La Couronne de Cuivre

L'elfe des bois leur souhaita ensuite une bonne journée et s'éclipsa. La maisonnée avait terminé de s'éveiller et Guéric apporta le petit déjeuner aux jeunes parents. Il s'excusa et maudit l'agent secret pendant une bonne dizaine de minutes : leur retour vers Mélandis était imminent, mais ils reviendraient bientôt, du moins l'espérait-il. Il embrassa Galathée, flanqua une bonne tape amicale et virile sur le postérieur de Taliesin, puis alla compter fleurette aux bébés en leur suggérant de mettre le souk en son absence. Pour faire bonne mesure, il changea Héloïse une ultime fois, enjoignant Taliesin d'admirer la technique, avant de les laisser.

Les jours suivants n'apportèrent pas de grands bouleversements. Au contraire, ils s'installèrent peu à peu dans une routine qui, bien qu'épuisante, devenait moins stressante. Ils posaient les bons gestes, les bébés semblaient trouver des moments d'apaisement, et si leur digestion était parfois douloureuse, et donc vocale, ils prenaient du poids allègrement, se lovaient contre leur mère, somnolaient au rythme des pas de leurs porteurs, s'assoupissaient tandis que leur père chantait des chansons douces. Helen décréta qu'ils étaient des bébés faciles et il semblait qu'ils parvenaient à trouver du réconfort l'un avec l'autre quand leurs parents ne pouvaient s'en charger.
Deux jours plus tard, Lena arriva dans la ferme. Elle vint saluer Taliesin et Galathée mais ne s'attarda pas, et elle paraissait à bout de nerfs. Judicaël avait aussi amené Aaron dans ses bagages, lequel se montra plus enthousiaste. Il avait désormais été décidé d'attendre le départ pour fêter, car Guéric et Kerun étaient trop occupés à Mélandis, et Judicaël préférait vider le Temple par petites doses. Aaron et Lena s'intégrèrent au quotidien de la ferme. La première n'offrit jamais ses services pour les bébés, mais le second faisait un bon auxiliaire en journée. Il avait cependant besoin de nombreuses heures de sommeil (pour son teint) aussi n'intégra-t-il pas l'équipe de nuit.
Ce nouvel arrivage était complété par Inès, une petite fille de 11 ans qui avait apparemment beaucoup souffert de sa captivité, et qui devint l'ombre de Blanche. Les autres gamins chahutaient dans tous les coins, malgré les récriminations des adultes, mais c'était davantage Galathée qui souffrait de leur désordre, parfois, que les bébés qui paraissaient capables de dormir dans un bruit relatif (pour autant qu'ils l'aient décidé). Parmi les gosses, Baptiste se faisait un point d'honneur à venir dire bonjour dès que possible (ou permis) et il apprit à changer et porter les bébés, avec plus d'assurance chaque jour. Sa position de presque grand frère devint peu à peu officielle, mais Taliesin ne sut pas comment les choses avaient été annoncées.
Au fil des jours, la personnalité des deux bébés semblait se dessiner. Tristan était plus exigeant, moins tranquille, et cherchait le contact. Héloïse était un peu moins souvent en demande, mais quand elle était contrariée, ses hurlements dépassaient de loin ceux de son frère en volume. En bref, il était râleur mais égal, elle était nettement plus imprévisible. Mais le barde et la rôdeuse finirent par parvenir à identifier avec précision le moment où la situation allait déraper, à un sanglot, un soupir, un reniflement ténu.
Enfin, entre Taliesin et Galathée, les rapports demeurèrent globalement bons. La rôdeuse passa par quelques moments de découragement, où elle avait la sensation qu'elle était une mauvaise mère et qu'elle n'y arriverait jamais, mais cela ne dura pas, et le barde trouva toujours les mots appropriés pour lui rendre le moral.
Au total, les choses se passaient plutôt bien.

Taliesin traversa cette période dans une sorte d'état second permanent, évoluant dans un monde qui lui paraissait sans cesse osciller entre rêve et réalité.
La cause première en était évidemment la fatigue. Il avait des moments pour dormir, bien sûr, mais toujours trop brefs, toujours interrompus. Et ses tentatives pour adopter la transe elfique échouèrent toutes lamentablement : les conditions n'étaient en effet pas favorables pour qu'il s'y habitue, l'épuisement le ramenant invariablement au mode de sommeil qui était le sien depuis des lustres.
L'autre cause était naturellement l'apparition des jumeaux. Chaque jour, il prenait davantage conscience de la manière dont son existence était irrémédiablement bouleversée, des nouvelles responsabilités qui étaient les siennes. Chaque jour, il s'émerveillait de la venue de ces petits êtres, de ses enfants. Chaque jour, il se sentait pantois, aussi, presque incrédule face à leur présence. Il allait encore lui falloir du temps pour réaliser... Il les changeait, les berçait. Les observait beaucoup. En un mot, il apprenait à les connaître, allant de découverte en découverte...
Un rêve éveillé, oui. Pas dépourvu de passages difficiles, éprouvants. Un rêve tout de même.
Par la force des choses, il vivait en retrait de la communauté. Et si, progressivement, la petite famille commença à quitter la chambre, par intermittence, pour s'installer dans la salle à manger ou le jardin, les soins constants que réclamaient les nouveaux-nés les maintenaient dans une sorte de bulle aux frontières invisible et néanmoins tangibles.
Toutefois, il fit son possible pour rester ouvert aux autres membres de la communauté, y compris ceux qui ne pouvaient leur prêter main forte. S'ils n'osait guère aller vers Lena, il se montrait amical envers elle, essayait de lui indiquer subtilement, par ses sourires, ses paroles, son attitude, qu'il était là si elle souhaitait parler. Il s'efforçait, quand il en avait la possibilité, de consacrer quelques minutes aux enfants, ne serait-ce que pour échanger quelques mots. Surtout, il veillait à demeurer attentif à l'égard de Baptiste, l'accueillant chaleureusement chaque fois qu'il leur rendait visite, le remerciant pour son aide, allant le trouver quand il le pouvait, pour lui demander comment les choses se passaient de son côté. Les temps n'étaient guère propices aux grands échanges, mais il tenait à maintenir le lien, à prouver à l'enfant qu'il ne l'oubliait pas.
Cependant, sa marge de manœuvre restait restreintes, et il passait le plus clair des heures du jour et de la nuit auprès des bébés, s'asseyant près de leur berceau et lisant péniblement l'ouvrage offert par Tim quand il ne les tenait pas dans ses bras. De plus, il s'efforçait de soutenir Galathée de son mieux, conscient que son existence à elle était encore bien plus chamboulée que la sienne...
Et le temps s'écoula ainsi, lentement mais sûrement, sans qu'il y prenne réellement garde, son esprit ne parvenant pas à se projeter beaucoup plus loin que la prochaine couche à changer, le prochain jumeau à bercer, la prochaine brève phase de repos...

Les jumeaux eurent bientôt dix jours, puis quinze. Guéric revint à une occasion, passer quelques heures à la ferme à la faveur d'une visite de Judicaël. Celui-ci venait leur déposer Ismène et Nominoé. Tim et Iris s'étaient associés à Kerun et le halfelin pour traquer la dernière Luménienne, et le clerc de Mystra, pas plus que l'agent secret, n'avaient osé le leur interdire.
Le barde put constater que son ami n'avait pas perdu la main en matière de couches et ils bavardèrent agréablement sous le soleil printanier. Galathée semblait gérer de mieux en mieux leur nouveau statut, bien que le départ de la ferme approchant, elle s'interroge à nouveau sur le futur et leurs capacités à s'occuper des bébés en comité plus restreint.
Kerun refit son apparition trois jours plus tard et, après les salutations d'usage, s'entretint un moment avec les jeunes parents.
" Bon. La frégate est arrivée dans les eaux côtières. Vos enfants ont désormais presque deux veilles. Helen continue à penser qu'ils sont en pleine forme. De notre côté, nous avons localisé Polyanna, mais nous ne l'avons pas encore vue... et nous ne savons pas encore exactement comment nous allons pouvoir la faire sortir. Je sais que vous êtes bien ici, mais vous demeurez en territoire mélandien et avec les rumeurs de guerre, cette zone va devenir de plus en plus incertaine... Je me demandais donc si vous vouliez déjà aller sur le bateau. Guéric et moi pouvons vous rejoindre avec Flynn et Polyanna ensuite. Et si nous avions un problème... Vous seriez assurés d'être en sécurité, et de pouvoir rentrer chez vous."

Taliesin se frotta le menton, pensif.
-Il va falloir que nous y réfléchissions... Ne plus profiter du soutien de nos amis clercs, cela va pas mal changer la donne, et même si je suis convaincu que nous serons capable de très bien nous en tirer pour peu que nous soyons sédentaires, le trajet jusqu'au port promet d'être épique, d'autant que nous serons une poignée d'adultes pour gérer deux bébés et une ribambelle de mômes. Sans compter que ces derniers risquent de beaucoup s'ennuyer, une fois cantonnés dans l'espace restreint d'un navire...
Il jeta un coup d'oeil à sa compagne.
-Mais peut-être est-il possible d'accélérer les choses pour Polyanna. Je pourrais, par exemple, vous prêter le pipeau...

" Je n'y avais pas songé. C'est vrai que c'est une possibilité, dit Kerun. Mais je veux que nous soyons clairs sur les enfants. Ce ne sont plus des gamins de cinq ou six ans. Ils vont devoir se tenir à bord, et j'aurai besoin que tous les adultes du groupe défendent la même ligne de conduite par rapport à ça. Ce n'est pas parce qu'ils ont eu une année difficile qu'ils ne seront pas tenus à une discipline minimale. Je ne dis pas qu'ils seront privés de détente, mais ils devront prendre sur eux, comme nous tous. Cela fait deux veilles qu'ils sont ici à se défouler et à jouer toute la journée. Après les vacances, la réalité revient."

Il faillit lever les yeux au ciel et répliquer que quinze jours de répit étaient une bagatelle en comparaison d'une année de souffrance. Néanmoins, puisque cela n'aurait servi à rien, il préféra s'abstenir.
-Sur le fond, je suis bien d'accord avec toi. Néanmoins, attendre d'enfants éprouvés qu'ils se comportent constamment en bons petits soldats, c'est s'exposer à de sévères déconvenues. Ils sont conscients de la réalité, feront de gros efforts pour ne nous causer aucun ennui : je n'ai pas le moindre doute là-dessus et je pense que le trajet se déroulera bien. Sur le navire, en revanche... Si la traversée est longue, sans doute vaut-il mieux ne les y faire monter qu'au dernier moment. Ou alors réfléchir dès à présent à des techniques pour éviter que l'équipage ne devienne fou et ne nous jette tous par-dessus bord.

" Il n'y a pas de risques à ce niveau. L'équipage sait exactement à quoi s'en tenir, à tous niveaux, répliqua Kerun. Et je ne m'attends pas à ce qu'ils s'amusent à briquer le pont à longueur de journée. Mais ils doivent comprendre que c'est un mal pour un bien. Nous serons rapidement à Luménis et leurs existences brisées pourront enfin, vraiment, commencer à se reconstruire."
Il soupira.
" Pour le reste, tu dois savoir que... Perceval et Lena ne nous accompagneront pas. Je le sentais, je dois dire, mais je n'ai pas voulu faire le premier pas. De toute façon, je ne peux rien leur imposer, tu le sais bien, et quelque part, je comprends leur décision. Mais nous serons moins nombreux à bord, c'est pourquoi il sera indispensable que les enfants puissent comprendre la situation et nous soutenir."

-Perceval et Lena ne vont pas...
C'était un choc, pour le coup, car lui-même n'avait absolument rien vu venir.
-Je trouve ça triste, murmura-t-il.Je respecte leur décision, bien sûr, mais...
Il soupira, secoua la tête.
-Mais alors, comment imaginais-tu le trajet jusqu'au bateau ? Songeais-tu à nous faire accompagner par certains des clercs ? Parce que si Guéric et toi restez en arrière, il n'y aurait que Galathée et moi... Et un passeur inconnu... Ce n'est juste pas possible, d'autant que jusqu'ici, c'est Perceval qui gérait la petite troupe. Et il le faisait à merveille.

" Je songeais à vous accompagner jusque là et à vous mener sur le bateau... Et Lena et Perceval aussi, en réalité. Nos chemins ne se sépareraient qu'en arrivant en territoire manostien. Ils n'ont pas l'intention de vous abandonner et Perceval se sent très coupable à l'idée de vous laisser tous, toi, Galathée, les enfants. Mais je crois qu'ils ont le droit de panser leurs blessures comme ils l'entendent. Ils n'ont pas l'intention de retourner à Mélandis, mais ils n'ont pas non plus envie d'aller à Luménis... Je pense qu'ils ont besoin de temps et de solitude. Ils formeront une bonne équipe, je crois, s'ils parviennent à dépasser ce qui les afflige."
Il eut un sourire triste.
" Crois-moi, j'aimerais les convaincre de nous accompagner jusqu'à Luménis. Mais je pense que la démarche est déjà suffisamment difficile pour eux sans que de surcroît, je vienne les titiller... Je suis certain que toi ou moi parviendrions à les faire changer d'avis, en les travaillant au corps. Mais je ne suis pas suffisamment certain, personnellement, que ce serait le mieux pour eux."

-Je suis de ton avis... murmura-t-il. Nous devons respecter leur décision et ne pas ajouter à leurs souffrances des cas de conscience inutiles... Je leur souhaite vraiment de réussir à trouver la paix.
Il soupira à nouveau, tenta de se concentrer sur les aspects pratiques de leur voyage.
-Est-ce que ça ne serait pas plus simple si... Judicaël allait jusqu'au port, puis nous y téléportait tous ? Je me doute que c'est risqué pour l'organisation, mais cela éviterait bien des tracas...

Kerun grimaça.
" Ce serait... un précédent." murmura-t-il.
Il passa une main sur son visage, embarrassé.
" Je n'y ai jamais réfléchi. J'étais contre l'implication des clercs de Moandre dans notre équipée. Je le suis toujours. Tu me diras qu'il est trop tard, mais... Non. A la limite, si Galathée ne se sent pas de voyager, j'imagine qu'il pourra vous embarquer tous les quatre, éventuellement. Mais pas les autres. Nous marcherons. Mais je lui en parlerai. Je peux imaginer que... vous soyez inquiets."

Il n'avait jamais pensé que l'agent secret accepterait et s'en retrouva presque ébahi. Néanmoins, il choisit d'insister encore un peu. On ne savait jamais...
-Est-ce que ça n'est pas la solution la plus risquée pour les clercs, que vous partiez par la voie habituelle ? Je veux dire, c'est la première fois que s'enfuira un groupe aussi important, avec autant d'enfants. Si quelque chose cloche, les probabilités pour que les Mélandiens remontent jusqu'à la ferme... puis jusqu'au temple... sont importantes. Bien plus que si Judicaël s'occupait du transfert de tout le monde.

" Le problème, c'est la surveillance qui existe sur la frontière, dit Kerun. Avec les rumeurs de guerre, tout le monde semble à couteaux tirés. Je ne peux pas me permettre de perdre les Moandrins, pas maintenant, et Judicaël est mon élément le plus précieux. Je sais qu'il est expérimenté, et qu'il maîtrise bien la téléportation, mais il serait forcé d'aller d'abord jusqu'au port à pied, avant de pouvoir tenter quoi que ce soit... Tu me diras, s'il le fait pour vous, il peut bien le faire pour les autres... Mais votre débarquement, comment l'expliquer ? Les Manostiens sont nos alliés, mais cela ne signifie pas qu'ils toléreront que des agents luméniens clandestins se baladent dans leurs frontières. Non, je dois réfléchir. En réalité, vous faire surgir au port n'est pas possible... Il faut qu'il soit crédible que vous vous soyez enfuis du territoire mélandien... Il faut que j'en parle avec lui."

A son avis, il suffirait d'apparaître à quelques lieues du port, et le tour serait joué. Néanmoins, comme il avait déjà avancé ses pions, comme insister davantage risquait d'être contre-productif, il préféra laisser là le sujet.
-Très bien. Sinon... Veux-tu que je te confie le pipeau tout de suite ? On peut s'en servir sans risques au temple, et Tim n'aura aucune difficulté à interpréter les "Damoiselles d'Eauprofonde".
Déjà, il se levait pour récupérer l'instrument.

" Merci." dit Kerun.
L'agent secret avait manifestement l'esprit ailleurs mais il réceptionna le pipeau avec soin et le rangea dans la poche intérieure de sa veste.
" Je vais parler avec Judicaël, je vous tiendrai au courant."
Il les quitta ensuite, à l'ombre de l'arbre où ils s'étaient installés.
" Je me sens un peu coupable de lui forcer la main de la sorte, murmura Galathée une fois qu'il se fut éloigné. Mais c'est pour la bonne cause."

-Pareil, je ne suis pas très à l'aise, mais c'est effectivement pour la bonne cause. Parce que faire franchir la frontière, alors que la guerre s'approche à grands pas, à deux nourrissons et une ribambelle de gamins, ça me paraît horriblement risqué.
Il se fendit d'un sourire encourageant.
-Mais Kerun et Judicaël trouveront la meilleure solution pour que nous soyons en lieu sûr sans que personne ne se mette en danger. je leur fais entière confiance.

Kerun mit un certain temps avant de revenir mais les jeunes parents ne le remarquèrent guère, à nouveau accaparés par leur progéniture pendant un moment. Baptiste vint leur apporter des cerises, puis Inès et Marine, avec Blanche, vinrent regarder les bébés avec leur curiosité coutumière. Les gamines s'étaient mises en tête de tricoter des bonnets pour les bébés, avec la bénédiction d'Helen et les moqueries des garçons. Parmi ceux-ci, Hippolyte tentait de les faire rire avec mille grimaces, mais Tristan et Héloïse s'en désintéressaient royalement. La Lathandrite avait essayé d'expliquer au gamin que c'était sans doute parce que leurs yeux n'y voyaient pas encore très clair, mais il n'avait rien voulu entendre et persévérait.
L'agent secret reparut en fin de journée.
" Bon. Judicaël et moi-même allons tenter de traverser la frontière. Peut-être demain ou après-demain. Le problème va être de trouver un site propice à la téléportation... Cela peut être hasardeux quand les destinations se ressemblent, et dans cette montagne, un rocher ressemble souvent à un autre rocher. Mais nous tenterons le coup."
Il n'épilogua pas, comme s'il craignait de changer d'avis, et il rentra vers Mélandis, avec le Mystran, assez rapidement ensuite. Taliesin n'en entendit ensuite plus parler pendant plusieurs jours.

Ce que signifiait cette absence prolongée alors que l'agent secret avait dit qu'il tenterait sous peu une traversée de la frontière, Taliesin n'en savait rien. Mais il avait malgré tout une petite idée sur le eujet : sans doute la libération de Polyanna réclamait-elle la coordination de toutes les forces disponibles. A moins qu'elle n'ait échoué et entraîné une catastrophe... Cependant, il s'efforça de repousser sa vieille tendance à voir des drames partout. Et ce ne fut pas très difficile, en réalité : lui qui, en pareilles circonstances, cherchait toujours à s'occuper la tête et les mains, il avait trouvé l'occupation parfaite, à savoir prendre soin des jumeaux... Le temps qu'il leur consacrait et la fatigue que cela entraînait suffisait à l'épuiser, tant physiquement que mentalement, si bien qu'il n'y avait guère de place dans son esprit pour l'inquiétude.

Kerun reparut alors que les bébés approchaient du terme de leur premier mois. Il amenait avec lui Guéric, Judicaël, ainsi qu'une jeune femme rousse au sourire facile, bien qu'encore très nerveux, Polyanna. Le barde reconnut ses frères dans son visage. Le halfelin lui expliqua qu'ils l'avaient déjà prévenue de la mort d'un des jumeaux et qu'il n'était pas impossible qu'il lui soit un peu difficile d'affronter la vision des leurs. Polyanna, de son côté, ne le manifesta guère, et Galathée émit la possibilité qu'au contraire, ce soit là une source de guérison pour elle. En vérité, Taliesin la vit à peine, car elle était discrète et un peu mélancolique, et qu'il n'en avait pas le temps.
Ce jour-là, Judicaël prit enfin le temps de s'enfermer avec Galathée dans leur chambre, histoire de la débarrasser définitivement de la marque de l'Ecole. Taliesin se retrouva donc au soleil, sous le pommier en fleurs, dans une fin de printemps somptueuse, presque paradisiaque. Il était encore fatigué, mais les jumeaux avaient pris du poids et dormaient plus longtemps. Ils s'assoupissaient aussi plus facilement, surtout quand leur père fredonnait la berceuse qu'il leur avait choisie. L'un dans l'autre, il émergeait de cet état second, bien qu'il ait en permanence un enfant dans les bras.
A cet instant précis, c'était Tristan, qui avait saisi son doigt dans sa petite poigne et l'agitait en faisant des bulles. Héloïse dormait un peu plus loin, dans son berceau, que Guéric animait d'un mouvement, le pied sur la bascule. Même Kerun avait l'air plus ou moins détendu, profitant du calme, de la brise tiède, des oiseaux, du cri joyeux des enfants qui, toujours alertes, mimaient la grande guerre mélando-manostienne à venir. Et au fil de leur imagination, cela semblait presque un événement formidable...

Il avait du mal à croire que les jumeaux étaient là depuis un mois et que le grand départ se produirait bientôt. Pourtant, dans les deux cas, c'était vrai : le poids du bébé dans ses bras et la présence de ses amis le confirmait.
Il espérait que la marque magique qu'on avait infligée à la rôdeuse se volatiliserait sans poser de problèmes, que Judicaël et Kerun trouveraient sans mal un site d'arrivée pour la téléportation, que le franchissement de la frontière se déroulerait sans encombres. Mais il n'arrivait pas à réellement s'en faire. Par la force des choses, au cours des veilles écoulées, il avait appris à vivre au présent, fait sienne la maxime "A chaque jour suffit sa peine".
Tous les enfants localisés par les services secrets étaient libres, Toutes les personnes que les passagers de la LIberté étaient venu sauver l'étaient également, du moins celles qui n'avaient pas trépassé. C'était déjà inespéré.
Pour le reste... Profiter du moment qu'il vivait, découvrir les événements au fur et à mesure qu'ils se produisaient.

" Finalement, pourquoi rentrer sur Hélonna ? demanda le halfelin en sirotant son verre de vin rosé, dans la lumière chaleureuse d'un soleil déclinant. Qu'est-ce qu'il peut y avoir de mieux là-bas, franchement ?"
Il se tourna vers Taliesin.
" Hormis Victor, on s'entend.
— La vie nous attend, sur Hélonna, intervint Kerun. La mienne, en tout cas. La leur aussi..."
Il désigna les enfants du menton.
" Je pense que nous fêterons le premier mois de nos nouvelles recrues, et ensuite, nous partirons.
— Nouvelles recrues ? Taliesin te laissera peut-être le garçon, mais la fille... dans tes rêves !"

-Ni la fille, ni le garçon : ils deviendront paysans et ne quitteront jamais, jamais, jamais la ferme, affirma-t-il d'un ton détaché. Je l'ai lu dans les astres.
A force de persévérer dans l'épuisante lecture de son livre, il avait fini par saisir certains principes. Mais, surtout, il avait dû se remémorer moult connaissances apprises jadis, dont l'astrologie. Et désormais, parler d'un destin tout tracé et inscrit dans la course des planètes et des étoiles était devenu, pour lui, une plaisanterie coutumière.
Cependant, il ne pensait pas réellement à cela, pour l'heure. Il songeait à leur retour sur Hélonna, aux retrouvailles avec Victor. Il songea bien au procès, aussi, et à la possibilité que leur débarquement se produise finalement en automne, morne saison. Toutefois, ses idées lui effleurèrent à peine l'esprit. Le moment était trop paisible pour pareils récriminations intérieures.

" Est-ce que tu lis dans les lignes de la main, aussi ? demanda Guéric. Ou dans les feuilles de thé ?"
Kerun ne put s'empêcher de sourire, mais ne dit rien.
" Mais donc... des destins de paysans. C'est un bon métier, c'est certain. Mais tu vois, avec le père qu'ils ont, je peux lire dans les astres qu'ils auront la bougeotte. Ne fut-ce que parce qu'ils refuseront de te croire et exigeront de voir de leurs yeux toutes les fariboles dont tu combleras leurs heures creuses. Les temples pleins de clercs fous, les îles pleines de sirènes carnivores, la mer en furie, les pieuvres géantes, les requins mangeurs de pied..."

-Je ne leur raconterai rien de tout cela, évidemment : je me contenterai de leur lire, de temps à autres, quelques contes de fées, en précisant bien qu'il s'agit de pures inventions. Pour le reste, je leur affirmerai avoir toujours été paysan et avoir toujours vécu dans cette ferme. Naturellement, tous ceux qui les approcheront devront au préalable jurer, devant tous les dieux du panthéon luménien, qu'ils ne me contrediront jamais et conforteront au contraire cette version officielle.

" Le panthéon luménien ne te sera d'aucun secours, lui fit remarquer Kerun. Mystra est la déesse de la magie, elle ne fait pas pousser du blé, et Lathandre est le dieu de la jeunesse qui encourage, entre autres, un peu d'insubordination pour la bonne cause. C'est le dieu des idéalistes : il ne se contente jamais du statu quo. Il ne te soutiendra pas dans tes tentatives d'étriquer l'univers de tes enfants. Au contraire... Vu que tu as attiré son attention, il s'attend sans doute à ce que tu lui confies un de tes enfants pour en faire un paladin ou un clerc."
Guéric éclata de rire.
" A voir son expression, il y avait déjà songé. Ben oui, mon vieux, tu croyais que ce pipeau, ce n'était pas une sorte de location ?"

Nouveau haussement d'épaules.
-Ce pipeau m'a été confié pour que je l'offre à quelqu'un, et c'est à Victor que je l'ai offert. C'est donc lui qui, un jour, devra avoir le cœur brisé parce que l'un de ses enfants ira s'enfermer, sans espoir de retour, dans un temple ou une commanderie. Mais, en réalité, je suis sûr qu'il n'aura jamais à endurer ce malheur : Lathandre est un dieu bon, son aide était donc forcément désintéressée. Pour le reste, Kerun a raison : point de divinité du soleil ou de la magie ou de la musique ou que sais-je encore en ma maison. Nous vénérerons Chauntéa, et rien que Chauntéa. En plus, nous avons une prêtresse a demeure.
Sauf si Val avait réellement décidé de partir, comme elle en avait l'intention sur Mersant...

" Chauntéa, comme c'est chi-ic !" dit Guéric en croisant le regard d'Alexandre qui taillait un buisson un peu plus loin.
Le halfelin se pencha en avant.
" Chauntéa, pourquoi pas Eldath, tant que tu y es ? Tu es contaminé par le virus de l'ennui profond ? Bon sang d'bouse, quelle horreur !
— Avoir des enfants rend toujours plus prudent et plus sédentaire, commenta Kerun.
— Comme si tu y savais quelque chose, toi !
— C'est comme ça que ça a fonctionné pour mes parents, en tout cas. J'imagine que ça doit être souvent le cas."

-Guéric ? Tu as eu une excellente idée. Eldath va donc rejoindre le petit panthéon familial. Deux dieux, c'est bien.
Il se tourna vers le Luménien.
-Si ça n'est pas indiscret... A quel âge as-tu quitté tes parents ? J'imagine que les services secrets ne recrutent pas à dix ans, contrairement aux temples et aux commanderies...

" J'ai eu deux paires de parents, dit Kerun avec un sourire tranquille. Un peu comme toi, en fait, d'après ce que j'ai glané. Mes vrais parents, je les ai perdus de manière brutale, une vingtaine d'années après ma naissance. Ensuite, j'ai été recueilli par des humains et ils m'ont élevé le temps qu'ils ont vécu. Quand ils sont morts, je n'étais pas encore adulte, mais j'étais plus ou moins clair dans ma tête... Un effet du contact humain, peut-être. Je suis allé à Antelucas, j'ai menti sur mon âge, et je suis rentré dans la garde. Luménis est venue environ trente ans plus tard, par la force des choses, des échanges et des nécessités."
Guéric avait grimacé.
" Kerun. Tu as quel âge ?
— Cent vingt-huit ans. Je pense. J'ai peut-être perdu ou gagné quelques années quand j'ai été adopté.
— Bouse de bon sang, les ancêtres ici. Tu sais quel âge j'ai ?
— Vingt ans ?
— Vingt-deux. Bon sang d'bon soir ! J'parie que t'es encore plus vieux que Kerun, Taliesin !"

-Désolé pour tes parents, Kerun, je ne savais pas... fit-il, embarrassé. Mais effectivement, nos histoires sont similaires, à ce niveau...
Il fit face au halfelin.
-Je suis un jeunot, moi : j'ai moins d'un siècle et demi. Je ne saurais être plus précis... Bon, mais cette discussion m'éclaire sur l'avenir des jumeaux. Comme ils ne sont que demi-elfes, je vais considérer qu'ils deviendront adulte à la moitié de l'âge retenu chez les elfes. Donc... Vers 55 ans au lieu de 110. Ils n'auront par conséquent pas le droit de nous quitter avant cela. Ensuite, s'ils veulent rejoindre un temple ou une commanderie, je ne les en empêcherai pas.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Le Domaine des Crocus