La Couronne de Cuivre

Il fallait les séparer, c'était aussi simple que ça. Le jeune parlerait.
" Ithilion a des prétentions sur l'île, n'est-ce pas ? Croyez-vous que les gens seront impressionnés, à Solarcis, à Lunaros, à Correliah, quand ils apprendront que vous avez lâché l'ombre sur la région ? Et que quand on vous a offert l'opportunité d'aider à réparer vos erreurs, vous avez préféré tourner le dos et vous retrancher derrière une loyauté mal inspirée ? Pensez-vous qu'Ithilion gagnera en popularité lorsque les démons auront ravagé les Landes, atteint les côtes et les murs mêmes de votre cité ? Vous avez une opportunité de prouver à Hélonna, pour une fois, que tous les Ithiliens ne sont pas égoïstement repliés sur leurs rêves de pouvoir et de domination... qu'ils ne sont pas toujours les ignobles mauvais de la fable... Et vous allez la laisser passer ? Misère. Je suis laxiste mais vous êtes pathétiques. Et sans doute irrécupérables."

Le plus vieux haussa les épaules.
-Peu importent ce que pensent les autres cités : on ne leur demandera pas leur avis quand on les forcera à ployer le genou. Et ça sera aussi valable pour Luménis. Hélonna a besoin d'une vraie capitale, pas d'une ville décadente qui laisse le premier Mélandien venu prendre le pouvoir.
-Et puis vous étiez là avant nous, fit son cadet. Si ça se trouve, c'est vous qu'avez tout déclenché. Nous, on s'rait pas venus s'il avait pas s'agit de vous empêcher de piller nos richesses et d'utiliser contre nous le savoir des Anciens.

" Vous vous faites solidaires des Landes quand ça vous arrange, dit le paladin. Ne me dites pas que vous revendiquez cet endroit alors que vous êtes prêts à y laisser déferler des démons sans sourciller. Si c'est ça l'autorité d'Ithilion et le souci qu'elle a de l'île, c'est une chance que vous ne gouvernerez jamais autre chose que votre cité fortifiée."
Il se leva.
" Bon, mais je ne vais pas davantage gaspiller ma salive. Qui veut aller pisser le premier ?"

Hubert détacha les chevilles du prisonnier, puis le prit par le bras, et l'entraîna vers la porte. Il était un peu désolé d'accueillir les Ithiliens dans des conditions aussi difficiles, mais il n'imaginait pas les laisser circuler dans les couloirs. Ils étaient beaucoup plus hostiles que ce qu'il avait imaginé. Sans doute était-ce logique, compte tenu de ce qu'ils faisaient subir à leurs propres prisonniers : ils ne devaient pas attendre beaucoup plus de leur part. Mais c'était un aspect auquel il ne fallait surtout pas songer.
" Tu as un nom ?" demanda-t-il au jeune soldat, tout en l'entraînant vers les latrines.

Si le prisonnier était docile, il n'en décocha pas moins un regard revèche au paladin.
-Qu'est-ce vous en avez à fiche ?
Il secoua la tête.
-A Ithilion, on collabore pas avec les envahisseurs. Désolé mais faut vous y faire.

" Comme la catastrophe va ravager Clairétoile et que cet endroit est le seul à être protégé, toi et ton ami serez bientôt les deux seuls survivants de votre petite armée... Et si nous échouons à endiguer rapidement ce que ton chef bien aimé a provoqué, il n'est pas exclus que cette même catastrophe ravage également Ithilion. A ce moment-là, vous serez les deux seuls survivants de votre ville."
Il poussa la porte des latrines, puis fit entrer le jeune homme et l'arrêta devant l'un des trous d'écoulement que les Anciens avaient ingénieusement installés.
" Contrairement à ce qui se fait dans ta culture supérieure, nous n'avons pas l'intention de vous considérer comme du bétail à traire. Maintenant, je peux continuer à t'appeler le jeune. Et dans un mois, nous nous y serons habitués tous les deux."

-Condamner à une courte peine de travaux forcés des gens coupables d'invasion et de vol, ce n'est pas les traiter comme du bétail : c'est faire respecter la justice.
Il entreprit de faire ce pour quoi il était venu.
-Et quand bien même devrions-nous être les deux derniers survivants de notre peuple : nous demeurerons fidèles à la sainte patrie.

" Epuiser des enfants et des vieillards dans une mine, je n'appelle pas ça la justice. Mais nous n'avons pas les mêmes valeurs et je ne vais même pas essayer de te convaincre que les miennes sont meilleures. Ce que j'appellerai la bienveillance ou la compassion, tu appelleras ça la faiblesse. Mais j'avais l'espoir que la notion de survie pourrait te parler... ou que ton patriotisme t'aiderait à comprendre en quoi nous aider à éviter cette catastrophe ne peut que rejaillir positivement sur ta nation..."
Il haussa les épaules et soupira.
" Bah, nous nous en sortirons sans vous. Et vous aurez survécu. Tu y gagnes au change, au final : tu reverras le soleil, contrairement à tous tes amis restés à crapahuter dans le froid ou sous terre."

-Être capturé vivant est une honte quasi indélébile qu'on ne peut effacer que par de grands exploits accomplis pour la gloire de la sainte patrie, répondit-il, d'un ton proche de la récitation.
Il était prêt à repartir.
-Et les vieillards et les enfants n'étaient pas envoyés dans les mines, au début, lâcha-t-il subitement avant de se détourner.

" Je croyais que vous étiez oghmans, mais en fait, vous êtes tempusiens." dit Hubert, surpris, en lui rouvrant la porte.
Il l'escorta à nouveau dans le couloir.
" Malheureusement, les chances sont élevées que vous soyez jugés par notre tribunal, quand les hostilités seront terminées. Mais nous ne condamnons pas les gens aux travaux forcés."
Il salua les gardes et rentra dans la cellule. Une fois le jeune homme rassit, il le rattacha, poings et chevilles.
" Au suivant."

Hubert se glissa en face de lui, un léger sourire sur les lèvres.
" Je peux me mettre là ?" demanda-t-il.

Le barde sursauta et releva des yeux un peu troubles sur le paladin.
-Oh, Hubert... Excuse-moi, j'étais... absorbé.
Il s'arracha un sourire.
-Bien sûr que tu peux t'assoir.

Hubert posa son assiette et s'installa. Pendant un moment, il ne sut que dire puis il se lança.
" Je suis... touché que tu sois resté. Je me sens un peu responsable, même si j'imagine que je n'en suis pas la seule cause... mais bref... Je... J'espère que ce ne sera pas trop pénible... et je te remercie."

-Bah, pas de quoi.
Il sourit.
-Et puis, franchement... Renoncer aux thermes, aux jardins, à la chaleur et à la splendeur de ce palais pour aller me jeter dans l'Hiver, dans les Landes puis dans un village perdu au fin fond de nulle part... Cela ne me tentait pas des masses. J'avais donc juste besoin d'un prétexte pour rester et... tu me l'a fourni, me rendant bien service.
Il plaisantait, bien sûr, mais le cœur n'y était pas vraiment.

Les gens voulaient à la fois partir et ne pas partir, les choses étaient peu claires dans l'esprit d'Hubert. C'était le déchirement, sans doute, mais comme le paladin était convaincu que c'était temporaire, il avait dû mal à y voir quelque chose de désespéré. D'autant que Giovanni n'avait jamais envisagé de s'établir durablement dans la Communauté... Mais Hubert ne chercha pas à creuser la question : il était sensible à la mélancolie de son ami et n'avait nulle envie de l'aggraver en lui demandant de s'expliquer.
" En plus, en restant ici, tu auras l'opportunité de dessiner des gens revêtus d'aubes magnifiques... Je sais que tu les préfères nus mais... Cela fera aussi partie de l'histoire."
Il ne savait pas si Roxane était restée ou si d'autres bardes étaient arrivés avec la colonne de Frida. Il lui semblait que les combats qui allaient avoir lieu mériteraient bien un récit... enfin... si les choses tournaient bien. Mais elles tourneraient bien. Et même s'ils étaient défaits, il était crucial qu'il en reste des traces, cette fois...

Giovanni avait levé les yeux au ciel.
-Hubert, je suis nul pour représenter les tissus, leur drapé... Archi nul, même. Et de toute façon, c'est contre ma religion.
Il sourit.
-Mais je ne compte pas peindre ou dessiner. Je vais... Et bien... Lire, j'imagine.

Hubert se fit une note mentale de ne pas essayer de changer les idées de Giovanni, pas ce jour-là, en tout cas. Rien ne fonctionnerait, il le sentait dans l'air.
" Et tu lisais quelque chose d'intéressant ?" demanda-t-il pour lui emboîter le pas.

-Heu...
Le barde fronça les sourcils, se concentra... Puis, renonçant, il prit son livre et alla en lire le titre.
-"Symbolisme, allégorie et ésotérisme appliqués à l'architecture et à l'urbanisme". Un ouvrage qui prouve que quoi que les Anciens aient pu entreprendre, ils nous dépassaient de beaucoup : en l'occurrence, je n'ai jamais rien lu d'aussi chiant. D'autant qu'il n'y a même pas d'images !

" Pas d'images dans un livre sur le symbolisme et l'architecture ? Ces Anciens nous dépassaient peut-être de beaucoup, mais ils n'étaient pas très calés en pédagogie..."
Hubert ne put en dire davantage car, à quelques toises sur sa droite, Albérich venait de se lever.
" Puis-je avoir votre attention quelques instants ?"
Effectivement, la plupart des gens devaient être là, désormais... C'était un bon moment pour prendre la parole.

La plupart des gens étaient là, en effet. Ne manquaient que ceux qui étaient de garde et ceux qui avaient préféré rester en solitaires.
-Dis, c'est dans le dogme lathandrite, de parler boulot pendant les repas ? souffla Giovanni. Je demande ça par pure curiosité parce que, chez les Sunites, c'est plutôt un moment... de détente.
Son ton était presque léger.
Quoi qu'il en soit, le silence s'était fait. Ce qui n'était pas bien dur, vu la rareté des conversations.

" C'est le seul moment où nous sommes plus ou moins rassemblés..." souffla Hubert à mi-voix.
Albérich avait la mine grave, le paladin espéra qu'il parviendrait à contenir sa déception.
« Merci. Je sais qu’aujourd’hui vous avez le cœur lourd, certains d’entre vous ont sans doute l’impression d’avoir détruit quelque chose qu’ils avaient construit de longue date. Le Lathandrite en moi ne peut pas adhérer à votre sentiment de défaite : cette séparation, j’en suis convaincu, sera de courte durée, et lorsque nous retrouverons nos proches, ce sera pour leur offrir une Clairétoile libérée, où les rêves que vous avez formulés pourront reprendre leur envol. Mais ce sont des mots, et les mots ne vous suffisent plus. Je n’ajouterai donc rien de plus à ce sujet. »
Il pinça les lèvres.
« Soyons donc pratiques. Nous avons de bonnes raisons de penser qu’une série de chapelles érigées sur l’enceinte de la cité ont servi autrefois à combattre la catastrophe. Je ne vous mentirai pas, nous ne savons pas exactement comment… mais nous savons qu’elles doivent être « réveillées » au moyen de cérémonies organisées en leur sein. Pour que la chapelle s’éveille, il est nécessaire qu’un certain de nombre de personnes assistent à cette cérémonie. Sans doute est-ce une question d’énergie spirituelle… La magie des Anciens demeure toujours obscure, à l’heure actuelle. Peu importe. Nous avons besoin de volontaires pour assister à ces cérémonies. Nous constituerons des groupes de cinq-six personnes qui nous accompagneront chacun pour une cérémonie. Celles-ci dureront moins d’une demi-heure, et ce ne sont pas des cérémonies lathandrites, si cela vous inquiète, même si c’est moi qui officierai. Nous espérons nous mettre au travail juste après le repas, mais il y en aura probablement demain aussi, au moins pendant la matinée. Si vous êtes volontaire pour assister à l’une de ses cérémonies, merci de venir me trouver en fin de repas, je constituerai des groupes et je vous fixerai un rendez-vous. Merci de votre attention et d’avance de votre aide, je vous laisse terminer de manger. »
Il se rassit aussitôt.

Giovanni, cuiller en main, touillait son assiette d'un air absent, sans avaler la moindre bouchée.
-Il y a de jolies décorations, dans les chapelles ? s'enquit-il d'un ton dégagé.
Autour d'eux, on discutait bien plus qu'avant. Mais à mi voix...

Hubert s'arracha à ses pensées.
" Heu... C'est joli, je crois, mais ça ne vaut pas les temples... Mais nous devrons aussi aller faire des célébrations dans ceux-ci, je pense..."
Il fronça les sourcils.
" En fait, je pense qu'il n'y a aucune nécessité qu'Albérich officie dans les chapelles. Thibault et Tara pourraient en faire de même. Et le Dénéite, s'il en a envie... Peut-être que les gens seraient moins... crispés, si on le présentait comme ça... Je vais aller lui en parler."
Il se leva aussitôt et rejoignit le clerc, qui s'était installé à un coin de table, en solitaire.
" Albérich, j'ai pensé à quelque chose...
— Oui ?
— Pourquoi ne laisserait-on pas... Tara et Thibault officier, eux aussi ? Ces chapelles ne sont pas lathandrites, après tout. Il n'est pas nécessaire que ce soit toi qui gères le tout... et peut-être les gens s'y retrouveraient-ils davantage..."
Contre toute attente, le Luménien sourit.
" Tu as raison. Je dois apprendre à déléguer. Veux-tu en parler à Tara ? Je me charge de Thibault. Et puis je referai une annonce. Les gens pourront choisir le type de cérémonie qui les tente le plus."
Le paladin acquiesça et se mit aussitôt en quête de la Tymoranne.

La Tymorane l'accueillit avec le sourire mais ouvrit de grands yeux en entendant sa suggestion.
-Hubert, vous doutez bien que je suis toute prête à aider. Cependant... Les hymnes qu'Albérich a entonnés hier étaient indéniablement lathandrites. Si c'est aux mêmes chants qu'il faut recourir pour que le rituel fonctionne... Je me vois mal le faire. Je pense qu'une certaine Dame Fortune pourrait m'en tenir rigueur...