La Couronne de Cuivre

Elle faillit se retrouver les fesses dans la neige. Ah non, pitié. Pas ça, tout mais pas ça ! Elle était prête à tout : un enfant fugueur à ramener chez lui, et même un enfant vampire fugueur dans une famille de démon s'il avait fallu. Mais pas un enfant tout seul. Assurément, il ne lui mentait pas. Et bien sûr, c'est sur elle que ça tombait.

Oh, il avait l'air plutôt mignon ce marmot. Et tout seul. Il avait l'air courageux, déterminé. Un peu trop pour son âge. Ou totalement inconscient. Il avait besoin de quelqu'un qui le protège. Mais tout de même. Enfin, personne ne la forçait à faire quoi que ce soit. Mais en même temps, le laisser là sans personne ... Vite, une solution.

Une fois de plus, elle se sentait complètement démunie face à la situation. Elle ne savait aucunement comment s'y prendre. Il y avait bien Leodacya, sa fille qu'elle chérissait tendrement. Mais l'enfant était sienne et elle avait appris à connaître ses moindres réactions. Et là ... Revenait la peur de mal faire. Des erreurs comme à son habitude ...

Elle sentait la panique monter en elle. Que faire alors ? Non, elle ne pouvait pas fuir à bride abattue. Elle allait s'occuper de lui, l'emmener dans une ville où il serait pris en charge. Manost offrait ce genre de possibilités. En attendant, hé bien, elle veillerait sur lui. Du moins, elle essayerait.

"Ecoute gamin. Je vais à Manost. Une grande ville pas très loin d'ici. Si tu veux, je peux t'emmener là bas. Mais avant, j'aimerais que tu me dises si quelqu'un pourrait prendre soin de toi. Et tiens, tu ne m'as pas dit comment tu t'appelais"

« Je m'appelle Timo. Et tu t'appelles comment, m'dame? »


Bon. Elle avait l'air de se calmer un peu. Déjà, elle parlait de l'amener à une ville. Ca lui ferait faire un grand voyage de plus! Et sous la neige en plus! Il en avait jamais beaucoup vu avant.

Et dans une ville, il y avait beaucoup de maman potentielles, il en était sûr. Et ça lui changerait de suivre les napillons. Ou papillons. Il n'était jamais bien sûr.

Bon, elle ne risquait rien en donnant son prénom. Le gamin n'allait pas l'utiliser contre elle pour lui jeter un sort ou un je ne sais quoi d'autre. Et lui donner son nom ne promettait rien à part qu'il saurait à qui il parlait sur la route jusqu'à Manost.

"Althéa", dit elle en lui tendant la main.

Il resta décontenancé quelques secondes avant de tendre la sienne. Elle était couverte d'un mélange peu ragoûtant dans lequel elle crût identifier de la terre, un peu de morve et pourquoi pas un peu de bave. Beurk !

Ce qui l'inquiéta par dessus tout était que la menotte du gamin était froide. En le regardant mieux, elle se rendit compte qu'il n'était presque pas couvert. Il allait geler en moins de deux. Bon, elle allait jouer un peu les nounous sinon, elle devrait expliquer aux portes de la ville pourquoi elle se trimballait avec un glaçon.

"Attends, ne bouge pas, j'ai ce qu'il te faut. Surtout, tu ne bouges pas et tu ne tombes pas du cheval"

Elle contourna l'animal pour fouiller dans ses fontes et en retira une épaisse couverture. Elle la passa tant bien que mal autour du gamin.

"Tiens, prends ça. C'est ce que je prends quand je suis obligée de dormir dehors"

Elle avisa la tête nue du gosse et après un soupir se défit de son tricorne.

"Et ça, il n'est pas chaud mais au moins, tes cheveux ne seront pas trempés. Bon, on va avancer en direction de Manost. Nous finirons bien par trouver une auberge. "

Certes, le pari n'était pas très prudent mais elle n'avait pas trop le choix.

Longtemps les rouleaux furieux l'avaient ballotté au gré des dieu des Tempêtes, et il avait cru plusieurs fois devoir étouffer son dernier souffle dans une dernière gorgée d'eau salée. Mais la colère de Talos avait fini par refluer, la tempête par faiblir, et le semi-ogre, au gré des courants, par s'échouer douloureusement sur le rivage. A moitié recouvert d'algues vertes saumâtres, au bord de l'inconscience, Fenrik leva péniblement les yeux sur la terre un peu trop ferme. Ni cocotiers ni sable fin, mais mille teintes de gravillons grisâtres et de gros blocs de pierre bise déchiquetée qui s'étaient dressés unanimement pour l'accueillir. Au moment où son équipage l'avait rejeté à la mer, ils croisaient au large des côtes manostiennes. Et pas seulement parce qu'elles étaient manostiennes. Le Golfe de l'oubli était connu pour les innombrables épaves brisées sur ses écueils par gros grain...

A bout de forces, il perdit connaissance. Le pire était passé, croyait-il.


"Qu'est-ce que c'est que ce... cet... machin jaunâtre..."
"Un ogre, fiston."
"C'est pas censé être plus gros ?"
"Ogre. Semi-ogre. Ogrillon. Troll des montagnes berserk à double morgenstern. Peu importe. C'est gros, monstrueux, bête, méchant, et ça tape dur. On devrait le laisser là avant qu'il ne nous attire des ennuis...Y'a rien à piquer sur lui, de toute façon."
"J'pense que dans son état, on doit courir plus vite que lui... Pis, s'il est pas mort, vaudrait mieux pas qu'il se trouve encore sur la plage à la nuit tombée..."


Un silence dubitatif accueillit cette réflexion. Fenrik entrouvrit un oeil : le soir tombait et la lumière avait déjà sérieusement faibli. Deux pêcheurs, un jeune et un vieux, venaient en un sursaut de bondir de trois pas en arrière.

Alors qu'il reprenait peu à peu conscience fenrik se demanda s'il n'était pas en enfer. Ses articulations lui faisaient un mal atroce, ses poumons le brulait comme si on s'étais amuser à verser de l'acide dessus et le moindre mouvement semblait nécessiter un effort insurmontable. Mais le pire c'étais la soif qui le tenaillait à chaque seconde, menaçant de le faire sombrer dans l'inconscience à nouveau.

Il se sentait aussi fragile qu'un bambin et cela ne faisait que décupler sa hargne. Sa hargne contre les éléments, sa hargne contre ce misérable prêtre et sa hargne contre lui même de s'être fais jeter de son bateau par son propre équipage. C'était là l'insulte suprême et quelqu'un devrait payer. Tôt ou tard, dans trois jours ou dans dix ans, mais quelqu'un payerai le prix de sa déchéance !! Foi de pirate !

Il ouvrit un deuxiéme oeil pour y voir plus clair. Il mit quelque temps à percevoir distinctement les choses mais il fini par apercevoir deux hommes frêle qui le regardait avec inquiétude. Des pêcheurs probablement... Il avait eu de la chance, il aurait suffi qu'un garde connaisse son visage et... Non c'étais stupide. LE fenrik n'avais rien à faire ici, LE fenrik était fort et puissant LE fenrik était trop intelligent, trop malin pour venir bêtement echouer ici. Il poussa un grognement quasi imperceptible puis conscient de sa position délicate il se dit que pour une fois un peu de diplomatie ne ferai pas de mal. De toute maniére il n'étais pas en position de négocier. Dans l'immédiat il avait besoin d'eau douce sans quoi il n'aurait plus jamais l'occasion de se faire appeler LE fenrik. Il réuni alors ses derniéres forces puis lança de sa voix rauque mais faiblarde.

- De l'eau. S'il vous plait... A boire !

Les deux pêcheurs marquèrent un temps d'arrêt, comme stupéfaits de constater que ce... cet..., enfin que c'était capable de parler le commun. Le plus jeune posa sa gourde à porter des mains du naufragé, mais refit aussitôt plusieurs pas en arrière, sous l'œil sévère du paternel. Cependant, le spectacle du semi-ogre échoué sur leur plage ne manquait pas d'aiguiser leur curiosité.

"Vous... Vous avez l'air d'un matelot. Vous avez fait naufrage avec la dernière tempête, je suppose ? Sacrément violente, celle-là. On a préféré ne pas prendre la mer par un grain pareil. Quelqu'un a dû énerver Umberlie... Vous savez s'il y a d'autres survivants ?"

Les naufrages étaient monnaie courante, dans ces eaux-là, aussi était-ce l'explication qui venait le plus naturellement à l'esprit des deux hommes. Le trafic entre Manost et Paymill était assez intense. Pas une journée sans une voile, au loin... souvent de gros trois-mâts. Quelques uns faisaient relâche dans la rade de La Chaloupe-Echouée, mais la plupart des gros tonnages préféraient se tenir le plus loin possible des côtes et de leurs écueils, quitte à épuiser un peu plus leur équipage pour une croisière sans escale jusqu'au grand port de Manost.

Par la barbe du vieil ancêtre ! Il avait été à ça de choper la gourde, à ça ! Si ça continuais comme ça il allait finir par claquer pendant que ces deux abrutis s’amusait à lui tourner autour !!
Il referma les yeux et reposa sa tête contre le sol. Ah foutredieu, ça tanguait plus qu’en plein mistral là haut… Bon maintenant manquait plus qu’à trouver un mensonge crédible. En temps normal ça n’aurais pas posé problème mais là pour le coup il était pas dans la position idéale pour faire travailler sa cervelle. Alors il leur sortit un bourrage de son cru comme il pouvait :

- Putain oui… Saleté de crachin ! En trente ans de métier j…. J’ai vraiment besoin d’eau les gars je… J’me sen…

L'expression du vieux pêcheur oscillait entre surprise et franc dégoût. La cage thoracique du naufragé avait une sacrée contenance ! L'homme jetait des coups d'œil furtifs vers les dunes, guettant le retour des renforts. Il ne se sentait vraiment pas à son aise tout seul auprès de cet inconnu, ce monstre, tout affaibli par son périple que ce dernier paraisse...

Il avait reculé de quelques pas pour s'épargner les giclées de vomi, et à présent il contemplait la scène, un peu désemparé.

"Comme ça z'aurez un peu moins d'eau salée dans le corps. Bonne chose."

Comme s'il n'en revenait de s'être enfin décidé à prendre la parole, il ajouta :

"Le village est pas loin... ça fera pour la nuit. On conseille à personne de rester dehors après le coucher du soleil."

Se sentant un peu mieux, fenrik réussit tant bien que mal à se mettre sur un coude. Il torcha d'un geste le mélange aqueux qui s'était formé sur son visage puis partit d'un rire gras. Il s'en était sorti le bougre, il avait affronté l'océan et il allait survivre !

- Ouais j'me sens un peu mieux. J'suis pas encore trop d'humeur à gambader mais bon on f'ra avec....

Brusquement il fut pris d'un nouveau haut le coeur et expulsa de son gosier une nouvelle trainée d'eau salé. Pour le coup c'était effectivement de l'eau son estomac ayant déja recraché tout résidu de solide. Il cracha furieusement sur le sol.

- Mais t'a raison mon gars un endroit où pioncer serait pas de refus, j'donne pas cher de ma peau dans l'état où j'suis. Et... On est où au fait ici ?

"La Chaloupe Echouée, dans le Golfe de l'oubli. A une bonne semaine de marche de Manost. Le village est à cinq cents pas au plus derrière les dunes. Comme y'a souvent des navires qui font relâche ici, y'a tout ce qu'y faut comme auberges, tavernes et le reste..."

Il se redressa en position verticale, le temps de faire craquer quelques vertèbres.

"Ah les vl'là." commenta-t-il avec un certain soulagement.

Trois hommes arrivèrent sur ces entrefaits, le fils parti tout à l'heure et deux nouveaux venus. A voir leur accoutrement, ces derniers devaient faire partie de la milice locale. Ils saluèrent le rescapé d'un air distrait, avant de jeter des coups d'œil curieux au reste de la plage en guise de première inspection. Ils cherchaient d'autres survivants ou des débris d'épave, mais ne voyaient rien de tel. Pour l'heure, ils ne savaient qu'en penser. Le navire avait dû croiser très loin des côtes.

Les deux miliciens n'avaient jusque là pas prêté beaucoup d'attention au rescapé, mais l'un d'eux remarqua que ce dernier n'avait pas précisément l'air ravi de les voir. Cela le rendit suspicieux. Après tout, cet homme pouvait être tombé de n'importe quel navire, et la tempête n'épargnait pas non plus les contrebandiers, flibustiers et autres fléaux du marin.

C'était parfaitement improuvable, bien sûr. Mais cela suffit pour le faire murmurer aux oreilles de son collègue de se défier un peu.

L'homme - la trentaine, du genre vigoureux - finit par se décider à retourner auprès de Fenrik. Il avait la main posée sur la garde de son épée longue, comme pour se donner un genre.

"Messire, pouvez-vous nous raconter ce qu'il s'est passé, et ce qu'il est arrivé à votre navire ?"

Fenrik ne put s'empêcher de regarder le soldat avec un regard mauvais. Il avait jamais pu blairer cette race de fouille merde imbu d'eux même. Ils se croyait toujours au dessus des autres et le monde entier pouvait bien crever la dalle, ils s'en cognait.
Il grimaça. Il avait le melon en citrouille et il fallait encore fournir des explications à ce pékin. Il ferma les yeux un instant, le temps de reprendre ses esprits puis balança le mensonge qu'il avait préparé.

_ Les pirates... Y'avait au moins trois bateaux dans l'lot. Y z'étaient partout, c'étais joué d'avance ! Et puis y'a eu ce p'tit vent qui s'est levé... Par les septs enfers... Ca a fini par tout balayer ! Je... Je sais pas comment j'ai fais pour pas claquer d'entrée...

Fenrik referma les yeux et fit de son mieux pour se donner un air plus ou moins tristounet pour mieux coller à son histoire.

Heureusement pour lui, il n'avait pas affaire à l'élite des enquêteurs. L'idée qu'une flotte pirate - trois navires ! c'était énorme ! - puisse croiser au large de leurs côtes alarmait trop les habitants du cru pour qu'ils s'interrogent longtemps sur les raisons que pouvait avoir le naufragé de leur inventer un truc pareil.

Les deux miliciens se regardèrent. La piraterie avait toujours existé en ces eaux riches en trafic maritime, mais elle semblait développer de plus en plus d'audace. Si près de chez eux. Et surtout, si près de Manost...

"Et, euh, comment s'appelait votre navire ? S'il a coulé, autant qu'on prévienne Manost, qu'ils sachent ce qui est arrivé, qu'ils l'attendent pas..."

Pendant ce temps-là, le vieux pêcheur et son fils s'étaient retirés sur la pointe des bottes, heureux d'avoir refilé la gestion de l'"affaire" à plus compétent qu'eux.

Le nom du bateau ? Ah ça c'était une très bonne question et pour tout dire il n'y avait pas vraiment réfléchis. S'il disait "le triangle rouge" il pouvait d'entrer se préparer à la corde mais s'il prétextait un trou de mémoire il risquait d'arriver sensiblement au même résultat.
Il y eu bien quatres petites horribles secondes où il resta muet sans trop savoir quoi dire. L'angoisse lui montait à la gorge et il se disait qu'il était pour l'heure une cible terriblement facile. Et que plus il attendait plus ses chances de survie diminuait.

Brusquement il eut l'idée d'un bateau qu'il avait maquillé il y a de cela quelques semaines "la gente dame"; un bateau marchand bien protégé qui avait fais pas mal de dégât dans leur rang. Il ignorait complétement d'où pouvait bien venir ce bateau mais à vrai dire il s'en moquait : fenrik ne laissai jamais de survivant les témoins avaient toujours tendance à vous apporter des ennuis.... Il ouvrit alors la bouche et dit d'une voix empreinte de fatigue :

- La... La gent' dame. Ouais k's'est com' ça ki s'appelait. On était sur la gent' dame !

Les deux miliciens restèrent eux aussi muets quelques secondes, puis l'un d'eux grommela :

"Moui. Ce nom me dit quelque chose... Je crois que c'est un navire qui fait du cabotage sur les côtes de Dorrandin, entre Manost et Anarelis. Un de ceux que les accords d'Ysté ont salement enrichi. Bien fait."

Un grognement approbateur constitua toute la réponse de son collègue.

" On fera porter la nouvelle par le prochain courrier, alors. J'imagine que vous allez avoir du mal à gagner le village, en votre état. Heureusement pour vous, c'est vraiment pas loin..."

L'homme se rapprocha et lui tendit la main pour l'aider à se redresser.

Ils marchaient le long d'un petit raidillon qui leur fit escalader une dune, puis découvrir le village au détour de la seconde.

Le village ou, pour mieux dire, le hameau, composé d'une dizaine de bâtisses, cabanes de pêcheurs ou échoppes proposant du petit matériel et des vivres, semblait construit autour d'une grande auberge au bois fatigué par les embruns. Alors que le crépuscule approchait, il en émanait une animation singulière que Fenrik reconnut facilement : chants de marins pas tout à fait ivres, vacarme des choppes qui s'entrechoquent, joie de l'escale.

"Voilà la Chaloupe Echouée, commenta l'un des miliciens avec une certaine fierté.Y'a un équipage aujourd'hui, celui du Guignard, dont le navire a mouillé dans la rade peu de temps avant la tempête. Z'ont débarqué aussi quelques voyageurs en route pour Cojum."

Le second garde, plus pragmatique, ajouta :

"C'est ici que nous vous laissons. Si vous n'avez pas d'argent, Sanys, l'aubergiste, vous laissera dormir dans la grange, il a l'habitude. Il n'est vraiment pas recommandé de se promener la nuit."

"Heureusement pour vous, c'est vraiment pas loin..." : ah ça il s'en souviendrai ! Pour sur, c'étais pas loin mais fadieu que c'était escarpé ! Il avait cru qu'il allait agoniser sur cette dune pendant que ces empaffés avançaient à toute bique.

Enfin bref il avait trouvé quelque chose qui l'intéressait : une taverne. Avec un peu chance il arriverait à passer inaperçu, il n'allait pas rester longtemps de toute manière il avait juste besoin de reprendre des forces et de s'renseigner sur deux trois pt'ites choses...

Malgré ses jambes en coton il s'avança lentement vers l'auberge sans même jeter un oeil vers les soldats.

Il fallait s'y attendre pour l'entrée discrète c'était foiré. Pour l'heure fenrik observait chaque homme avec attention peut être y en aurait-il un pour le rencarder sur les types du coin ? Il fallait repérer les balances, les vieux briscard, les précieux, les marlou, les barbillons... Les dissocier des vrai de vrai, les seuls auxquels ils pouvaient faire confiance. En attendant il était en sursis alors on allait continuer à se la jouer douce. Enfin pour le moment...

Il baissait les yeux vers l'aubergiste :

"Vous êtes sanys ? J'ai été recraché sur la jetée y'a cinq ou six mèches. J'cherche un endroit ou me poser au moins pour la nuit, on m'a dit que vous pourriez p'têt me filez un p'tit coup de main..."

L'aubergiste posa sa dernière assiette de purée-boudin avant de le dévisager. Le type n'avait pas l'air d'avoir grand chose d'autre que son futal et son tatouage sur les muscles.

"'Fectivement, si vous avez pas d'quoi payer, j'peux vous trouver un peu de place dans la paille, c'est pas tout confort mais c't'au sec. C'est l'appentis à grande double porte juste sur la gauche du bâtiment. Pas trop le temps de vous montrer pour l'instant. Tâchez de pas trop déranger la noireaude, hé ! C't'une vieille carne, mais l'a bien le droit de vieillir."

Il se détourna aussitôt, rattrapé par ses nombreuses corvées. A deux tables de là, l'un des clients reluquait Fenrik avait un peu trop d'attention. Il n'était pas vêtu comme un marin, mais plutôt comme un de ces bavards amuseurs de dames, avec du velours vert bouteille et des crevés un peu passés. Il avait à ses côtés une femme blonde légère et court vêtue, danseuse, saltimbanque, actrice peut-être, qui fumait des feuilles de... de quelque chose qui la rendait plutôt euphorique et un peu distraite. Bien fichue par ailleurs.

"Salut à vous ! Fit l'homme d'un ton engageant. Je me présente, Thanos, auteur, conteur et musicien à mes heures perdues. Cette localité présente certaines particularités qui excitent ma curiosité. Des pirates, des disparitions, des naufrageurs, un vaisseau fantôme ! Je conte collecter quelques récits de plus avant de gagner Cojum. Si vous acceptez de nous raconter votre histoire en détail, on vous paie le dîner", proposa-t-il.

Une précieuse ! Voila qu'il avait affaire à une précieuse ! Tout à fait le genre de type qui finissait à fond de cale pour lui avoir adressé la parole. Mais désormais y'avait plus de bateau, plus d'homme, il était seul. Seul avec ses pognes et sa cervelle...
Et pour le coup il allait falloir privilégier sa cervelle, dans son état le moindre freluquet l'aurait mis par terre. Même ce jobard...

Et puis avec toute cette bouffe autour de lui la tentation était trop grande. Il se serait damné pour ne serait qu'un tout petit morceau de saucisse... Il eut un petit sourire moqueur puis s'assit bruyamment à la table manquant de briser la chaise avec sa délicatesse habituelle.

- Tout ce que tu voudras damoisooo ! Mais la bouffe d'abord si tu veux que je l'ouvre, me prend pas pour un simple. J'en ai vu du pays !

Cette entrée en matière fracassante ne parut pas décontenancer le bardichon le moins du monde. Lui aussi devait avoir vu un peu de pays, somme toute. A moins qu'il ne soit totalement inconscient.

"Mais bien entendu, quand on sait s'y prendre, le métier nourrit son homme, même s'il ne lui ouvre pas toujours les portes des nobles... Sanys, un plat du jour pour notre hôte !"

"Et une nouvelle tournée de bière aussi, mon chou", ajouta la jeune femme qui dégoulinait à demi sur le bras de son homme sans que ce dernier ne paraisse y prêter la moindre attention.

"Et de la bière aussi" confirma le jeune homme sans quitter des yeux le semi-ogre.

Quelques instants plus tard, les bières arrivaient sur la table. Le plat chaud devrait attendre encore un peu.

"D'après ce que j'ai entendu dire, les naufrages sont une sorte d'attraction locale assez prisée. Ils vont tous vouloir connaître votre histoire." Il désigna du chef les coins de l'œil qui revenaient sur eux avec un peu trop de persévérance." Alors autant la raconter une fois pour toutes..."

Fenrik fit une grimace, l'oeil mauvais. Il y avait quelque chose dans la façon de parler du barde qu'il n'aimait pas du tout. Encore un qui passait son temps à cogiter au lieu de se battre, se dit-il. Le monde était plein de ces faiblaillons incapable de soulevez une arme mais qui était plus vicieux qu'un serpent quand il s'agissait de l'ouvrir. Il haussa les épaules :

- Y'a pas grand chose à raconter. Un voyage tranquille, un voyage comme j'en ai fait tant du temps où j'étais simple moussaillon. Une brise légére, on longeait les cotes de Dorrandin. Ca faisait déja une paye qu'on voguait sans s'soucier d'aut' chose que de la poisscaille qu'on ram'nait dans nos filets. Quand y'a eu une voile noire qui s'est pointé au large... Pis une autre et une autre encore ! Trois putain de bateaux pirates blindé de gars prés à en découdre sec...


EDIT : Donc me voila de retour, désolé pour la longue absence. J'ai préféré m'arrêter là pour l'instant, je pense que ça peut être intéressant de voir ce qu'il se passe autour.

Même en l'état où il se trouvait, Fenrik avait une voix forte qui couvrait une bonne moitié des conversations en cours. Ceux qui ne s'entendaient plus parler se turent, d'autres les imitèrent par curiosité, et en se détournant vers leur interrupteur, surprirent ce début de récit.

Un marin – matelot sur le Guignard, probablement – tenu en haleine par cette mise en bouche, l'interpela d'une voix fortement alcoolisée :

« Et je parie que vous avez pas réussi à les semer ! »

« A moins que ce soit à ce moment qu'c'te tempête du diable s'est ram'née ? Laisse-le parler, Marn ! »

Un demi-cercle de curieux avait tourné son attention vers le conteur, savourant par avance la suite de ce récit. Thanos, pour sa part, s'il remarqua ce succès d'audience, ne détourna pas son attention du semi-ogre. Et se mit à sourire.

En entendant les autres l'interpeller Fenrik ne put s'empêcher de réprimer un demi sourire. Il avait toujours été gouailleur et quand il était au centre des attentions, ils en oubliait toute prudence. Il repartit de sa voix forte :


- Les semer !? Non on a même pas essayé, tu penses... Leurs voiles était trop rapide et nous beaucoup trop lourd : la faute à tout l'matos qu'on transportait. Et sans même un canon pour riposter on était cramé d'avance...

Sa bière était déjà à moitié vide il en repris une petite gorgée. A chaque lampée, il se sentait un peu plus costaud.

- Y'avait l'aut buveur d'eau plate de pret' helmite qui chialais comme une merde en implorant son dieu de chai pas où. Et nous on attendait : avec un peu de chance on s'en sortirai sans trop de casse. Sinon...


Il avait presque fini sa bière et le plat était toujours pas la. Il commençait à regarder avec envie ceux des autres.

Au coeur de cette pause dramatique, Sanys émergea des cuisines les bras chargés d'assiettes de plats du jour qu'il commença à répartir un peu partout, à gauche et à droite, au milieu et quelquefois en hauteur, compte tenu de l'exiguïté des tables. Un boudin-purée fumant apparut devant la place de Fenrik, dans un grand fracas de vaisselle.

« Hé, désolé pour vos z'effets ; C'est qu'y en a qui bossent, ici ! Mais j'ai écouté, z'en faites pas. Z'en étiez au cul-béni qu'invoquait Helm. L'aurait mieux fait de se tourner vers la Reine Garce, le fin, et vos aussi... Alors ?»

Torchon en main, il prit appui sur le bar, attendant la suite à son tour. La curiosité n'était pas seule en cause dans l'attention dont bénéficiait le récit du semi-ogre ; chacun des marins présents avait conscience que ce genre de mésaventure risquait fort de lui arriver aussi, et que les pirates pouvaient croiser longtemps dans les mêmes eaux, quand la prise était bonne.