La Couronne de Cuivre

" Non, dit Hubert. J'ai besoin que tu restes avec nous. Albérich m'a dit que tu comptais accompagner la colonne. Pourquoi ? Est-ce que c'est à cause de cette petite vexation l'autre jour ?"

-Ah, moi qui espérais qu'Albérich t'aurait convaincu que ma décision était irrévocable... On ne peut vraiment pas compter sur lui !
Il soupira.
-Cette vexation n'est qu'un révélateur, Hubert : objectivement, ce qui va rester au palais, ce n'est plus une communauté, c'est une expédition militaire. Je ne remets pas du tout en cause cette décision. Simplement, je ne suis pas militaire : je suis un artiste peintre, donc un civil. Vous n'avez pas besoin de moi pour les passages secrets : vous avez des clercs de Tymora. Vous n'avez pas besoin de moi pour les livres : vous avez des clercs. Vous n'avez pas besoin de moi pour le combat : vous avez des guerriers. Vous n'avez pas besoin de moi pour la magie : vous avez des mages... et des clercs. A l'inverse, ceux qui vont partir et pour qui ce sera rude... auront besoin de bardes pour leur remonter le moral. C'est là qu'est ma place.

" Mais tu étais mon chef des archers, Giovanni. Tu as occupé ce poste pendant tout notre affrontement contre les cannibales, depuis la retraite dans les Landes jusqu'au siège du fort... Tu n'es sans doute pas un militaire sur papier, mais tu t'es acquitté de cette tâche avec brio... Les hommes te respectaient, te suivaient..."
Il secoua la tête.
" Et puis... j'imaginais que vu les circonstances... Tu pourrais rester... par amitié, simplement."

Le barde s'empourpra.
-Me prendre par les sentiments, c'est vil. C'est très vil.
Il soupira derechef, manifestement très embarrassé.
-Je suis certain qu'à présent, il y a bien meilleur que moi pour diriger les archers. Frida, par exemple, ou certains des baroudeurs qui l'ont accompagnée... Et puis, honnêtement, me retrouver entouré seulement de militaires... Ça va être rude. Mais bon, après, si ma présence t'es utile même si mes compétences ne le sont pas... Je peux y réfléchir, je ne voudrais pas... causer du tort par égoïsme.

Hubert secoua la tête.
" Non... Tu as raison. C'est moi qui... fais passer mes envies avant le pragmatisme... C'est certain qu'un barde... c'est crucial quand les temps sont durs et les humeurs chagrines... Tu pourras certainement apporter beaucoup de bonheur aux gens."
Il sourit doucement.
" Tu vas me manquer. Mais nous nous reverrons plus tard... quand nous t'aurons rendu les murs pour y peindre ta fresque."

Il grimaça.
-Mouais, on verra. Réflexion faite, j'ai le sentiment que c'était une bête idée, une lubie stupide d'artiste. Et vu... le tour que prennent les choses, elle n'aura plus vraiment de sens.
Il soupira pour la troisième fois.
-Écoute, je vais réfléchir à tout ça. Dans le fond, je me demande si je ne me berçais pas d'illusions, en espérant remonter le moral des gens : je ne suis pas musicien, je ne suis pas organisateur de fêtes, je ne suis pas vraiment contenr... Je suis juste un peintre et même si j'avais l'occasion de peindre une fois chez les Paludiers, ce qui me semble tout sauf probable, ce n'est pas ça qui aiderait les autres. Bref, je vais réfléchir.

Tout bien réfléchi, pour la sécurité du barde, l'envoyer aux Dents Grises était sans doute nettement plus raisonnable.
" Fais ce que tu as envie de faire, Giovanni. Tu n'as pas besoin de te trouver de justifications. Vu les circonstances... il est sans doute fondamental que nous soyons chacun à l'endroit qui nous convient viscéralement."
Il poussa un bref soupir.
" Mais tiens-moi au courant, d'accord ? Je préfère ça qu'une disparition subite sans un mot d'adieu. Je ne crois pas que je le mérite."

-Evidemment. Et je comptais bien te dire un mot avant de partir. Simplement, j'attendais... le dernier moment, histoire que tu n'aies plus le temps d'essayer de me faire changer d'avis et donc de raviver mes vives hésitations... Enfin, c'est sans doute mieux que les choses se soient passées comme elles viennent de le faire.
Il lui sourit.
-Allez, à plus tard Hubert.

" A plus tard, Giovanni."
Il abandonna le barde à sa lecture et se mit en quête de Gaspard. Il devinait que le jeune homme aurait un discours similaire : je ne suis pas tellement utile ici, je peux l'être davantage là-bas. Certes. Mais Hubert avait appris à travailler avec le chevalier depuis leur déconfiture à la forteresse, et il appréciait ses compétences et son humilité. Il ne pouvait pas le laisser partir sans lui dire un mot.

Mais les arguments du chevalier étaient légèrement différents, comme il le découvrit après l'avoir déniché dans la salle d'entraînement.
-Je sais bien que nous avons éliminé la plupart des morts-vivants qui hantaient la route et que c'est par pure malchance que nous avons croisé des cannibales. Je sais bien, aussi, que les Paludiers csont d'excellents guides. Néanmoins, imaginer des femmes, des enfants, des vieillards traversant les Landes sans guère de protection... Cela ne me tranquillise pas, sans compter que mes vœux... impliquent que je protège les civils.

" Très bien, dit Hubert, le prenant peut-être lui aussi à contrepied. Je comprends tes raisons, elles sont louables. J'espère juste que tu ne feras pas trop d'émules... Si tous les militaires s'en vont... Je serai contraint d'annuler cette évacuation. Je ne peux pas me permettre de déforcer nos troupes à l'aube d'une lutte qui risque d'être critique."
Il soupira.
" Mais je comprends. Et je te souhaite bon voyage. Je suis sûr que tu trouveras à te rendre utile."
Il ne lui restait plus qu'à aller voir comment se déroulait l'accueil des derniers réfugiés.

Le chevalier soupira.
-Je ne suis pas sûr de ma décision, vous savez. Mais puisqu'il faut se diviser....
Il s'arracha un sourire embarrassé.
-Et essayez de voir le bon côté des choses : si ej pars moi, Edgar ne le pourra pas. Or, il hésite, parce que la femme qu'il aime s'en va avec les civils et parce que l'imaginer au beau milieu des Landes sufft à le rendre fou d'inquiétude.

Ah misère. Edgar et l'une des institutrices... S'il n'avait pas su qu'Agathe et Rebecca formaient un couple et que, par là, les espoirs de l'ancien sergent étaient vains, il aurait peut-être pu consentir à laisser partir son officier. Mais dans le cas présent, la séparation était peut-être idéale... sauf que si Edgar avait l'esprit accaparé par son angoisse, il ne lui servirait à rien.
" Je vais aller lui parler. Vous pouvez peut-être partir tous les deux."
Après tout, il avait récupéré des officiers de qualité grâce à Frida, Guillermo allait faire son retour — avec quelques accommodements à inventer — et peut-être le retour de son écuyer réveillerait-il Etienne...

Gaspard secoua la tête.
-S'il part, je ne partirai pas : nous ne pouvons pas nous permettre de trop nous déforcer...
Il soupira.
-Vous le trouverez dans la salle d'entraînement. Enfin, je dis ça mais vous l'avez sans doute aperçu en venant me chercher.

Hubert se mit donc en quête d'Edgar, à l'endroit indiqué par Gaspard. Il attendrait que le sergent ait terminé ce qu'il avait en cours avant de le déranger. Il ne savait pas bien ce qu'il lui dirait : il était certain qu'il ne se permettrait pas de trahir le secret d'Agathe et Rebecca.

L'ancien sergent, à l'issue d'un entraînement particulièrement pointu dispensé à un volontaire, remarqua la présence de son supérieur et le rejoignit sans même s'accorder le temps de reprendre son souffle.
-Vous avez besoin de moi pour quelque chose, mon général ?
Manifestement, contrairement à Gaspard et à Giovanni, il n'avait pas de soupçons quant à la raison réelle de sa venue.

" Gaspard me dit que tu songes à accompagner la colonne, dit le paladin. Je venais aux nouvelles."
A bien y réfléchir, il était un peu choqué qu'à quelques heures du départ, ses officiers n'aient même pas fait la démarche de venir le trouver pour lui en parler. C'était inquiétant, a minima : soit ils avaient peur de lui, soit ils imaginaient qu'il ne s'en offusquerait pas...

Edgar grimaça.
-Ça vent la mèche et après ça ose se dire chevalier... grommela-t-il.
Soupir.
-Disons qu'l'idée m'a traversé la tête. Et que je suis pas vraiment rassuré à l'idée que... nos compagnons vont devoir traverser les Landes avec juste pour les accompagner des... des gens très bien, assurément, mais qu'on connaît peu. Et qui sont pas beaucoup... Mais voilà, j'ai des responsabilités ici et... Fin bref, c'était juste une idée.

" J'aimerais que tu restes, dit Hubert. Je sais que je ne peux pas de te l'imposer mais... sache-le. Je suis certain que nos civils sont en parfaite sécurité avec les Paludiers. La route sera rude, mais ils parviendront à bon port. Nous les reverrons ensuite, lorsque la ville sera pacifiée. Néanmoins, si tu as l'impression que tu ne pourras pas être complètement à la tâche, ici... Réfléchis-y. Il n'y a malheureusement pas de place pour les demi-mesures."
A présent, le paladin avait l'intention de retourner vers l'endroit où devaient se trouver les réfugiés tout juste arrivés... et s'il croisait les institutrices au passage, peut-être leur parlerait-il...

L'ancien sergent haussa les épaules.
-Bien sûr que je vais m'inquiéter pour eux si je reste. Mais si je pars, c'est pour vous que je m'inquiéterais. L'idéal aurait été de pas se séparer mais... Voilà, on a pas eu de bol de bout en bout. Enfin, on va faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et donc, je resterai.
Sur un sourire un peu triste, il s'en fut.

***

Un peu plus tôt, parti en quête des clercs, Albérich avait trouvé leur salle de réunion improvisée quasiment déserte. Ne s'y trouvait plus que Thibault, adossé contre un mur, l'air fatigué.
-Ah, mon vieil Alby, on n'est pas sortis de l'auberge, c'est moi qui te le dis !

Albérich avait du mal à décolérer. Il ne pouvait pas croire qu'Hubert ait pris l'initiative d'inviter Guillermo et ses acolytes sans en référer aux autres membres du conseil, sans même définir les conditions de leur accueil ! Mais c'était trop tard et son irritation était stérile : il parlerait avec le paladin plus tard. Mais il se sentait trahi, quelque part : Hubert savait parfaitement ce qui allait en résulter, et il l'avait quand même fait.
Il tempéra sa mauvaise humeur : Thibault n'y était pour rien.
" Qu'est-ce qui se passe ? Tu sais... Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'envoyer plus d'un ou deux clercs avec eux. Les Paludiers ont leurs propres sages..."

Le Sunite secoua la tête.
-Hum, s'il n'y en a finalement qu'un pour partir, un aura du bol : ils avaient signé pour rejoindre une Communauté, pas une expédition uniquement composée de soldats et, hum, certains craignent de ne pas du tout du tout se sentir à leur aise quand ils ne seront environnés que de combattants, quand règnera la discipline martiale... Et je peux les comprendre, d'ailleurs. Enfin bon, on verra comment ça tourne... Mais mise à minima sur deux, voire trois départs.

Surpris, Albérich prit un siège.
" Bon, raconte-moi, alors. Tout le monde veut partir ? Le combat contre les démons ne motive personne ? Les paladins, a minima, devraient avoir envie de rester. Les Sunites veulent protéger la beauté contre le mal, ça fait Suzie et toi en plus. Si la Sunite reste, le Lliran restera aussi. Les Tymorans sont fatalement avides d'aventures. Les livres que nous avons rassemblés doivent transcender le Dénéite. Donc... qui veut partir ? Gabriel et le Chauntéen ? Et qui d'autre ?"

Il rit.
-Tu sais quoi ? Tu as faux sur une bonne partie d'entre eux ! Et je ne parle pas des paladins : bien sûr qu'ls restent, ils n'ont même pas participé à la réunion.
Il prit une profonde inspiration.
-Daniel reste, effectivement : tu imagines bien qu'avec tous ces livres à disposition, il est comme au paradis. Les Tymorans pensent également rester, même s'ils se disent que la colonne aura besoin d'un petit coup de chance pour arriver à bon port. Ensuite... et bien, ça se complique. Corentin est tout prêt à donner un coup de main ici mais il se demande s'il ne serait pas plus utile auprès des Paludiers, pour apprendre d'eux... Gabriel aimerait demeurer avec nous, tout en refusant de livrer ses protégés à des gens qui ont toutes les raisons de les haïr. Lorenzo s'en va, c'est sûr : il estime qu'un adepte de Liira n'a rien à faire au milieu de soldats. Sauf que s'il part, Suzanne part aussi et elle se tâte : l'ambiance martiale, évidemment, ça ne la tente pas des masses, mais il y a la défense de ces lieux splendides...

" Je pense que Corentin devrait partir. Il a raison : il sera nettement plus utile là-bas qu'ici. Quant à Gabriel : pourquoi ne reste-t-il pas ici avec les enfants, s'il craint tant les Dents Grises ? Il n'y a pas d'obligation à partir, pour personne. Seulement deux cents personnes partent sur les cinq cents... Ça fait plus de cent cinquante civils qui restent."
Il secoua la tête.
" Et je suis toujours surpris comme les gens imaginent que les militaires n'ont pas besoin de se détendre... Ce n'est pas parce que nous allons être focalisés sur la bataille à venir que nous n'allons pas avoir besoin de nous changer les idées. Bien au contraire..."
Il soupira.
" Mais je n'étais pas là, et je n'ai pas à décider pour d'autres... J'espère juste que chacun est bien conscient que le combat crucial va se livrer ici. Si nous échouons... Remonter le moral à la colonne ne servira absolument à rien. Enfin... Ce n'est pas à toi que je dois dire ça. Je suis content que tu restes."

-Je n'allais pas te laisser tomber dans une situation qui est difficile, je le devine bien. Mais pour être totalement franc, je déprime d'avance : le règne des gens d'épée, la discipline de fer, l'absence quasi totale de tout couple, de toute romance naissante... Je ne serai pas vraiment à ma place.
Il soupira.
-Et bien sûr que le combat crucial est ici. Mais si ceux qu'on met dehors renoncent et abandonnent le projet... Il n'y aura plus de Communauté. Et pour certains... La Communauté, c'était tout.

" Le seul clerc dans cette situation, c'est Gabriel. Barthélémy et Agnès sont morts. Les autres ne peuvent pas subitement prétendre que c'est toute leur vie !"
Il soupira.
" Et je ne mets personne dehors. Tout le monde peut rester. Je le leur ai encore répété aujourd'hui. Que dois-je faire ? Les contraindre à rester ? Changer mon arbalète d'épaule ? Je pourrais, dans l'absolu, mais cela ne risque-t-il pas de me décrédibiliser ? Je n'ai pas la prétention d'être le leader idéal, mais personne d'autre ne veut s'en charger... Je crois qu'il est nécessaire que je parvienne à garder la confiance des gens, surtout en temps de crise."

-Déjà, ne ne parlais pas des clercs mais... de nos compagnons en général. Si nous triomphons mais que la Communauté, elle, ne survit pas, les espoirs de centaines de personnes qui les avait tous placés dans ce projet... seront réduits à néant. Ce serait un moindre mal, évidemment. Mais s'il est possible de l'éviter, malgré tout..
Il secoua la tête.
-Et ne change pas ton arbalète d'épaule : vous avez pris une décision, il faut vous y tenir. Les gens vous font confiance : ils ne comprennent pas forcément ce choix mais... ils le respectent et s'y conforment. Et sans doute est-ce le bon choix. Il reste néanmoins terriblement douloureux : la capture d'une partie des nôtres avait brisé déjà beaucoup de couples, de familles, de liens d'amitié ; cette évacuation va briser ceux qui demeuraient encore ; d'un côté les combattants, de l'autre leurs proches, entre eux des centaines de lieux... Chacune des parties de la Communauté va s'inquiéter pour l'autre, va se ronger les sangs et le moral va sévèrement en pâtir...
Soupir.
-Désolé, Albérich : ce qui se prépare est particulièrement rude pour un Sunite. Ce qui n'empêche que tu dois avoir foi en ton instinct et... Te tenir à ce qui a été décidé.

" Tu sais... Je suis conscient de tout ça, Thibault. Mais je suis obligé... de penser au-delà. C'est mon rôle. Cela ne veut pas dire que je suis insensible aux drames qui se jouent autour de nous, mais je dois... garder le cap. Je suis Lathandrite, j'ai foi en notre capacité à rebondir, à retrouver la lumière malgré les ténèbres. Il y aura des lendemains, et ils seront roses. Mais jusque là... Je dois pouvoir me faire violence. Autrefois, à Luménis, je voulais que tout le monde soit heureux, tout le temps... mais ce n'est pas possible. Il faut avoir foi... et avancer. Je me rends bien compte que je m'aliène des gens... des amis, même... C'était aussi une nouvelle chance pour moi, ce projet, somme toute. Mais j'en ai déjà reçu ma part. A présent, je fais ce que je peux pour la préserver, cette communauté, même si tout le monde peine apparemment à le réaliser."

Thibault sourit.
-Là, mon vieux, permets-moi de te le dire... tu es horriblement pessimiste. Parce qu'en réalité, personne ne doute de tes objectifs, de ta volonté de lutter contre le mal qui menace de se répandre ET de préserver la Communauté. Certains sont amers, bien sûr, et ils le font sentir : mais leur amertume... concerne leurs propres aspirations, est provoquée par le fait que ce à quoi ils aspiraient ne sera plus possible, du moins de leur point de vue. Pour autant, ils ne doutent pas que tu essaies d'agir pour le mieux et ce, pour tout le monde.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue