La Couronne de Cuivre

Cette succession de cérémonies était à la fois épuisante et galvanisante, Albérich commençait à se sentir fébrile. Il n'avait pas dormi, il enchaînait les communions avec l'énergie de Lathandre, il avait l'impression d'avoir atteint une sorte de stade d'hypertension, au-delà de la fatigue. Mais il restait une ultime cérémonie, et il encouragea ses compagnons à y mettre la même ferveur. Alors qu'ils se préparaient dans la salle aux symboles, Hubert passa derrière lui et posa la main, une seconde, sur sa nuque. Il sentit une chaleur l'envahir immédiatement, des oreilles à la poitrine, et le paladin lui décocha un clin d'oeil en gagnant la console pour l'activer.
" Pour ta voix..." souffla-t-il.

Malheureusement, une mauvaise surprise les attendait dans la dernière chapelle.
Elle avait été saccagée, souillée, profanée.
Sa porte béait sur ses gonds ; les bancs étaient brisés, de même que les bougeoirs.
On avait défoncé l'autel à la masse.
Et la statue... gisait sur le sol, en mille morceaux.

Cette vision stupéfia Albérich, qui demeura absolument immobile, paralysé, sans la moindre idée de quoi faire ou dire. Hubert prit immédiatement les devants, ordonnant à tout le monde de reculer vers le téléporteur. Le Luménien le vit traverser la pièce pour gagner la porte béante et regarder ce qui se trouvait à l'extérieur. Lui-même avait du mal à reprendre ses esprits. L'état du lieu suscitait en lui une profonde impression de vide... et la crainte viscérale qu'ils venaient de perdre un atout crucial dans la lutte contre les ténèbres...

A l'extérieur, où la nuit était déjà tombée, Hubert ne remarqua rien de spécial : s'il y avait eu des empreintes, la neige qui tombait toujours les avait recouvertes. Pour le reste, personne à l'horizon.
Néanmoins, de ce qu'il put observer dans le sanctuaire, de ce qu'Albérich put en voir, aussi, la profanation paraissait très récente.
Pas plus de quelques heures, semblait-il.

" Ils se servent de leurs esclaves humains pour venir détruire les sanctuaires." murmura alors Albérich.
Hubert revint vers lui.
" Ils doivent savoir ce que ces endroits génèrent une magie propre à les mettre en échec. Mais si les démons sont repoussés, ce n'est pas le cas des humains..."
Le paladin les entraîna vers le téléporteur.
" Nous allons rentrer. Je vais revenir ici avec Varamyr et Frida. Ils trouveront des traces... des indices... Toi tu vas prévenir Thibault qu'il va prêcher toute la nuit...
— Hubert, il est probable que les chapelles, même activées, soient tout aussi vulnérables.
— Possible, pas probable. Au pire, nous les protègerons."
Le paladin avait activé la console et il invita tout le monde à repartir rapidement.

Ils regagnèrent le palais, toujours aussi morne et silencieux.
Hubert savait où trouver les rôdeurs : Varamyr serait probablement dans les jardins, Frida probablement avec les archers.
Quant à Albérich, il n'eut pas beaucoup plus de mal à dénicher son ami, qui donnait un coup de main aux cuisines.
-Je veille à ce qu'on ne se mette pas à nous servir de la nourriture militaire, expliqua-t-il. Parce que ça, je n'y survivrais pas.
Il grimaça.
-Mais tu as une très sale tête, si je puis me permettre. Qu'est-ce qui ne va pas ?

Albérich s'assit sur un banc et passa les mains sur son visage.
" La dernière chapelle a été détruite. Il y a peu. La statue que je voulais éveiller était réduite en miettes. Avec ma fatigue... Ça m'a mis un choc. Je ne sais pas ce que cela signifie pour la suite. Je crois qu'Hubert voudrait que tu ailles officier dans les sept chapelles de l'extérieur. Au cas où cela les protégerait de la destruction. Nous ne pouvons pas en être sûrs. Excuse-moi, tout ça est embrouillé... Je suis fatigué, je n'ai pas dormi."
Il relâcha sa respiration.
" Les chapelles de l'extérieur n'ont pas de statue d'ange, elles sont dédiées... à une sorte d'elfe roux farceur. Qu'on trouve dans le livre sunite. Il faut que nous te trouvions des fidèles. Renaud et Roland ne suffiront pas, et sept cérémonies, c'est beaucoup... Prends un thé."

-Minute, Albérich : je n'ai pas dit que j'acceptais.
Il avait un sourire jusqu'aux oreilles.
-Sept cérémonies d'un coup, c'est énorme ! Je n'ai jamais fait ça de toute ma vie et il est probable que je meurs de fatigue ou d'ennui avant d'avoir bouclé la troisième. En plus, la nuit, ce n'est pas fait pour les cérémonies, c'est fait pour festoyer, boire, danser...

Albérich le regarda, un peu incrédule, peinant à faire sens de ce sourire alors que les choses avaient pris un tournant sombre au moment même où ils étaient sur le point d'accomplir leur première véritable action de défense.
" Thibault, je ne crois pas que c'était vraiment une suggestion ou... un souhait. C'était... comment dire... un ordre ?"
Il grimaça.
" Tu ne peux pas juste essayer ? Imagine que ces chapelles soient détruites cette nuit... Si nous parvenons à les activer avant qu'ils arrivent, nous marquerons peut-être un premier point... Ce serait... déjà formidable."

-Albérich, tu m'as supplié de ne jamais te considérer comme un chef, de rester ton ami. Et tu sais parfaitement que les Sunites sont rétifs à l'autorité.
Son sourire disparut.
-Mais allez, va : c'est tellement facile de te faire marcher que ça n'est même pas drôle, au fond. Bien sûr que je vais faire ça : si je suis resté dans ce lieu désormais sinistre, c'est... pour te soutenir et pour être utile. De surcroit, j'ai hâte de voir ces statues de céleste. A mon avis, c'est un Eladrin et même un Firre, plus précisément. Et ce serait chouette s'il débarquait ici parce que... Tu sais quoi ? En comparaison des Firre, même les apprentis de Giovanni ont des airs d'Helmites sages comme des images. Or, un joyeux drille, ça ne nous ferait pas du mal.
Il sourit à nouveau.
-Et t'en fais pas pour cette chapelle saccagée : au cas où tu l'aurais oublié, il est possible de... resanctifier les lieux profanés.

" Je sais... dit le Luménien. Mais le problème c'est que nous ne comprenons pas la magie de ces lieux. La statue est en morceaux... Je pourrais user d'un sort de réparation pour la remettre en une pièce... mais la magie ne reviendra pas pour autant. Réellement sanctifier les lieux prendra vingt-quatre heures... Je tenterai tout ça demain... Si les autres chapelles n'ont pas été réduites en pièces d'ici là..."
Il se leva.
" Hubert espère que l'activation suffit à les protéger, mais j'en doute. Si les démons possèdent les chefs ithiliens et que ceux-ci donnent l'ordre à leurs hommes ou à leurs prisonniers de détruire une chapelle... Quel principe les en empêcherait ? Je pourrais en glypher les entrées, mais ils défonceront les murs ou les fenêtres... Et sanctifier chaque bâtiment... Ça prendra plusieurs jours, en imaginant que nous nous y mettions tous les deux."

Thibault leva un doigt professoral et déclara, d'un ton docte :
-Albérich, répète après moi... Je suis un Lathandrite. Je ne dois donc pas voir tout en noir, je ne dois donc pas être pessimiste. Je dois avoir foi en l'avenir et être optimiste !
Il se leva à son tour.
-Allez, file donc te coucher : tu es à bout, mon vieux. Hubert et moi, on va gérer ça et demain... Tu y verras plus clair.

" Je n'ai pas soupé, protesta le Luménien. Et je n'ose plus te laisser seul avec Hubert : vous vous fourrez dans des situations périlleuses."
Il soupira.
" Mais tu as raison... Je suis claqué. Je vais aller me reposer... si tu me promets que vous viendrez me dire comment ça s'est passé... Et que vous ne ferez rien d'inconsidéré. Surtout ça."

Le sourire du Sunite devint lumineux.
-Hubert et moi allons attaquer les démons à nous tout seuls et nous veillerons à ce que les mages te lancent des sorts de sommeil pour que tu puisses te reposer jusqu'à ce que toute l'affaire soit réglée, jusqu'à ce que ceux qui sont partis soient revenus.
Il croisa les bras.
-Et maintenant... AU LIT !

" Tu es cruel... Me faire miroiter un réveil dans la lumière..." se plaignit Albérich.
Il sourit au Sunite et se leva.
" Je serai dans la salle du conseil. Ayez pitié de moi, ne me laissez pas m'inquiéter trop longtemps... même si je pense que je m'endormirai vite. Mais soyez prudents, Thibault, vraiment..."
Il quitta la cuisine et son ami pour aller chercher ses couvertures. Ensuite, il se replierait dans le seul endroit du palais où il jouirait d'une tranquillité totale. Il avait menti sur un point, cependant. Il ne pensait pas qu'il arriverait à dormir...

Pour sa part, Hubert avait regagné la chapelle en compagnie de Frida et de Varamyr.
Après avoir examiné les lieux, ils confirmèrent que la profanation était récente : elle avait été perpétrée sans doute en début de matinée ou en fin de nuit et ses auteurs étaient des humains, assurément. Quant à savoir d'où ils étaient venus et où ils étaient repartis... Peut-être le lynx serait-il capable de remonter leur piste. Cela impliquait cependant de s'aventurer à l'extérieur...

Hubert resta songeur.
" Dans l'absolu, cela pourrait être intéressant, mais cela signifie nous exposer à un danger dont nous ne mesurons pas encore l'ampleur, murmura-t-il. Cela dit, nous sommes exposés ici aussi... Cette chapelle ne protège plus de rien. Et je ne sais pas à quoi nous avancerait de découvrir les perpétrateurs... La question, c'est faut-il... et pouvons-nous protéger les chapelles que nous avons déjà activées..."

Varamyr, qui estimait sans doute ne pas avoir son mot à dire en ces matières, était allé spontanément monter la garde près de la porte défoncée.
-Difficile de répondre à cette question, dit Frida. Bien sûr, nous avons les effectifs pour installer une petite garnison dans chacune des chapelles. Sans doute seraient-elles en mesure de repousser un groupe d'assaillants tel que celui qui a saccagé ces lieux. En revanche, une troupe plus importante les balaierait, à moins que ces sanctuaires, une fois qu'on y a célébré le rituel adéquat, ne bénéficient d'une réelle protection sacrée...

" Mais comment le savoir ? Sans moi, tous ces groupes seraient... prisonniers des chapelles, dans l'impossibilité de se replier... et nous n'avons aucune idée de leur pouvoir, de leur rôle... Nous agissons sur base d'une intuition... peut-être d'une conviction, mais diffuse... sans... preuve de rien. Exposer, voire sacrifier des hommes sur une telle incertitude... C'est une décision que je ne prendrais pas, comme capitaine du Rayon. Je sais que les enjeux ici sont tout autres, mais..."
Il soupira.
" Sans doute devons-nous attendre de voir s'ils parviennent à saccager une des chapelles protégées. L'idéal serait d'avoir une sorte de système d'alarme... mais je ne sais pas comment ces sortilèges fonctionnent... Je crois qu'ils font du son... ce qui ne passerait pas le téléporteur."

Elle soupira.
-Pour le coup, je ne peux malheureusement t'être d'aucune utilité : je n'y connais rien, en magie. Il faudrait en discuter avec nos lanceurs de sorts... Pour le reste, nous n'avons d'autre choix que de suivre nos intuitions et nos convictions, puisque c'est tout ce dont nous disposons dans l'immédiat. Mais comme il est beaucoup question d'être célestes, de pouvoirs sacrés, j'imagine que c'est logique, quelque part, et que ce n'est déjà pas si mal.

Le paladin secoua la tête.
" Replions-nous. On verra ce qu'en pensent les clercs, pour cet endroit. Ils peuvent peut-être... le remettre en état d'une manière ou d'une autre."
Mais si c'était si facile, l'ennemi ne l'aurait sans doute pas détruit. Il espéra que le dispositif de protection pouvait fonctionner sans cette chapelle. Pourtant, il avait la sensation que le réseau devait être complet pour déployer son pouvoir... Sinon pourquoi placer les chapelles en cercle ? Mais là aussi, ce n'était qu'une intuition.
Ils avaient fait une erreur en éveillant une chapelle la veille : cela avait dû alerter les démons. S'ils avaient tout fait en même temps, sans doute n'auraient-ils pas pu agir assez vite pour briser le cercle...
Regrets, inutiles, il fallait avancer, et il regagna le téléporteur.

Lorsqu'ils apparurent dans la salle des symboles, ils y découvrirent... un comité d'accueil.
Il y avait là Thibault, Giovanni, Renaud et Roland, Gaspard et... quelques soldats qu'il savait Antéluciens.
-Hubert, je suis désolé mais nous allons devoir réquisitionner vos services, fit le clerc. Ce soir, les Sunites se lâchent et vont faire bombance par toute la cité, en s'arrêtant dans tous les troquets possibles et inimaginables. Cela risque d'être peu amusant pour vous car, comme dit le proverbe, "Celui qui téléporte, c'est celui qui ne boit pas". Mais comme il s'agit là des ordres du grand chef...

Hubert ne put s'empêcher de sourire.
" Ah, je m'amuserai de vos agapes, je suppose. Mais j'aimerais autant que... tout le monde soit armé. Les rixes de taverne sont parfois meurtrières et la nuit pourrait être agitée."
Il ne posa pas de questions sur Albérich. Il savait que le Luménien avait besoin d'une pause, et Frida pourrait lui transmettre les informations nécessaires, le cas échéant.

Les manteaux s'écartèrent, révélant des épées, des masses et, dans le cas de Giovanni, une arbalète ainsi qu'un sceptre que le paladin connaissait très bien.
-Si nous sommes assez armés à votre goût, je pense qu'il est préférable de nous y mettre sans tarder : il risque d'y en avoir pour toute la nuit.
Frida et Varamyr, eux, avaient déjà filé.

Sous ses dehors fantasques, ce Sunite avait l'esprit pratique. Beaucoup plus que son ami de jeunesse.
" Je crois que tu n'es pas obligé de sortir le grand jeu chaque fois. Du moment qu'il y a suffisamment de ferveur, ça devrait marcher... Il y en a sept... Nous nous ravitaillerons après la troisième."
Il activa la console.
" Je passe devant. Soyez sur vos gardes, on ne sait jamais."

Hubert découvrit qu'en fait de bombance, c'était des cérémonies tout à fait classiques qu'entendaient célébrer les Sunites. A dire vrai, ils n'avaient pas emporté une seule goutte d'alcool ni quoi que ce soit sortant de l'ordinaire, et leur rituel ressembla fort à ceux dirigés par Albérich. Les seules différences provenaient des hymnes, évidemment spécifiques et... de l'implication de l'assistance : en effet, le barde et leurs paladins mêlèrent en effet leurs voix à celle du clair, lui permettant de constater que celles de ses homologues sonnaient fort bien.
Moins d'une demi-heure plus tard, les yeux de l'Eladrin de pierre s'étaient mis à briller.

Hubert les félicita pour leur efficacité et leur implication, puis les invita à repasser par le téléporteur, espérant que la seconde cérémonie se passerait aussi aisément que la première. Il avait l'intention de monter la garde aux portes pendant qu'ils communiaient.

Les cinq cérémonies suivantes se déroulèrent de la même façon, connurent le même succès, la même implication.
A chaque fois, les Sunites chantaient, se recueillaient.
A chaque fois, les yeux des statues s'illuminaient.
Ne restait désormais plus qu'un rituel à célébrer. La nuit devait être bien avancée et les officiants commençaient à cruellement se ressentir de leurs efforts.

La dernière chapelle avait été celle de la déconvenue, dans le cercle intérieur, mais Hubert n'était pas superstitieux. Néanmoins, il était conscient de l'état de fatigue des Sunites et de l'avancement de la nuit. Ils n'avaient pas le choix, pourtant, il fallait terminer ce qu'ils avaient entamé. Mais s'il y avait du grabuge, malgré leurs compétences, ils ne seraient sans doute pas en état de combattre très efficacement. Aussi Hubert décida-t-il de faire accompagner le groupe de renforts supplémentaires, en appelant Guillermo et Varamyr à la rescousse. Il savait que les deux hommes seraient rapidement sur le pied de guerre et pourraient protéger un repli en cas de nécessité.

Quoi qu'ils les ait tous deux tirés d'un profond sommeil, Guillermo et Varamyr furent effectivement prompts à se préparer et à le suivre.
Débuta ainsi une nouvelle cérémonie : galvanisés sans doute par la perspective d'un proche repos - et peut-être, aussi, par l'énergie divine qui les frôlait en permanence -, les Sunites y mirent tous leur cœur.
Toutefois, ils n'avaient pas commencé depuis cinq minutes que le lynx, posté près de la porte, poussa un feulement.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue