La Couronne de Cuivre

Mona n'avait pas besoin de lui aussi put-il gagner la rue. Comme le lui avait dit Yann, il n'eut aucun mal à localiser la taverne : Vauxgrisants était petit, et une seule bâtisse dégageait lumière, bruissement des conversations et éclats de rire. Elle n'avait pas de nom, juste une porte peinte en rouge brillant, et quand il la poussa, il débarqua dans une vaste salle, passablement enfumée, envahie d'effluves de bière et de nourriture en sauce, où devisaient — et jouaient, manifestement — une bonne trentaine de personnes, majoritairement des hommes, de toutes les générations.
Son arrivée ne passa pas inaperçue : certains se turent, d'autres le saluèrent, et la nouvelle de sa présence circula comme une vague dans l'assemblée, jusqu'à ce que Yann émerge de la petite foule pour l'inviter à le rejoindre.
" Ah, tu es venu, c'est bien !" dit-il avec un sourire, avant de le guider vers une table où se trouvaient déjà une demi-douzaine de jeunes et moins jeunes gars

Sitôt la porte franchie, il s'était senti dans son élément.
-L'appel de la bière est irrésistible... souffla-t-il à Yann tout en avançant.
Il salua ensuite amicalement les convives puis s'installa à une place libre.

Yann sourit.
" On s'comprend." dit-il.
Il se tourna ensuite vers l'assemblée.
" Les gars, je vous présente mon invité, Taliesin. Et voici Gaston, Cyprien, Antonin, Vadim, Frobert et Philémon."
Il sourit.
" Tu ne dois pas retenir les noms : ce sont "les gars"."

Il acquiesça, bien décidé cependant à retenir les noms : par habitude, parce que c'était plus poli, aussi.
-Enchanté de faire votre connaissance, dit-il.
Une pinte à écluser et du tabac à fumer, le tout en agréable compagnie : la soirée s'annonçait bien.

Une serveuse vint lui déposer une pinte de bière brune, puis s'en fut entre les tables.
" Il parait que vous êtes venu rassembler des chansons ?
— Les chansons à boire comptent ?
— Ou bien seulement les chansons un peu... romantiques ?
— On a des chansons romantiques, par ici ?"

Ah, fichtre, il avait presque oublié cette histoire de prétexte.
Pourquoi fallait-il qu'il se retrouve toujours dans des situations compliquées ?
-Je suis preneur de tous les chants possibles et inimaginables, depuis les comptines jusqu'aux chansons à boire. Même les variantes d'airs répandues m'intéressent, dans la mesure où les modifications qui y ont été apportées sont révélatrices d'une culture locale particulière.

" Mais ce soir, Taliesin se détend, messieurs ! s'exclama Yann. Donc interdiction de chanter ! Sinon vous allez faire pleuvoir.
— Il pleut toujours la nuit, bêta. Surtout en cette saison.
— C'est vrai, mais peu importe. On boit, on bavarde, mais personne ne chante."

Il n'en dit rien mais il sut gré à Yann de son intervention. Non qu'il craigne d'entendre ses amis chanter ou que cela ne l'intéresse pas. Simplement, s'il était venu, c'était réellement pour se détendre. Aussi ne tarda-t-il pas à goûter sa bière, excellente évidemment, puis à bourrer sa pipe de tabac - il faudrait sans doute qu'il en rachète bientôt mais, de ce qu'il avait vu, il n'aurait aucun mal à en trouver à Champsdor.

Les villageois autour d'eux se mirent aussitôt à parler tabac. Au moins trois personnes en cultivaient autour de Vauxgrisants, plus une demi-douzaine autour de Champsdor, et ils discutèrent des mérites de l'un ou de l'autre, convenant bientôt que Taliesin ferait un excellent juge de la situation et qu'ils devaient absolument organiser une soirée d'évaluation avant qu'il ne s'en aille. Cela lui ferait de plus un souvenir à rapporter chez lui.
Puis la discussion fila sur d'autres thèmes.
" Comment ça se passe, à Luménis ? On entend parfois des drôles de choses, sur le gouvernement, qu'ils voudraient avoir plus de pouvoir sur les campagnes et ce qu'on produit, tout ça... puis qu'ils voudraient imposer Lathandre partout."

Il haussa les sourcils, surpris.
-Je n'ai guère séjourné en ville ces derniers temps et je ne saurais donc répondre avec précision mais ces rumeurs me semblent malgré tout infondées, ne serait-ce que parce que Luménis doit encore panser les plaies de la dictature : même si cela a beaucoup avancé, il reste du travail... Mais surtout, je n'ai rien entendu de tel chez moi : alors même que nous vivons à quelques heures de la cité, personne ne craint pour le culte de Chauntéa, lequel demeure très populaire...

" Ah, c'est une bonne nouvelle..." dit l'homme qui l'avait interpelé, un solide gaillard d'une quarantaine d'années, dénommé — il s'en souvenant — Frobert.
Son voisin opina du chef.
" Lathandre est un bon dieu, sûrement, mais Chauntéa fait tant pour nous, ici... Nous passer de sa bénédiction, ce serait impensable.
— C'est comme ça pour tous les gens qui travaillent la terre.
— Mais surtout ici, nous sommes bénis."
Ils opinèrent tous du chef.

-Sans doute grâce aux prêtresses de l'abbaye... dit-il sur le ton de la conversation.
C'était l'explication la plus logique.
-D'ailleurs, savez-vous ce qui a présidé à sa fondation ? Il doit exister bien des légendes sur l'origine d'un sanctuaire d'une telle importance.

" Il y a plusieurs légendes... Gaston, vas-y, c'est toi qui racontes le mieux !"
Un homme d'une trentaine d'années, à la mine frustre et aux oreilles décollées, rougit comme une tomate, manifestement très embarrassé.
" Mais j'suis pas barde... protesta-t-il.
— Allez, vas-y !
— T'fais pas prier, Gaston !
— Mais...
— Des histoires, des histoires !"
Le jeune homme dévisagea Taliesin avec une grimace.
" Heu... Alors... On dit que Chauntéa elle-même est apparue à un jeune clerc, autrefois, au sommet de la butte, et a exigé qu'il lui bâtisse un sanctuaire, en échange de quoi les champs produiraient plus dans la vallée qu'ailleurs. Dans une autre version, ce n'est pas Chauntéa qui est apparue mais une vache plantureuse... et puis il y a une version qui dit qu'il y avait un champ de blé d'or sur le sommet de la butte et que ça a été vu comme un signe... ou alors qu'on l'a fauché et que Chauntéa, furieuse qu'on ait volé son blé divin, a exigé qu'on lui bâtisse un sanctuaire et qu'on la loue ici pendant mille ans pour racheter la faute... Ce genre de choses. Ma grand-mère connait mieux les détails."

-Merci beaucoup, répondit-il d'un ton chaleureux, espérant détendre son interlocuteur.
Ces légendes étaient somme toute classiques : on en retrouvait des similaires ou approchantes à propos de quasiment tous les lieux de cultes importants. Et il n'était pas rare qu'elles soient fondées : après tout, les dieux n'hésitaient pas à se manifester aux humains ou aux autres êtres intelligents... Il était bien placé pour le savoir.

Toujours empourpré, Gaston écarta ses remerciements, arguant que ce n'était rien et qu'il était désolé d'être un si piètre conteur. La conversation s'orienta dès lors dans une autre direction...
" Il parait que vous avez essayé de chasser ces centaures qui tuent notre bétail ? Ils ont pas voulu décamper, je parie.
— Et pourquoi ils décamperaient ? Tirer des agneaux, c'est drôlement plus facile que d'écumer la Lorien. D'autant que si ça se trouve, les elfes n'en veulent pas non plus. Et y'a des trolls au nord, tout le monde le sait."

Décidément, tout el ramenait à des pensées sérieuses. Mais en l'occurrence, c'était très prévisible.
-Honnêtement, ils tireraient bien sur autre chose pour se nourrir mais il n'y a plus de gibier à proximité. Et ils ne peuvent pas s'éloigner, car ils ont... une affaire à régler ici, disons. La conséquence malheureuse, c'est que les éleveurs sont les victimes collatérales d'un conflit auquel ils sont totalement étrangers... Enfin : à présent, Demetrius sait de quoi il retourne et il a pris les choses en main. La situation pourrait donc vite se débloquer et quand ce sera chose faite, il ne me paraît pas impossible que les personnes ayant subi des pertes soient dédommagées.

" Moi j'ai décidé de plus mener mes brebis par là, dit l'un des hommes, Philémon. C'est bête, parce que c'est le meilleur pâturage du coin, et d'habitude, on y laisse les bêtes seules toute la belle saison... Mais là, y'a plus personne qui ose abandonner les troupeaux la nuit. Ils ont tué un chien, aussi. La bête les a attaqués, mais faut comprendre, c'est leur rôle, à ces chiens, de défendre les brebis.
— On devrait les bouter d'là. Même s'ils ont une affaire à régler, ils peuvent camper hors de la Vallée et revenir pour la traiter.
— Je vois pas quel type d'affaire permet à quelqu'un de tuer le bétail d'autrui. Ils ont qu'à payer pour leur nourriture, comme tous les visiteurs. C'est du brigandage, sinon."

-Je suis d'accord. Mais il faut tenir compte du fait que leur logique est quelque peu différente de la nôtre. Par ailleurs, ils ont tendance à considérer les humains comme un seul et même groupe : ils étaient par exemple persuadés que leur affaire était connue de tous ici, en particulier de Demetrius, ce qui n'était pas le cas. Pour le reste, ils ont au départ essayé de régler cette histoire avec les personnes concernées : mais il semble qu'elles se trouvent à Champsdor et l'accès à la cité leur est interdit. Dès lors, ils ont estimé que la seule manière pour eux d'avoir gain de cause était de rester... et d'exercer une certaine pression. Mauvais calcul : celle-ci s'exerce sur des innocents qui ne comprennent pas pourquoi ça leur tombe dessus, tandis que leurs débiteurs n'en souffrent nullement. J'ai essayé de l'expliquer aux centaures, d'ailleurs, et je crois qu'ils l'ont en partie compris : en tout cas, j'ai tout lieu de croire qu'ils feront preuve de mesure.
Il sourit, apaisant.
-Mais cela ne devrait plus durer très longtemps : Demetrius s'occupe de l'affaire, elle devrait bientôt être réglée et j'espère vraiment que tous ceux qui ont subi du tort seront dédommagés. Alors, et même si je comprends à quel point c'est pénible, je ne peux que vous engager à la patience. En tout cas, croyez-m'en, la violence n'amènerait rien de bon pour personne. Et bien que je vienne juste d'arriver, bien que je sois juste de passage... je n'ai aucune envie que cette si agréable vallée soit le théâtre de drames.
Oh que non : il avait vu assez de bains de sang comme cela.

Les hommes l'écoutèrent, paraissant seulement semi-convaincus par ses dires. Mais ils finirent par acquiescer.
" De toute façon, on va pas aller leur chercher querelle... Vous avez vu leur taille ? A mon avis, un seul d'entre eux pèse plus que le taureau de père Lamollette.
— Et c'est pas un petit morceau.
— J'espère que ça va plus durer, en tout cas.
— Bah, en général, Demetrius trouve toujours des solutions."

-Et si nécessaire, je l'aiderai : quitte à avoir été impliqué dans cette affaire, autant la suivre jusqu'au bout. Mais déjà, il paraît clair que je continuerai mon rôle de messager...
Restait simplement à espérer que les centaures ne seraient victimes d'aucun mauvais coup. Sans quoi ils perdraient toute confiance en lui...

" C'est gentil de votre part.
— On dit que les centaures n'aiment pas les elfes, pourtant.
— Je croyais que c'était le contraire ?
— Je ne sais plus, tiens."
Ils haussèrent les épaules. Leur humeur s'améliorait déjà sensiblement. La serveuse vint leur déposer de nouvelles pintes.
" Vous pensez que vous nous ferez un concert avant de partir ?
— On vous paiera... en oeufs, radis...
— Gigot d'agneau.
— Bière d'abbaye !
— Tabac corsé.
— Et applaudissements !"

Il sourit à nouveau.
-Ecoutez, je ne sais pas quel sera mon programme dans les jours à venir et il est probable que je doive m'absenter un certain temps. Mais effectivement, j'essayerai de jouer ici avant mon retour à Luménis. Cela fait longtemps que je n'ai pas officié dans une taverne et mine de rien, ça commence à me manquer.
Mais la primauté irait à Mona, comme convenu.

" Il a dit oui !" s'exclamèrent-il en un coeur désordonné.
Yann sourit. Il était resté plutôt discret depuis le début de la soirée, mais vidait sa bière aussi vite que les autres.
" On va boire à ça. Marguerite ! Encore une tournée !"

Il s'abstint soigneusement de protester.
La bière locale était plus que bonne, alors pourquoi se priver ?
Il faudrait cependant qu'il se surveille : il tenait bien l'alcool mais il avait ses limites, et il aimait autant ne pas avoir une gueule de bois le lendemain...
Mais en étant mesuré et vigilant, tout irait bien !

Les conversations filèrent ensuite sur des sujets plus locaux. Untel s'était foulé la cheville en tombant dans un sillon de labour, la brebis d'un autre avait mis au monde des triplés, la cousine d'un troisième allait épouser un gars de Champsdor, et ainsi de suite, des petits potins ordinaires et colorés. Les villageois essayaient d'expliquer à Taliesin le contexte, pour ne pas qu'il soit perdu, mais cela traitait somme toute et largement de gens qu'il ne connaissait pas. De ce qu'il en glana, il eut l'image d'une contrée très tranquille, où il ne se passait presque rien, et qui était restée à l'abri des turpitudes qui avaient frappé la capitale.

C'était une chance que les Rouges ne soient pas arrivés jusqu'en cette contrée : ils y auraient causé des ravages peut-être irréversibles. Mais peut-être fallait-il y voir plus que de la chance, à savoir une nouvelle manifestation de la bénédiction de Chauntéa ?
Ces réflexions ne l'empêchèrent pas de continuer à écouter la conversation de ses compagnons de table. Bien sûr, elles ne le concernaient pas directement, mais cela ne le dérangeait en rien. Il était plutôt agréable d'être ici, à fumer et à boire de la bière savoureuse tout en écoutant les autres deviser.

La soirée ne s'éternisa cependant pas : tout le monde avait du travail dès les aurores, certains aux champs, d'autres auprès de leurs bêtes, les derniers dans leurs ateliers... Les villageois étaient gentiment éméchés, mais rien de grave, ils souhaitèrent la bonne nuit au barde et au porcher, puis s'éclipsèrent un à un. La salle était toujours peuplée d'une dizaine de personnes, cependant, et Yann se tourna vers Taliesin.
" Une dernière pour la route, ou tu préfères rentrer ?"

Il n'hésita pas longtemps : il avait fait attention à ne pas trop boire, il se sentait bien... Alors, pourquoi ne pas prolonger un peu la sortie ?
-Laissons-nous tenter par une petite dernière. Sauf, bien sûr, si tu penses que tu seras trop crevé demain...
Il ne voulait pas non plus pousser Yann à être déraisonnable.

" Oh, ne t'inquiète pas pour moi... Je pourrais mener mes cochons les yeux fermés. Ce n'est pas moi le vrai chef, en fait, c'est Wilbur. Et je l'ai déjà fait avec la gueule de bois..."
Il compta sur ses doigts, une main, une deuxième, puis haussa les épaules.
" Je vais éviter de compter, tiens."

Il rit.
-Voilà qui brise définitivement l'image de sérieux que je me faisais de toi. Mais soit, buvons donc une dernière bière. Mais ensuite, au bercail : quelque chose me dit que ma journée de demain, pour l'heure libre, va se surcharger dès l'aube venue et... je pense qu'il s'agira d'activités guère compatibles avec la gueule de bois.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile