La Couronne de Cuivre

Lothringen referma légèrement les doigts sur les rênes pour ralentir un peu plus le pas de son cheval. Il n'était pas du tout pressé d'arriver, en fin de compte. Ysté était en vue, et la nuit était loin...

"Pas particulièrement. Les gardes qui me parlaient des elfes du Bosquet ne m'ont pas fait de révélation fracassante. Un sou pour tes pensées, en revanche?"

Il plissa les yeux, comme pour retenir une larme, qui n'était pas présente, cette fois. Que ressentait-il, au fond de lui ? Il n'avait aucune nostalgie en lui. Son passé... il le rejetait presque entièrement. Il avait toujours tenté d'être un fuyard, un martyr... le désespoir s'était tellement emparé de lui, qu'il ne comptait même plus réussir quelque entreprise qu'il tenterait...

Mais maintenant, la donne avait changé. Seule une douleur indicible le taraudait encore régulièrement. Helena... et pourtant, il en arrivait moins souvent à penser à elle, non pas parce qu'il l'oubliait, mais parce qu'il avait tourné la page. L'épreuve avait été difficile. Mais il y était parvenu. Il tournait le dos au passé, à son enfance difficile, la perte de ses seuls amis, ses déboires en prison, à Melandis... tout cela n'était qu'un passage, et il devait désormais songer à l'avenir, à ce qu'il pourrait encore faire de son existence, qui pourrait enfin démarrer.

Il se tourna vers Lothringen, tout en ralentissant le pas de son cheval.

"Des pensées, oui. Je pourrais m'y perdre pendant des heures, mais je pense que ça deviendra bientôt inutile. Je... j'essaie de tirer un trait sur le passé. Je commence à prendre conscience du mal que cela me fait, de le ressasser sans cesse, sans intérêt, en plus."

Pour le peu que Mornagest lui avait raconté de son passé, il n'avait pas grand chose à envier au sien. Une succession presque ininterrompue de malheurs; des proches perdus, des meurtres, des tortures, des fuites, du sang et des vengeances qui ne soulageaient rien. Leurs histoires se ressemblaient un peu. Il aurait pu lui-même sombrer dans un tel cycle, il s'en était fallu de presque rien...
D'avoir grandi près de son peuple, et non bercé par l'amour maternel... D'avoir eu affaire à un maître qui jouait sur ses rancoeurs et ses peurs plutôt que sur les faiblesses de sa naïveté... Il aurait pu aussi ne jamais rencontrer Seina... ni Tymora surtout... Quelques rencontres... Quelques hasards... Beaucoup de chance... Il avait déjà succombé au plaisir du meurtre, de la folie furieuse, de la vengeance aveugle, comme lorsqu'il avait massacré Eolder'n, au fond d'un mausolée mélandien... Il avait pu orienter le chaos qui s'était alors emparé de lui vers autre chose, mais il savait que cela pouvait revenir à l'occasion... Si l'on s'en prenait encore à sa liberté, ou à quelqu'un qui lui était cher par exemple...

De presque rien, vraiment, et quand il songeait à tous ces parangons de vertu qui se mêlaient de les juger pour ce qu'ils étaient devenu ou n'avaient su rester, il lui venait l'envie de les plonger dans le même enfer qu'ils avaient connu, pour voir comment ils s'en sortiraient à leur tour...

... Une envie maligne, qui soulageait sur l'instant mais ne guérissait rien. Si Mornagest avait pris conscience de la nécessité de passer à autre chose, alors, c'était heureux.

"Alors c'est une bonne nouvelle. Assez de cicatrices infectées de poussière... Parlons d'avenir, plutôt. Tu m'as dit que tu étais impatient d'en terminer avec ton pélerinage expiatoire en exil, mais as-tu une idée bien précise de ce que tu veux faire une fois rentré à Melandis? Je doute qu'on t'y accueille à bras ouverts, même à présent."

Mornagest aurait pu se rembrunir sur cette question somme toute judicieuse. Mais il avait bon espoir quant à son retour en ville. D'abord parce qu'il occupait un poste dont personne ne voulait, ce qui ne pousserait pas le Conseil à l'envoyer en enfer dès son retour, ensuite parce que la mission qu'il lui avait confié sur ces accords commerciaux ne l'aurait pas été si le Conseil ne lui faisait pas un minimum confiance : un traître aurait très bien pu aisément relancer la guerre qui couvait depuis des années, menaçant de reprendre à la moindre occasion.

"Qui sait ? Peut-être le Conseil sera-t-il clément. Ce n'est pas impossible. Une sorte d'amnésie frappe les membres, dans un sens comme dans l'autre... un pion dangereux peut devenir rapidement essentiel pour la poursuite des projets du Conseil, et inversément. Nous verrons. De toute manière, je devrai rentrer pour rapporter notre accord, et le mettre enfin en place. Peut-être pourrai-je vivre ensuite..."

Il avait prononcé ces paroles sans ironie. Il savait pertinemment que la vie ne valait pas cher, à Melandis. Mais une attraction inexpliquable opérait, un sentiment de manque, dès qu'il s'éloignait de la Cité. Et ce n'était guère l'ambiance règnant à Lumenis, ou à Manost, qui allait le sevrer de Melandis, au contraire.

Même s'il avait rencontré un ami ici...

"Et tu y retournes..."

Le semi-drow avait prononcé ces mots d'une voix blanche, fataliste, à peine surprise. Il pouvait le comprendre. Il en aurait fait autant s'il l'on lui avait dit qu'un attentat l'attendait à Manost, et s'il avait finalement accepté de quitter la ville c'était plus pour ne pas contrarier ceux qui le lui demandaient que par crainte des complications. Il était voué aux complications.

Il n'était pas surpris, et néanmoins, la réponse de Mornagest l'affligeait. Melandis allait le recouvrir comme une marée d'équinoxe, l'avalerait comme un égoût. On y respirait un air vicié qui semblait peu à peu imprégner jusqu'aux âmes. Mornagest là-dedans. Le peu qu'il lui restait à perdre s'y perdrait... Et la signature des accords était pour dans très peu de temps, deux jours, tout au plus!

Lothringen s'efforça de ravaler son impuissance et sa tristesse, pour lui répondre.

"Je vois... Pour ma part, je serai sans doute encore indésirable à Manost, j'en profiterai pour essayer de régler quelques affaires personnelles..."

Encore un rideau d'arbres, et ils purent apercevoir Ysté. Dix toits de chaume, une chapelle, une auberge sans étage, un cimetière. Pas un chat dans les rues.

"Un village d'avenir..." commenta le semi-drow, amusé malgré lui du spectacle.

L'amertume contenue dans les propos de Lothringen n'échappa nullement au mélandien. Il le rassura aussitôt :

"Je n'ai pas dit que je rentrerais sitôt les accords terminés, au contraire. Pourquoi partirais-je aussi vite ? Je n'ai pas reçu d'échéance, et je dois avouer qu'en découdre avec quelques manants à tes côtés n'est pas pour me déplaire."

Tout net. C'était ce qu'il ressentait, l'envie d'être avec le drow. L'amitié, vraiment. Il sourit à ces pensées, et regarda Lothringen.

"Tu m'en veux ?"

Il arrêta son cheval et serra les dents. Une question un peu trop directe, un peu trop nonchalante, qui remuait un peu plus le couteau dans la plaie.

"Que t'importe?" répliqua-t-il d'abord, avec une froideur soudaine. Puis il se radoucit un peu ; l'offre de Mornagest, à tout prendre, était plutôt une bonne nouvelle, puisqu'elle retardait le moment de la séparation. Mais le malentendu entre eux était de plus en plus difficilement supportable.

"Bien sûr que je t'en veux, poursuivit-il en plantant son regard dans celui du mélandien. Plus que tu ne crois, même à présent. Peut-être parce que, de toi, j'en veux davantage? Peut-être que ta compagnie ne me suffit pas. Libre à toi d'être aveugle, à ta guise. Quoi qu'il en soit... je partagerais volontiers un bout de chemin supplémentaire avec toi", conclut-il en souriant à demi.

Ils étaient arrivés à l'entrée du village. Lothringen arrêta son cheval devant la chapelle et mit pied à terre. Encore une effigie de Helm...

Le guerrier afficha une triste mine. Il n'était pas conscient de l'attachement que Lothringen avait pour lui, ou du moins, pas à ce point. Et cela le troubla davantage. Il répondit, d'une voix mal assurée :

"Ai-je le choix ? Pourrais-je fuir Melandis éternellement ? Elle a une emprise sur moi. Bien plus que ce que je l'aurais pensé avant de la quitter. Mais j'ai encore du temps. Et pourquoi serais-je assigné à vie à Melandis ? Je suis ambassadeur, ne l'oublie pas. Je reviendrai. Aussi souvent que je le pourrai. Serais-tu resté à Melandis, si tu avais dû faire le chemin pour nous rencontrer ?"

Il y croyait sincèrement, au fond de lui. Mais le drow ne serait sans doute pas convaincu ; et son amertume était grande.

Il imita enfin Lothringen, et tint son cheval par la bride, puis lui demanda alors :

"Ma compagnie ne te suffit pas ? Que... que veux-tu dire ?"

Le doute s'instilla en lui. Double sens voulu ?

Lothringen attacha ses rênes à un anneau de la façade, puis se retourna avec embarras vers son compagnon. Comme on dit à Manost, quand le vin est tiré...

"A ton avis? Je veux dire par là que mes réactions aujourd'hui, tes réponses... nous deux enfin, ce n'est pas de l'amitié. M'entends-tu? Ce n'est pas de l'amitié."

Il hocha doucement la tête, comme s'il lui fallait le temps de réaliser ce qu'il venait de dire. Si Mornagest avait encore besoin d'explications après ça, c'était à désespérer.

"Et néanmoins, tu as au moins raison sur un point. Moi aussi, je serais parti."

Mornagest ferma les yeux. Non pour se cacher, ni s'empêcher de pleurer, mais pour mieux sentir ce contact. Un contact qu'il n'avait plus ressenti depuis si longtemps. Des années. Il n'osait pas les compter, même s'il savait pertinemment combien. Un moment fugace, rapide. Trop rapide. Mais ils étaient presque au vu et au su de tout le monde. Que diraient les habitaient d'Ysté, s'ils assistaient à cette scène ô combien surprenante ?

Le guerrier rouvrit les yeux lorsque Lothringen retira sa main. Il lui rendit son triste sourire. Pourquoi les choses devaient-elles être si compliquées ? Pourquoi ne pouvaient-ils pas agir à leur gré, en ce moment ? Mornagest était amer.

A contrecoeur, il finit par souffler :

"Nous devons y aller, je pense..."

Lothringen hocha légèrement la tête. Les autres, encore, déjà. Un hameau, dix maisons, pas un chat dans les rues, pourtant! Et combien d'habitants qui pourraient guetter les deux étrangers derrière le carreau d'une vitre?

D'impatience et de frustration, le semi-drow partit d'un violent coup de reins dans le battant de la porte, lequel vola à l'intérieur du temple et alarma le propriétaire au point que ce dernier quitta précipitamment l'autel pour s'emparer de sa masse.

La considération de ce curieux duo de guerriers - un barbare qu'on aurait dit venir du grand nord, un... drow?! - n'étant pas pour lui inspirer confiance, l'helmite prit une mine revêche.

"Que faites-vous là?" fit-il, en guise d'accueil.

A croire qu'il imaginait mal ces deux là assister à l'un de ses offices. L'espace d'un instant, le semi-drow caressa l'idée de l'envoyer soigner des blessés imaginaires à Inselwenn, histoire d'avoir quelques temps la chapelle pour eux tous seuls. Mais, las! L'hommes reviendrait, ils devaient attendre le lendemain, il ne pouvait garder l'incognito, et les conseillers manostiens ne font pas de mauvaises farces.

"Rien qui doive vous alarmer, si vous gardez votre calme. J'ai besoin de soins..."

Quelques temps plus tard, ils sortaient enfin du temple. Lothringen était certes guéri, mais épuisé. Il avait toujours pensé qu'en dépit de ce que disaient les prêtres, les énergies vitales qu'ils manipulaient ne leur étaient pas fournies que par leur dieu, ni même par leurs propres forces, mais en bonne part par le blessé lui-même.

Il chercha du regard l'auberge. Pas loin, pas loin...

Lothringen était à bout de forces, et Mornagest redevenait morose, pour une raison inconnue. Il était taciturne, depuis tout à l'heure. Etre obligé de s'interrompre l'avait mis en colère, même si tous deux n'y étaient pour rien. A vrai dire, il en voulait plutôt aux villageois, qui, par leur simple présence, les gênait. Mais peu importait, ils pourraient discuter plus tranquillement ce soir. D'ici là, il leur restait encore quelques heures.

"Tu souhaites dormir maintenant ? Il fait encore clair... peut-être pourrions-nous tenter d'interroger les gens, sur ces elfes. Leur présence t'a surpris, c'est indéniable. Mais, à toi de décider. Pour ma part je tiendrai encore le coup."

Première tirade depuis une heure. Il en avait presque soif. Décidément, la parole n'était pas son fort, et cela ne semblait pas être prêt de changer.

Le guerrier jeta un coup d'oeil sur l'ensemble des maisonnées. Effectivemment, il faisait calme, par ici. Quelques chaumières, dont, paraissait-il, une auberge. Restait à déterminer comment la différencier des autres habitations ; nulle enseigne visible. Les villageois devaient avoir l'habitude, et assez peu de visites, surtout d'un duo de guerriers blessés et éreintés par une véritable odyssée depuis Manost...

Interroger les habitants ? C’était une bonne idée, et le semi-drow s’en voulut de ne pas l’avoir eue tout seul ; distrait par des pensées d’ordre privé, il négligeait un peu son rôle, ces derniers temps. Il aurait tout le temps de se reposer, le soir venu ! Après tout, il avait dormi toute la matinée, et il devait à force donner une piètre idée de lui-même.

« Ça devrait aller pour moi aussi ; tentons donc la discussion… s’ils veulent bien. »

Le première porte à laquelle ils frappèrent ne se montra en effet pas très hospitalière ; on refusa de leur ouvrir. En revanche, à force de politesse et d’insistance, ils finirent par obtenir qu’on leur indique la maison du « protecteur » d’Ysté, un rôdeur qui résidait au moins à une centaine de pas à l’est du regroupement principal des habitations, dans une cabane en rondins. Ils s’y rendirent donc, et cette fois, l’homme ouvrit tout de suite, en poussant un grognement interrogatif.

« Vous voulez quoi ? »

C’était un homme trapu, un peu moins grand que l’ambassadeur mélandien, mais à peine ; beaucoup plus large d’épaules, en revanche. A sa barbe rousse hirsute et à sa mine hargneuse, Lothringen en était à pronostiquer l’identité de son compagnon animal. Ours des montagnes ou grouilleux garou ?

Mornagest était assez surpris de trouver des barbares encore plus massifs que lui, même si l'homme n'atteignait certes pas la stature des demi-orcs que l'on pouvait rencontrer dans l'armée mélandienne. Ni la pilosité, d'ailleurs, heureusement. Chassant ces stupides pensées de son esprit, il s'adressa courtoisement au rôdeur.

"Nous aimerions nous entretenir avec vous au sujet des elfes de cuivre qui habitent non loin d'Ysté."

Vu l'air méfiant de l'homme, Mornagest s'empressa de rajouter :

"Nous ne sommes pas des inquisiteurs ; nous avons simplement besoin de savoir si vous les croisez de temps en temps, ici même."

Ses talents d'investigateur n'avaient jamais été brillants. En général, il employait la méthode brutale pour obtenir... enfin, soutirer des renseignements. Mais ils n'étaient pas à Melandis, et il n'oserait jamais agir de la sorte devant Lothringen, sauf en cas de nécessité. Or, l'individu ne les avait pas encore agressé.

" Entrez", grogna l'homme pour toute réponse. "Pas besoin de rester plantés sur le seuil."

Il les invita à pénétrer dans une salle de séjour plongée dans la pénombre. On y distinguait des peaux de bête, une grande table, une cheminée, un râtelier d'armes. Le rôdeur prit place sur un trépied de bois et les invita à faire de même.

"Les elfes de cuivre habitent à moins d'une journée de marche d'ici, alors forcément il y aurait long à dire à leur sujet. Mais j'aimerais d'abord savoir à qui je m'adresse."

En disant ces mots, il fixait Mornagest, qui avait été le premier à parler. Il se pouvait aussi qu'il se trouve plus facilement d'affinités avec lui qu'avec un elfe des profondeurs.

Le guerrier s'assit et sourit, mi-amusé, mi-obligé pour paraître engageant. Nul doute que sa barbe de deux jours et ses traits fatigués devaient être effrayants, mais il pourrait rattraper cela par un discours apaisant.

"Nous sommes de simples voyageurs, nous étions dans la région afin de profiter un peu du calme réputé du Bosquet des Pierres, mais nous fûmes attaqués par des elfes de cuivre, sans aucune raison. Du reste, nous sommes persuadés que nous n'étions pas sur leur territoire. C'est pourquoi nous nous interrogeons sur leur présence en ces lieux."

Il avait parlé d'un ton calme, sans paraître choqué ni révolté par la situation ; pourtant, ils avaient failli y laisser leur peau, tous deux, et ne devaient leur salut qu'à une erreur d'attention de la part de leurs agresseurs. Mornagest sentit la colère remonter d'une manière spectaculaire, quand il repensa à ce combat absurde. Devaient-ils mourir aussi stupidement ? Pour quelle futile raison ? Et si... l'un d'eux seulement était mort ?

Le rôdeur n'avait pas l'air de prendre la nouvelle à la légère. Il fronçait les deux brosses sombres qui lui servaient de sourcils et se mordait les lèvres.

- Il y a encore deux siècles de cela, le territoire des elfes de cuivre s'étendait à l'ouest jusqu'à la mer. Ils ont laissé des ruines un peu partout, un puits au sud, une nécropole au nord d'Ysté. L'arrivée des colons les a peu à peu contraints de reculer jusque dans la forêt et des accords au moins verbaux ont fixé le statu quo.

Cela faisait des dizaines d'années que plus personne ne les avait même aperçus en dehors des bois. Mais ces derniers temps on aperçoit des patrouilles et de rumeurs commencent à courir. Ils ont un nouveau chef depuis deux hivers, un certain Menegaël, qui revendique les terrains à l'est d'Ysté. Ils m'ont laissé une lettre il y a deux mois. J'ai envoyé un messager à Graëlon pour le signaler. Ils réclament ni plus ni moins que l'évacuation du village. Le tout assorti de menaces vagues...

C'est bien la première fois que j'entends dire qu'ils ont attaqué des voyageurs à vue, cela dit. Hum... La présence d'un drow parmi vous n'a pas dû arranger les choses.

Résumé des posts perdus

En pousuivant la discussion, les deux diplomates révélèrent que la mauvaise rencontre avait eu lieu près du puits d'Inselwenn, ce qui fit tiquer le rôdeur. Le puits était réputé tari depuis tant de générations humaines que nul ne gardait le souvenir de l'avoir vu fonctionner, mais la présence des elfes à proximité de cette source de ravitaillement en eau lui faisait faire le rapprochement avec ce qu'il s'était passé quelques mois plus tôt aux alentours: Ysté n'était pas le premier village ayant eu à subir des menaces, et plusieurs hameaux plus au nord avaient déjà dû être évacués en raison du tarissement de leur puits...
Tandis que l'homme s'inquiétait pour le devenir de son village, Lothringen demeurait songeur. Pourquoi Graëlon n'avait-il pas réagi? Pourquoi n'avait-il pas été seulement averti de la situation? Y avait-il eu de la corruption quelque part, ou avait-on eu le tort de ne pas prendre au sérieux les revendications des elfes de cuivre? Il faudrait éclaircir ce point. En attendant, et compte tenu de son anonymat, il ne put que rassurer vaguement le rôdeur sur la fermeté de la position manostienne: dès que les autorités seraient averties, on dépêcherait les contingents nécessaires à la surveillance des points d'eau et au désenvoûtement de ceux qui pourraient en être l'objet. Sur les questions territoriales, Manost n'avait rien à négocier.

Une fois pris congé, les deux guerriers rentrèrent à Ysté, fourbus par le trajet de l'après-midi et impatients de prendre du repos. Après quelques recherches, ils trouvèrent enfin l'auberge, un modeste bâtiment de plain pied comprenant une salle commune, un comptoir et deux ou trois chambres. En même temps qu'il commandait le dîner, Lothringen demanda un baquet d'eau chaude: ses plaies méritaient d'être lavées. Quant à Mornagest, à la plus grande surprise de la propriétaire, il demanda un baquet d'eau froide.

A peine eut-il fini le repas que Lothringen voulut se retirer dans la chambre, le bandage de Mornagest, disait-il, le momifiant tout vif. Il s'arrêta néamoins à mi parcours, une interrogation dans le regard. Après quelque hésitation, Mornagest lui demanda :

"Tu as besoin d'aide?"

Avant de se reprocher presque aussitôt sa maladresse.

"Si tu veux..."

Et Lothringen pénétra dans la chambre. Dès que les deux baquets furent arrivés, il en referma la porte, se débarassa de ses affaires, puis s'assit sur un lit, ses pieds nus baignant dans le baquet. Il retira sa chemise et, ayant en vain tenté de dégraffer le bandage, demanda l'aide de Mornagest.
L'opération fut longue et demandait beaucoup de minutie. Une fois la plaie mise à nu, il fallait en la nettoyant faire tomber les croûtes mal cicatrisées, le sang caillé et les fibres de tissu collées à la chair. En dépit de la délicatesse des gestes du mélandien, le semi-drow, raidi, serrait les lèvres. Il faudrait retourner au temple dès le lendemain.

La douleur était bien trop forte pour qu'il prête beaucoup d'attention au fait qu'il laissait voir les longues balafres anciennes qui lui striaient le dos, souvenir d'Ombreterre... Ou qu'il remarque le trouble de son compagnon.

Quand le nettoyage fut fini, Mornagest se redressa et sembla songer à sa propre toilette. Lothringen crut apercevoir un soupçon de gêne dans ses mouvements, et c'est pourquoi il proposa de retourner dans la salle commune le temps qu'il ait fini. Mais Mornagest refusa, disant que ça irait, qu'il n'avait juste... pas l'habitude...

Lothringen avait écouté attentivement, agité par un maëlstrom de sentiments contradictoires. Amusement de voir Mornagest rougir comme une jeune fille. Soulagement de ne pas être rejeté. Voile asphyxiant des souvenirs...

"Je préférerais en être au même point que toi, tu sais, confia-t-il enfin. Que tu sois le premier. Découvrir avec toi..."

Mais il n'en serait pas ainsi, et un visage luttait en permanence pour occulter celui de Mornagest. Dorson, encore lui! Lothringen le chassa pour cette fois avec confiance. Avec du temps et un peu de patience... il s'en débarrasserait.

Puisqu'il avait pour sa part fini sa toilette, il ne lui restait plus qu'à se coucher. Le semi-drow prit le temps de libérer sa tresse, lâchant ses cheveux blancs en champs de neige sur ses épaules. Puis il s'allongea lentement sur le lit, en rabattant sur lui draps et couvertures de manière à ne pas peser sur sa plaie. Il termina couché sur le côté gauche, la tête reposant sur son bras replié, tourné vers Mornagest.

Prêt à dormir... les yeux ouverts.

Sans fausse pudeur, sans s’en cacher, Lothringen admirait la vue. A quelques détails près, qui il est vrai avaient leur importance, rien qu’il ne connaisse déjà... Mais ce qui lui procurait le plus de plaisir était encore de savoir que Mornagest acceptait son regard. Pour le reste, il laissait faire son imagination : et cette dernière courait très vite, le semi-drow ayant manifestement une sensualité plus éveillée que son compagnon. Il imaginait des caresses, des étreintes, d’autres gestes, et tous ces signes d’affection qu’il n’était pas vraiment en état de donner.

Presque immobilisé par sa blessure, Lothringen n’en ressentait pourtant ni impatience, ni frustration : il sentait bien que Mornagest avait besoin de temps pour s’habituer à l’idée - et peut-être lui en fallait-il aussi, même si le mélandien lui laissait prendre les initiatives… Simplement, il profitait du moment présent, sans songer à demain.

Par moments encore, la gêne de Mornagest flottait dans l’air. Le semi-drow ne manqua pas de remarquer que ce dernier fuyait son regard. S’il avait voulu augmenter son malaise, Lothringen se serait fait un malin plaisir de remarquer qu’il n’avait pas vraiment besoin de se laver ainsi, quand il l’avait fait le matin même. Un manège qui ne lui échappait pas. Mais parce qu’il cherchait avant tout à rassurer son compagnon, il se contenta de conclure, quand ce dernier sortit du bac :

« Tu vois… mes yeux ne mordent pas. »

Tout en remettant son caleçon et la partie inférieure de sa tunique, l'autre étant réduite à l'état de loque informe, Mornagest essayait de ne pas penser à ce regard posé sur lui. Non qu'il en avait peur, ou honte, mais il n'en avait tout simplement pas l'habitude. Et il ne savait comment agir. Rester naturel... une chose qu'il découvrait, pour l'occasion. C'était somme toute agréable, mais légèrement effrayant malgré tout.

Il se força à garder une contenance quand Lothringen lui souffla : "Tu vois… mes yeux ne mordent pas." Pour ce faire, il lui sourit, lui-même amusé par sa plaisanterie. Au fond, il savait que l'elfe noir voulait détendre la situation, et il lui en était reconnaissant. Pour une fois, briser le silence était agréable, salvateur.

Encore complètement mouillé, ses vêtements lui collaient à la peau. Evidemment, après être resté nu pendant une dizaine de minutes, cela ne changeait pas grand-chose. Le guerrier se dirigea vers son lit et s'y assit, face à son compagnon.

"Je sais que je dois avoir l'air d'une gamine effarouchée..." il s'interrompit, puis leva les yeux vers Lothringen. "Peut-être parce que je découvre... plus de choses encore que je ne le pensais. Je redécouvre... c'en est presque effrayant. Comme si je devais tout apprendre. Tout recommencer."

Il fixait le visage du drow, sans vraiment le voir. Il parlait à moitié pour lui-même. "As-tu déjà ressenti cela ? Une nouvelle vie qui semblait vouloir naître ?"

Lothringen referma les yeux pour mieux se souvenir…

Ce fut d’abord comme une étrange altération dans la couleur des roches, tandis qu’à bout de forces je remontais un boyau tortueux. L’air plus frais me laissait depuis quelques temps deviner une proche ouverture, peut-être une cavité de grande taille, peut-être même une issue, mais je n’osais pas y croire. Cela faisait si longtemps que je remontais le réseau des cavernes de Shanatar que je croyais m’être à jamais perdu…
Les aspérités de la pierre au bout du couloir accrochaient, sur toute la hauteur de la paroi de pierre bise, des lambeaux de brun, de gris perle, des éclats d’obsidienne. On pouvait distinguer l’entremêlement des roches avec une netteté que je ne connaissais plus depuis longtemps qu’en observant la chaleur des vivants. Et le relief tourmenté de la pierre stratifiée m’apparaissait avec une précision que ne procure aucune lampe... Je pouvais même voir la trace des pics obstinés des esclaves qui avaient percé cette voie. A mesure que j’approchais du tournant du couloir, l’air se faisait plus agressif, force invisible sur ma peau. « Le vent », ai-je pensé - car lui aussi je l’avais oublié.
J’arrivais presque au tournant et j’avais déjà mal aux yeux. Le couloir tournait sur la gauche, et sur la paroi de droite on aurait dit qu’une tenture légère, d’un orangé très chaud, avait été déposée sur la pierre… On pouvait dire autant d’une sorte de tapis de même teinte sur le sol. L’air devenait plus chaud, agressant lui aussi ma rétine pour mieux la dessécher. J’ai tourné…
Le sol continuait de monter en pente douce, mais je peinais de plus en plus en marchant. Cette fois, je pouvais distinguer l’ouverture, et la lumière bien qu’indirecte ne me laissait aucun doute : j’avais retrouvé la surface. Je pouvais même entendre le bruissement des feuilles… deviner la forme d’un tronc… mais j’étais tout à fait ébloui : ma pupille se contractait sous l’effort tandis que mes paupières luttaient jusqu’à ne plus laisser qu’une mince fente. Je suis resté un moment immobile, attendant que les formes se précisent et que les taches de couleur cessent un peu leur danse folle. Mais tout demeurait flou, comme jeté sur la toile d’un peintre très myope amoureux des camaïeux de vert : j’ai refait quelques pas jusqu’à l’entrée du passage et me suis arrêté sur le seuil de Toril.

... Assez.

"Quand je suis remonté vivre en surface, j’avais dans l’idée de reprendre la vie que j’y avais dans mon enfance, mais ce ne m’était plus possible. Je devais apprendre à me battre. Apprendre à fuir. Réapprendre à choisir sans me soucier de ce qu’aurait voulu un autre qui pensait pour moi… Me trouver une place dans la société des hommes… Reparler leur langue... Affronter leur soleil. "

Immédiatement, Mornagest ressenti une vive douleur intestine. Ne pas agir sous le joug d'un autre... comment pouvait-il ne pas se sentir lui-même concerné ? N'avait-il pas été déporté à Lumenis sur ordre d'un autre ? De Seina ? La toute-puissance du Conseil le muselait, il le savait. Pourtant, il ne parvenait à s'en détacher. Etait-il si loin de la liberté, de la renaissance ? Lothringen, lui, avait eu la force de partir, même sans pouvoir se débarrasser à tout jamais de son maître.

Quant à lui, allait-il éternellement rester un homme dirigé, manipulé pour d'obscurs desseins ? Rageusement, il serra les poings, en maudissant sa faiblesse. Son triste passé était mort, mais le présent n'était guère plus rose...

"Une rude épreuve, sans nul doute. Je ne peux que t'admirer pour avoir su résister à ce combat. Parce que je ne suis pas encore sorti du mien."

Sa voix se brisa tandis qu'il achevait sa phrase. De tristesse, il ne s'agissait point. De la colère, plutôt, envers lui-même, et envers ses geôliers. Car il était encore emprisonné, même à des centaines de lieues de Melandis. Cela, il venait de l'apprendre. Un pas vers la sagesse, ou une brusque réalité qui allait le faire retomber dans le désespoir et l'enfermement sur lui-même ? Il ne le voulait pas, pourtant... mais il le sentait, ce prédateur, qu'il s'était lui-même créé, le guettait à chaque instant, attendant un faux-pas pour ressurgir et l'entraîner à nouveau dans les abîmes de la déchéance mentale.

"Crois-tu... crois-tu que j'y arriverai ?"

Lothringen écoutait Mornagest avec attention, devinant qu'il y avait plus à entendre dans les inflexions de sa voix que dans les mots qu'il prononçait. Mais à quoi faisait-il au juste allusion? A ce passé qu'il pouvait ressasser jusqu'au seuil de la folie furieuse, comme il l'avait déjà prouvé? A ces fils invisibles qui le renvoyaient à Melandis? Ou était-ce plutôt un savant assemblage de tous ces murs dans le lacis desquels l'esprit se plaît parfois à s'égarer?

"Si j'ai appris une chose en Ombreterre, c'est que le plus difficile est souvent dans la prise de conscience. Car celui qui voit clair, comment peut-il ne pas vouloir le meilleur pour lui-même? Et dès lors, existe-t-il beaucoup d'instances assez puissantes pour l'empêcher de s'en donner les moyens? Quand tu le voudras vraiment, tu le pourras, pour sûr. Je t'aiderai si tu l'acceptes.

... Mais je t'aiderais mieux si je savais précisément de quoi tu veux parler."

Mornagest sourit faiblement. Il ne savait trop que dire, n'étant guère plus doué pour les remerciements que pour les longs discours. En l'occurrence, il n'avait pas le choix : il en avait déjà trop dit, suffisamment en tout cas pour attiser la légitime curiosité de Lothringen. Mais, par où commencer ? Il avait déjà parlé de sa vie, en réalité. Il vivait, avant d'arriver à Melandis. Libre, ou presque. Malheureux, parce qu'il avait tout perdu. Mais il pouvait agir comme bon lui semblait.

Parler de sa survie à Melandis était délicat. Parce qu'au fond de lui, il aimait et détestait simultanément cette cité. Il l'aimait pour son ambiance, sa vie très active... celle qu'il avait découvert en y entrant pour la première fois. Les rues animées, les nombreux passants, et de temps en temps, l'occasion de se dérouiller les poings, voire l'épée...

Et parallèlement, il y avait été muselé, emprisonné, et exilé à cause d'un moment d'égarement... qu'il avait d'ailleurs répété devant Lothringen. Sans le tuer, heureusement. Ce brassage de mémoire, face à ce malheureux prêtre, qui ne lui devait rien...

"Je ne sais si tu pourrais m'aider. Je pense que c'est ma faute, si je m'attache tant au système qui m'enferme. J'aime Melandis. C'est un endroit où je me sens bien, presque en sécurité, presque libre d'y faire ce que je veux. Du moins... c'était. Je t'ai parlé de ce prêtre d'Aurile, que j'ai froidement assassiné ? J'ai signé par là mon arrêt de mort... ou de non-vie, je ne sais exactement. Depuis ce moment, je suis muselé, surveillé en permanence."

Il sourit tristement. Cette dernière phrase pouvait le faire passer pour un paranoïaque.

"Bien sûr, ils ne m'espionnent pas à chacun de mes pas. Non, je suis même certain qu'à Lumenis et à Manost, je n'ai pas été suivi, ou si peu... Mais ils m'ont fait prisonnier. Je... je ne parviens pas à me détacher de Melandis. Je ressens ce besoin... un besoin ? Je ne sais pas. Je ne sais pas..."

Il restait à présent, le regard dans le vague, fixant sans le voir, le drow étendu sur son lit. Puis, soudain, son visage s'éclaira, d'une lueur sinistre.

"Finalement, mes maîtres me détiennent autant que le tien. Ironique, non ?"

Lothringen éclata d'un rire amer, vaguement teinté de mépris.

"Comment oses-tu seulement comparer les situations? Moi au moins, Mornagest, je suis parti."

Son ton était tranchant, et il n'était pas difficile de voir combien il retenait sa colère.

"Et le pouvoir d'un conseil melandien n'est en rien comparable à l'espérance de vie d'un archimage, pour autant que je sache. Je me suis même laissé dire qu'on mourait très bien dans vos ruelles.

En ce qui concerne le conseil actuel, je ne suis pas tout à fait impuissant contre lui, sais-tu? Si je voulais, je pourrais faire tomber l'un des plus puissants de ses membres, que je ne crois pas étranger à ton destin. Il me suffirait de laisser connaître quelques uns de ses secrets, comme par exemple sa véritable allégeance religieuse..."

Il referma un bref instant les yeux pour se calmer, et ses traits se tendirent.

"Alors ne me mens pas. Si tu leur obéis, c'est que tu le veux bien. Si tu repars là-bas, c'est que tu aimes cette cité, sa violence, son chaos, la rage qu'on y respire et qui fait écho à la tienne. Ne te cherche pas de fausses excuses. Mais surtout, n'espère pas me tromper..."

Aigri, le guerrier se rembrunit, mais resta un moment sans répondre. Il redevenait furieux. Sa colère ressurgissait, aussi facilement qu'avant. Comment osait-il ? Pourquoi racontait-il pareilles choses ? Il aurait pu le tuer, s'il l'avait voulu... il en était à deux doigts. Mais Lothringen avait des pouvoirs qu'il ne pouvait combattre. Et son épée n'était pas à portée de main.

Et... le voulait-il vraiment ? Car le drow venait de parler d'un des membres du Conseil. De Seina ? Que savait-il sur ses croyances religieuses ? Visiblement, des éléments compromettant sa position actuelle. Pourquoi n'en profitait-il pas pour menacer le Conseil ?

"Tu sembles bien sûr de toi. Qu'est-ce qui me ferait croire que tu dis la vérité ? Et qui te dit que je mens ? Penses-tu que je suis libre, en ce moment ? Penses-tu qu'un homme tel que moi dispose d'assez de ressources pour se débarrasser d'un groupe aussi puissant ? Je n'ai pas les pouvoirs nécessaires pour occire un vampire... pour ne parler que de Walar. Traite-moi de lâche si tu le veux, mais tant que je suis en vie, j'ai un espoir de redevenir libre. C'est cela que je cherche..."

Mais il s'y prenait mal. Très mal...