoya au-dessus de son ailes, lâcha un morceau de papier dans la main qu'avait instantanément tendue le chevalier puis reprit son envol.
-Une cinquantaine de morts-vivants nous barrent la route, fit Robert, laconique, après avoir lu le message.
L'instant suivant, quelque chose de blanc passa devant son visage.
Un flocon de neige.

Hubert sentit l’adrénaline lui secouer l’organisme en une seconde. Mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à de l’héroïsme mal inspiré.
« Ecoutez, je crois que nous devons mettre un clerc sur chaque flanc, je prendrai la tête. La colonne reste en mouvement. Agnès à gauche, avec un mage… Nous en avons quatre, n’est-ce pas ? Barthélémy à droite, avec Gabriel en renfort… Il est jeune, qu’est-ce qu’il vaut ? Des archers et des arbalétriers des deux côtés, avec des flèches adéquates pour démantibuler les squelettes, et des normales pour le reste. S’ils arrivent au contact, dans un terrain pareil, nous risquons de nous retrouver rapidement dans une situation chaotique. Si vous le permettez, je passerai devant avec… une vingtaine d’hommes, je dirais. A deux contre un, nous devrions les écraser assez aisément. Je garderais les trois autres mages et les bardes pour ce soir. Nous n’aurons pas la possibilité de nous reposer d’ici là et si nous avons usé toute notre énergie, nous serons en mauvaise posture. »
Il sourit.
« J’imagine qu’avant tout, il faut faire passer l’information. Et bien sûr, ce n’était qu’une proposition. Peut-être pourrions-nous au contraire nous arrêter pour nous préparer à les recevoir... Mais je ne suis pas certain que cela nous donnera l'avantage. »

-Je n'en suis pas certain non plus, d'autant qu'il faut absolument que nous atteignons l'endroit prévu avant la nuit... Pour le reste, votre plan me convient. Je vais demander aux deux groupes d'éclaireurs latéraux de se replier vers nous en harcelant l'ennemi, et à celui de Frida de vous attendre sur la route.
Il eut un pâle sourire.
-Une dernière remarque, cependant. Vous avez pris grand soin de m'écarter de l'équation, et c'est là que je suis soulagé d'être votre supérieur, parce qu'il est totalement contraire à l'honneur d'un chevalier de demeurer les bras croisés tandis que d'autres risquent leur vie. Alors tenez-le vous pour dit, Hubert : je participerai à cette bataille, comme à toutes les autres.

Hubert s'empourpra.
" Je... heu... n'ai suggéré qu'un placement pour... les personnes capables de repousser les morts-vivants... Je ne voulais pas... présumer de la position que vous entendiez occuper, murmura-t-il, confus. Mais... j'imagine que si vous me permettez d'accompagner le groupe de tête... il est préférable que vous restiez avec la colonne. Pour ne pas prendre de risques."
Il grimaça.
" Je n'entendais pas vous écarter des combats, Robert, je ne me serais jamais permis une chose pareille..."
Peut-être faisait-il mieux de ne pas aggraver son cas ?
" Quels officiers voulez-vous conserver pour la défense de la colonne ? De mon côté, un seul suffira... Etienne ou Louis, idéalement. Ce sont de bons cavaliers. Nous ne prendrons pas de réelle avance... Il ne faudrait pas qu'un groupe ennemi s'intercale entre nous et la tête de la colonne."

-Embarquez les deux. Il faut détruire rapidement le groupe qui nous barre la route, sinon nous risquons d'être bloqués et...
Il s'interrompit comme une violente odeur de charogne les atteignait.
-Mais qu'est-ce que...
Il y eut un nouveau battement d'ailes. Non, pas un : cent. Un nuage plus sombre et beaucoup plus rapide que les autres survola alors la colonne, tandis que retentissaient de sinistres croassements et que des plumes d'un noir de geai se mêlaient aux flocons immaculés.
Une nuée de corbeaux les surplombait désormais, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils ne paraissaient pas vivants... En tout cas, pas au sens classique du terme.

Une bande de morts-vivants, c'était normal. Deux, fâcheux. Trois, problématique. Mais là... C'était franchement bizarre. Malgré son optimisme coutumier, Hubert avait du mal à croire que ce déferlement d'adversaires était dû à un seul hasard. Peut-être étaient-ils entrés, sans le savoir, dans une zone particulière, non loin d'une ancienne nécropole ou d'un temple maudit... Quoi qu'il en soit, l'apparition de ces charognes animées était pour le moins sinistre. Ils devaient se mettre en mouvement avant que la panique ne commence à gagner la colonne.
Hubert avisa un des messagers qui l'accompagnaient en permanence.
" Faites savoir à Louis et Etienne que nous partirons en tête dans un instant. Qu'ils choisissent chacun dix hommes avec de l'expérience en combat monté. Nous allons au devant de l'ennemi."
Il se tourna à nouveau vers Robert.
" J'hésiterais à en abattre un tant qu'ils ne font rien d'autre que voler... mais s'ils décidaient d'attaquer... Je vous laisse juge. Je vais nous ouvrir la route."
Si Robert en avait terminé avec lui, il irait rejoindre les chevaliers pour ouvrir la route.

Le conseiller se contenta de lui souhaiter bonne chance avant de dépêcher l'un de ses propres messagers à Frida et de faire volter sa monture. Hubert put alors gagner l'avant de la colonne où les cavaliers qui l'accompagneraient se rassemblaient déjà. Louis et Étienne étaient là, bien sûr, ainsi que leurs écuyers respectifs, en retrait : ceux-ci, manifestement scandalisés de ne pas être admis dans le corps expéditionnaire, n'osaient toutefois point protester.
Ils se mirent en route quelques instants plus tard, à une allure désespérément lente : ils n'avaient pas le choix, puisqu'entre la brume et l'averse de neige, la visibilité était de plus en plus mauvaise. Heureusement que la route invisible suivait un tracé rectiligne, sans quoi, ils auraient eu de fortes chances de s'enliser dans les marécages. Mais semblable incident leur fut épargné et ils finirent par rejoindre la rôdeuse et ses éclaireurs - une huitaine d'hommes.
-Les morts vivants reculent, comme s'ils ne souhaitaient pas nous affronter immédiatement, annonça-elle sans détour. Bien sûr, il sera aisé de les rattraper, mais je crois qu'il est extrêmement important de noter cette manœuvre, car elle semble indiquer que ces créature suivent un plan préparé à l'avance.

" Nous ne pouvons pas lâcher la colonne, dit Hubert. Avec un temps pareil, nous serions trop rapidement isolés, encerclés et perdus... Même si nous jouons tampon entre une éventuelle menace et les chariots, il faut le faire en restant à une distance réduite. Peut-être même devrions nous laisser deux ou quatre hommes à mi-chemin, pour faire la jonction."
Il grimaça.
" Je suis de votre avis, Frida. Tout ceci est beaucoup trop coordonné pour être le simple fruit du hasard... J'imagine qu'avec la neige et les corbeaux, il serait risqué d'envoyer votre aigle en reconnaissance, mais disposons-nous d'un autre animal qui pourrait faire l'affaire ? Nous allons continuer à avancer, de toute façon. Je vais scruter la voie magiquement."
Le paladin effleura l'esprit de son destrier pour lui recommander la vigilance.

Malheureusement, la seule créature susceptible de partir en avant était le lynx de Varamyr, lequel avait déjà probablement fort à faire. Le paladin dû donc recourir à la magie, celle-ci ne détectant rien d'inquiétant et continuant à ne rien détecter de tel au cours des minutes suivantes : les morts-vivants devaient poursuivre leur retraite, au-delà de la portée du sortilège...
Les quatre cavaliers qu'ils avaient intercalés faisaient constamment la navette, par paires, entre eux et la tête de la colonne. Ce manège dura peut-être une bonne demi-heure avant qu'un messager de Robert ne fasse son apparition.
-Messire, dit-il à Hubert, les nouvelles sont mauvaises. Les groupes ennemis arrivés sur nos flancs ont cessé de se rapprocher : c'est comme s'ils nous encadraient, simplement. Et d'autres bandes de monstres ont fait leur apparition : toutes convergent sur nos arrières, de manière a atteindre la route et à empêcher une retraite éventuelle.

Hubert écouta le rapport du messager avec consternation, mais sans effroi.
" C'est comme s'ils nous escortaient quelque part, murmura-t-il. Et s'ils nous escortent quelque part, c'est que nous ne devons probablement pas y aller..."
Toutes ces journées de promenade dans les marais, oisives, monotones, semblaient brusquement s'être déroulées six mois plus tôt. Il faisait froid, ils étaient au milieu de nulle part, et plus d'une centaine de morts-vivants les encerclaient. Ils étaient assez nombreux pour les défaire, probablement, mais il y aurait des pertes et ils n'étaient même pas à la moitié du périple. Il soupira et passa une main froide sur son visage. Un instant, ses pensées lui échappèrent et il songea à Albérich, qu'il avait laissé derrière, et à qui il avait promis que rien de fâcheux n'arriverait... Il sentit une brusque bouffée d'angoisse naître dans son ventre et la réprima aussitôt.
" Plus nous attendons, plus ils se rassemblent... Nous devrions peut-être nous arrêter et voir comment ils réagissent... Qu'en pense Robert ?"

-Robert pense qu'ils entendent nous escorter jusqu'à un point de la route situé à quelque distance d'un important tumulus, nous y immobiliser et attendre la nuit pour passer à l'attaque : ils seront alors plus nombreux et très avantagés. Il est donc d'avis de desserrer l'étau tant que c'est encore possible, en constituant une force de frappe rassemblant la majeure partie de nos lanceurs de sorts, puis en la lançant successivement contre les monstres qui nous suivent et ceux qui nous précèdent.

C’était plus ou moins ce qu’il avait imaginé. Ils approchaient d’un site maudit. Malheureusement, avec ou sans leur escorte sinistre, ils devraient le dépasser.
« Très bien. Nous n’avons pas vraiment le choix. Je pense cependant qu’il ne faut pas dégarnir les autres flancs pendant l’assaut… Si Robert le désire, je peux me porter à l’arrière de la colonne, mais j’aimerais autant rester ici. Les morts-vivants pourraient croire que nous avons rassemblé toutes nos forces au même endroit et tenter d'attaquer par la bande. »
Il se tourna vers les deux chevaliers qui l’accompagnaient, guettant leur opinion en la matière. Peut-être se sentiraient-ils capables d'affronter un assaut sans soutien divin... Il ne les connaissait pas assez bien pour en juger.
« Je pense aussi qu’il faut envisager d’armer les civils dans les chariots. Si nous sommes débordés, et vu la masse de créatures, c’est une possibilité non négligeable, il ne faut pas qu’ils se retrouvent impuissants face à l’éventuel zombie qui aurait franchi la ligne… »

Le messager hocha la tête puis, faisant demi-tour, quitta rapidement une avant-garde où la tension était palpable; Étienne semblait inquiet mais déterminé, Louis trépignait littéralement, signe que tirer l'épée le démangeait, tandis que Frida arborait un visage fermé.
-Ce tumulus dont il a parlé... dit la rôdeuse. Il est encore assez loin en avant, à une bonne lieue et demie à gauche de la route. Et quand nous nous en sommes approchés lors de l'expédition de repérage, il nous a paru hanté, certes, mais pas davantage que beaucoup d'autres. A croire que ce qui s'y trouve avait pris grand soin de se faire discret, afin de pouvoir mieux frapper le moment venu. Car il faut forcément une source intelligente à l'origine de ce rassemblement de morts-vivants.

Hubert acquiesça, sombre.
" Nous allons voir comment l'assaut se déroule... Mais il n'est pas impossible que nous devions envoyer un petit groupe frapper la tête... Si cette... entité est capable de rassembler et de guider autant de créatures, elle ne va pas nous laisser en paix parce que nous en massacrons quelques unes..."
Il soupira. C'était peut-être la chose à faire en priorité, tout bien réfléchi. Protéger la colonne pendant qu'ils allaient nettoyer le tumulus de sa présence maléfique. Mais celle-ci devait être de taille pour parvenir à mobiliser de telles ressources...
" Nous ne devrions pas tergiverser et peut-être profiter de l'assaut pour agir..." dit alors le paladin, soudain plus déterminé.
Il se tourna à nouveau vers la rôdeuse.
" Sauriez-vous guider une équipe restreinte hors piste ? Si nous devons nous glisser jusque là, il nous faut l'effet de surprise."

-Oui, je le pourrais, même s'il serait préférable que les membres de ladite équipe abandonnent leurs montures, à moins que celles dont ils disposent n'aient un pied particulièrement sûr. Cependant, et bien que je comprenne parfaitement l'intérêt d'une telle opération, elle me paraît malgré tout assez... téméraire, pour le moins. D'abord, avec tant de corbeaux dans le ciel, les chances pour qu'elle passe inaperçue sont minces. Ensuite, compte tenu de la distance qui nous sépare du tumulus, les risques sont grands que des groupes ennemis se positionnent de manière à empêcher le groupe de rejoindre la colonne. Enfin, comme vous le disiez, la cible est sans doute extrêmement puissante...

" Vous avez raison, je m'emballe inutilement. C'est juste que... si cette menace reste présente et si elle est aussi puissante que vous le supposez, et je dois dire que je le crains, moi aussi, pourquoi nous laisserait-elle subitement passer ?"
Il ne put s'empêcher de jeter un regard en arrière. Pourquoi avait-il fallu qu'il reste dans le groupe qui demeurerait en attente ?
" Nous ferions sans doute mieux de revenir plus près de la colonne... en laissant quelques personnes en avant-garde..." murmura-t-il finalement.
Il ne put s'empêcher de songer aux interrogations d'Albérich. Quels écueils, quels risques faudrait-il pour qu'ils décident de faire marche arrière ? Ils n'étaient partis que depuis quelques jours. Ils avaient encore suffisamment de vivres pour faire volte-face et regagner Grand Estuaire. Ensuite, il serait sans doute possible d'organiser une expédition afin de réellement, cette fois, sécuriser la route. Ou pas. L'un dans l'autre, il n'était pas certain de savoir, à la seconde présente, ce qu'il était raisonnable d'espérer.

-Aussi puissant soit-il, notre ennemi n'a, à mon avis, pas pu relever tant de morts-vivants. avança Frida. Je pense qu'il a plutôt attiré à lui tous ceux que son pouvoir était capable d'atteindre, ce qui veut dire que les environs seront relativement dégagés quand nous les aurons éliminés et qu'il ne sera alors plus en mesure de nous barrer la route, A moins qu'il ne désire nous affronter en personne...
Elle jeta un regard à la troupe qui les entourait
-Pour le reste, vous avez raison : rejoignez la tête de la colonne. Je vais rester ici avec mes hommes, et je vous tiendrai informé s'il se passe quoi que ce soit.

Il hésita mais finit par acquiescer.
" Ne prenez pas de risques, Frida. Nous trouverons la sécurité dans le nombre. Si vous avez le moindre doute, rejoignez-nous."
Puis, réprimant un bref soupir, il fit signe aux chevaliers et à leurs hommes de se replier vers la tête de la colonne. S'il y avait du grabuge, il fallait qu'ils puissent être au corps à corps dans l'instant. Il chassa toute interrogation concernant la suite des opérations de son esprit. La situation présente était assez critique en elle-même pour nécessiter qu'il ne songe à rien d'autre.

L'avant du cortège se dessina peu à peu à travers la brume, et le paladin put constater que les mesures décidées par son supérieur et lui-même avaient été appliquées : les soldats tenaient leurs positions, tendant que des civils chargés d'armes allaient les distribuant de chariot en chariot. La nervosité était de mise, évidemment, mais dans l'immédiat, la panique ne semblait pas avoir gagné la communauté. Du moins, à l'extérieur : difficile de savoir ce que ressentaient les colons, derrière leurs minces remparts de toile et de bois, condamnés à entendre sans presque rien en voir les préparatifs du combat, les croassements sinistres des corbeaux desquels émanait une puanteur de plus en plus atroce...

Hubert refusa de laisser son esprit galoper dans le marasme ambiant. Si chacun restait concentré, confiant, efficace, ils repousseraient cette engeance avec un minimum de dommages. Rien de ce qui était en train de se produire n'était finalement inattendu, et sans doute même n'était-ce qu'un avant-goût. Il s'agissait des Landes, bon sang, le lieu le plus craint de toute l'île, qu'avaient-ils espéré ? L'enthousiasme était une chose, mais à présent, ils devaient se montrer à la hauteur du défi qu'ils s'étaient fixé. Tournant le dos à la communauté et la tension qui y grandissait, Hubert déploya à nouveau ses hommes sur la route, face à la grisaille de la neige tombante. Frida et ses hommes étaient quelque part là-bas, surveillant la route, mais la menace pouvait arriver de n'importe où. Hubert fit jouer sa lame dans son fourreau, une seconde, puis se remit à incanter pour scruter les environs. La rumeur des combats ne tarderait plus à lui parvenir...

La première chose qu'il entendit fut une violente explosion, conséquence sans doute d'un sortilège lancé par l'un de leurs magiciens. Puis, portés par le vent, ce furent des cris, des hurlements, le fracas de l'acier contre l'acier...Mais le paladin n'eut pas longtemps le loisir d'écouter les échos de la bataille lointaine, car d'autres sons, plus proches, plus inquiétant, ne tardèrent pas à se manifester : en effet, les croassements des corbeaux redoublèrent bientôt, accompagnés de battements d'ailes, et un regard par dessus son épaule lui suffit pour constater que la nuée de cadavres volants était en train de s'abattre sur la colonne.

« Gardez vos positions ! » ordonna Hubert à ses hommes, tout en contemplant l’attaque massive de la vermine.
La toile des chariots était solide, mais les corbeaux nombreux, et leur bec redoutable. Les chevaux étaient dramatiquement exposés, de surcroît, sans aucun moyen de se défendre… Il supposait que les archers ne tarderaient pas à commencer à tirer, sans doute certains avaient-ils scruté le ciel dans cet unique objectif…
Il hésita. Il pouvait probablement en tuer une vingtaine par incantation, mais ils étaient terriblement nombreux… et il ne pouvait pas gaspiller toute son énergie d’emblée, sous peine de se retrouver démuni quand les choses sérieuses s’engageraient.
Il décida de se laisser quelques secondes avant de trancher, histoire de voir comment les choses se passaient, si la colonne parvenait à repousser l’agression ou si quelque chose en profitait pour jaillir de l'écran de neige et les attaquer. Si les corbeaux seuls demeuraient à l'offensive, il avait l'intention d'envoyer Etienne renforcer le convoi avec ses hommes et ne plus conserver que Louis à l'avant avec lui.

D'où il se trouvait, Hubert pouvait observer les deux hommes installés sur le banc du conducteur du premier chariot. Qu'ils aient toujours été armés ou qu'on leur ait récemment remis des lames, ils brandirent ces dernières et s'efforcèrent d'abattre les corbeaux qui passaient à leur portée, et tout spécialement ceux s'en prenant à leur cheval. De surcroît, des flèches commencèrent à fuser dans les airs et de noirs volatiles à s'abattre au sol, bel et bien mort cette fois.
Le paladin était sur le point de mettre en œuvres ses résolutions lorsque retentit un son de galop. L'instant suivant, Edgar émergeait de la brume : plusieurs plumes ensanglantées étaient collées à son armure.
-Mon capitaine, les éclaireurs positionnés sur nos flancs viennent de nous informer que les morts-vivants passaient à l'assaut. Je sais qu'en pareil cas, Robet a demandé, pour la partie de la colonne placée sous son commandement, que les meilleurs combattants civils sortent pour repousser les piafs, afin que les soldats se concentrent sur les ennemis les plus dangereux. Devons-nous procéder de même ?
Des pas dans la boue. Des silhouettes dans le brouillard.
-L'ennemi a lancé la charge, annonça Frida.

" Oui, Edgar, fais passer les ordres en ce sens. Les civils seront de toute façon mieux positionnés à l'extérieur, si quoi que ce soit devait franchir la ligne." dit le paladin, tandis que Frida et son groupe les rejoignaient.
Il se tourna vers les chevaliers et la rôdeuse.
" A nous... Frida, positionnez vos archers à l'arrière. La route ne nous permet pas de charger tous ensemble, mais nous allons faire une première ligne de quatre, suivie d'une seconde. Je chargerai devant. Louis, prenez la seconde ligne. Etienne, je vous laisse la défense dans un premier temps... Vous ne devez rien laisser passer. Ne négligez pas les flancs."
La force d'un cheval au galop renversait n'importe quoi. La piste était étroite et traître mais praticable. Ils devaient en profiter absolument, malgré les risques. Dès que les trois hommes désignés par les chevaliers furent prêts, Hubert prit une profonde inspiration et mit Grand Vent au trot.
" Ne passez au galop que quand vous les voyez, souffla-t-il à ses compagnons. Si vous dépassez les lignes, prenez-les immédiatement à revers. Chacun reste sur sa trajectoire, nous ne devons pas nous gêner."
Il espéra que ces hommes, et leurs montures, avaient un peu d'expérience. Lui-même essayait de se souvenir des temps jadis.. mais il n'était plus l'heure. Les réflexes reviendraient dans l'urgence, du moins fallait-il l'espérer.

Bien qu'elle ne soit en aucun cas placés sous ses ordres - et pour cause, puisqu'elle n'appartenait pas à l'escorte mais dirigeait l'ensemble des éclaireurs -, Frida n'avait pas émis davantage de protestation qu’Étienne et placé ses hommes comme demandé.
A présent, les huit cavaliers, bien ordonnés, avançaient sur la route. Moins de deux minutes plus tard, ils discernèrent une masse sombre dans la brume et poussèrent leurs montures au galop. C'est ainsi à pleine vitesse qu'ils percutèrent la cohorte compacte de zombies et de squelettes, s'enfonçant à l'intérieur comme dans du beurre, semant la destruction sur leur passage et ouvrant de larges sillons dans les rangs ennemis. Ils parvinrent de l'autre côté sans avoir subi de dommage et firent aussitôt volte-face pour repartir à l'assaut. Ils constatèrent, ce faisant, que si certains des monstres tombés sous les coups de leurs épées ou sous les sabots de leurs chevaux demeuraient au sol, beaucoup d'autres se relevaient déjà, malgré leurs blessures, et que l'ensemble de leur groupe poursuivait sa marche inexorable en direction de la colonne.

Ils n'avaient d'autre choix que de répéter la manoeuvre, pourtant. Cette fois, cependant, il avait l'intention de profiter de son passage pour les repousser, quitte à s'arrêter. Grand Vent était parfaitement capable d'envoyer des zombies et des squelettes ad patres pendant qu'il foudroyait les autres. Cela n'aurait qu'un effet limité, il en était bien conscient, mais ce ne serait pas perdu.
" Je vais ralentir au coeur de la mêlée, annonça-t-il à ses trois compagnons. Ne vous arrêtez pas pour moi. Attendez-moi pour charger à nouveau."
L'épée dans une main, il alla chercher son symbole divin de l'autre. C'était un cercle de quartz rosé qu'il conservait en permanence sur lui, même s'il ne l'avait plus utilisé depuis des années. Il adressa quelques mots à Lathandre, puis fit pivoter son destrier, et repartit à l'assaut.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée