[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Taliesin se leva précautionneusement, craignant toujours qu’un geste brusque ne replonge l'enfant dans sa terreur.
-On fera ce qu’il faut pour la retrouver, dit-il avec aplomb. Cela au moins était la vérité. Promettre de la retrouver, ç’aurait été mentir, et il ne s’en sentait pas la force. Je reviens le plus vite possible. Essaie de te souvenir, en m’attendant.
Et il fila à grandes enjambées vers leur campement. Il récupéra les habits et les bottes du petit garçon, prit leur sac à provisions puis, après une hésitation, fouilla dans les affaires de Galathée pour trouver la sacoche dans laquelle elle gardait ses plantes. La blessure de Victor n’était pas jolie à voir, et il faudrait le convaincre de se laisser soigner.
Enfin, il revint vers le pommier et s’arrêta à quelques pas du gamin.
-Est-ce que.. .Je peux approcher ? demanda-t-il après un instant d’hésitation. Si je te jettes tes affaires, elles vont traîner dans la boue... Et puis, il faut que je regarde ta tête. Pour que ça te fasse moins mal.

[Galathée]

Victor l’observa avec méfiance, puis une moue déforma son visage pâle.
« D’accord. Mais je te surveille et… »
Il jeta un regard furtif à la jument, qu’il toucha à nouveau.
« Et elle te surveille aussi. Galathée lui a demandé de… de… de me protéger, et elle va le faire, et elle a des sabots pointus ! Et elle mord aussi ! »
L’animal se contenta de s’ébrouer pour chasser les mouches qui lui parsemaient les flancs.
« Mais tu peux venir… »
Pour montrer sa bonne volonté, il plaça le couteau en travers de ses genoux et croisa les bras. Ses yeux reflétaient néanmoins une angoisse dévorante que trahissait également le tremblement de ses épaules.

[Taliesin]

L’elfe fit effort pour ne pas sourire à la menace concernant la jument gardienne. Il lui jeta un regard qui se voulait craintif, opina le plus sérieusement du monde avant d’avancer à pas mesurés. Il s’immobilisa avant d'atteindre le gamin apeuré, s’agenouilla et déposa vêtements, provisions et réserve de plantes sur une racine, à portée de main de Victor. Enfin, il se tourna vers lui.
-Par quoi veux-tu commencer ? s’enquit-il, constatant sans grande surprise qu’il avait parlé presque à voix basse. On dirait vraiment que j’essaie d’apprivoiser un animal sauvage... songea-t-il. Gare à la morsure...

[Galathée]

« Je peux faire tout seul… » grommela-t-il. « Mais tu dois regarder ailleurs. »
L’elfe s’exécuta sans rien dire et entendit l’enfant se contorsionner dans ses vêtements, grognant de temps en temps.
« Tu peux te retourner. » finit-il par dire.
Il se mit à mâchonner un morceau de pain rassis qu’il leur restait de la veille, tout en examinant les plantes médicinales, l’air interdit.
« Mais je dois faire quoi avec ça ? » dit-il en levant les yeux.
Son expression devint suspicieuse.
" Tu ne voudrais pas m'empoisonner..."

[Taliesin]

L’elfe soupira.
-Non, Victor. Pas t’empoisonner. Juste nettoyer ta plaie à la tête, si tu me permets de l’examiner. Et si tu as trop mal, je crois que ça – il désigna des feuilles – ça atténue la douleur. Mais on peut attendre d’avoir mangé, pour ça.
Il préleva lui-même un quignon de pain et grignota sans guère d’appétit.
-Est-ce que tu es parvenu à te rappeler de quelque chose d’autre ? finit-il par demander.

[Galathée]

Le gamin se frotta machinalement les épaules et jeta un coup d’œil derrière lui, comme pour vérifier que personne ne venait.
« On dormait et… Alors j’ai entendu du bruit… Galathée elle dormait près de moi, tu sais… y’avait comme… comme quand des chats se battent la nuit… enfin pas des miaulements… mais ça faisait… comme une lutte… Alors je me suis réveillé, puis il y avait quelqu’un près de Galathée, et elle essayait de se défendre… mais je voyais pas bien, parce que le feu était presque mort… puis j’avais peur… »
Il poussa un profond soupir.
« Puis Galathée, elle bougeait de moins en moins et je me suis levé, alors l’homme est parti avec elle et j’ai couru après lui… j’ai crié, mais tu n’as pas entendu. »
Il se mordit les lèvres, les yeux perdus dans le vague de ses souvenirs.
« Ils étaient plusieurs près des chevaux. Je crois qu’ils avaient leurs chevaux aussi. Je ne sais pas bien, je leur ai crié de laisser Galathée tranquille, je crois. Je sais plus. Et puis il a dit de me tuer, alors je suis parti vite… c’est tout ce que je me souviens… »
Il dévisagea finalement l’elfe.
« Peut-être qu’elle était déjà morte. Les gens qu’on aime meurent, tu sais ça, c’est vrai. »

[Taliesin]

Oui, et ceux qu’on déteste survivent, faillit-il répondre. Mais il se reprit à temps.
-Pas toujours, Victor. Et je ne crois pas que Galathée soit morte. Si ceux qui l’ont enlevée voulaient la tuer, ils l’auraient fait cette nuit. On n’aurait pas pu les en empêcher. Mais ça ne veut pas dire pour autant que nous devions rester oisifs… Alors, est-ce que je peux regarder ta blessure, pour voir ce que je peux y faire ?
Le gamin hésita mais acquiesça finalement. Il frissonna violemment lorsque l’elfe le toucha, écartant les cheveux collés sur la plaie, puis quand il la nettoya avec un bout de tissu qu’il était allé tremper dans le mince ruisseau serpentant près du pommier. Enfin, Taliesin déchira un pan de sa chemise et lui en fit un bandage rudimentaire.
-Ce n’est pas fameux… grommela-t-il en observant son œuvre. Mais ça devrait faire l’affaire. Veux-tu prendre de ça, pour te soulager ?
Il lui tendit l’une des feuilles qu’il lui avait désignées un peu plus tôt. Le gamin ne parut pas ravi par la perspective et l’elfe, haussant les épaules, ingurgita ladite plante. Victor, rassuré quant au fait que ce n’était pas du poison, se laissa convaincre d’en prendre à son tour.
-Est-ce que tu crois pouvoir aller jusqu’au camp pour rassembler nos affaires ? demanda finalement l’ancien barde. Pendant ce temps, si tu es d’accord, je voudrais prendre ton cheval et essayer d’aller récupérer les autres… Mais s’ils sont trop loin, il nous faudra partager ta monture. Ce serait trop risqué de perdre des heures à rattraper les fuyards.

[Galathée]

Victor acquiesça, lorgna la route avec appréhension, puis se leva péniblement et se mit en marche vers le campement, en lui jetant néanmoins des regards réguliers, furtifs, comme s’il avait peur de le voir disparaître.

L’elfe enfourcha la jument et s’élança au galop dans la prairie, dans la direction où il avait vu les silhouettes de leurs montures plus tôt. Au bout d’un petit quart d’heure de cavalcade, il tomba sur une des bêtes, qui se joignit avec enthousiasme à sa course folle et il ralentit pour en saisir la longe. L’autre jument semblait s’être volatilisée et quelques minutes plus tard, il s’estima heureux d’en avoir au moins récupérée une, et remit le cap sur les rochers. Il retrouva Victor chargé de leurs affaires sous le pommier. Le gamin était blafard et en sueur, l’elfe devina qu’il n’était pas aussi remis qu’il aurait pu le croire.

Ils sellèrent cependant les chevaux et regagnèrent la piste. La terre meuble y avait également fixé de nombreuses traces. Malheureusement, des empreintes fraîches de sabots partaient dans les deux directions : vers Fumeterre ou, au contraire, dans la campagne hélonnienne, toujours vers le Nord.

[Taliesin]

Taliesin se frotta les tempes. Décidément, la chance n’était pas de leur côté. Le groupe de ravisseurs avait très bien pu se séparer : il ne se souvenait pas avoir vu de cavalier sur la route, depuis son réveil. Mais cela ne voulait malheureusement pas dire que personne ne l’avait empruntée, alors que Victor était inconscient et lui-même endormi. Que faire, dès lors ? S’ils prenaient la mauvaise direction, ils perdraient un temps précieux, et rien ne les assurait de se rendre compte qu’ils faisaient fausse route avant qu’il ne soit trop tard…
-Victor ? demanda-t-il. Est-ce que tu te souviens avoir vu des hommes en armes, dans les rues de Fumeterre ? Des gens qui pourraient ressembler à des miliciens ?
Lui-même n’avait accordé aucune attention au village. Mais s’il s’y trouvait des représentant de l’ordre, il pourrait les mettre sur la piste des fuyards. Et même s’il n’y en avait pas, il pourrait apprendre si un groupe d’individus louches avec une prisonnière était passé par le bourg durant la journée.
Mais si personne n’a rien vu, si personne ne peut nous aider, nous aurons perdu deux jours à faire l’aller-retour, songea-t-il.
En même temps, trouverais-tu la bonne route que tu ne pourrais en rien aider Galathée. Tu es incapable de te battre, mon vieux, railla une petite voix désagréable, dans sa tête.

[Galathée]

Victor grimaça.
« Je ne sais pas, il y avait… il y avait plein de fermiers, puis aussi… Oui, il y avait un groupe de quatre gens bizarres… qui riaient beaucoup. Y’en a un qui avait une grande épée. Mais j’ai pas vu de miliciens, non. Y’avait pas de miliciens dans l’auberge, et dehors, il faisait noir. »
L'enfant se mit à trembler.
" On sait pas par où aller, hein ? On sait pas..."
Il frissonna.
" Moi je crois qu'on doit aller au village. On pourra leur demander de nous aider, non ?"
Sa voix grimpait dangereusement dans les aigus.

[Taliesin]

L'elfe acquiesça.
-Oui. On va aller au village. C'est le plus logique, et peut-être, effectivement, pourra-t-on y trouver de l'aide.
Et, sans plus attendre, il talonna sa monture et partit au grand galop, bientôt suivi par Victor. Taliesin était conscient du risque qu'ils prenaient. Mais ils n'avaient guère le choix : en allant au village, ils sauraient au moins s'ils avaient fait fausse route. Alors qu'en allant au nord, ils risquaient de voyager des jours durant sans rien trouver, sans savoir s'ils étaient sur la bonne voie.

[Galathée]

Ils cheminèrent pendant plusieurs heures, au grand galop, peu soucieux de leurs courbatures. Soudain, Taliesin aperçut une tache sur le chemin devant eux. Quelque chose encombrait la piste, voyageant beaucoup moins rapidement qu’eux. L’elfe distingua la silhouette de deux animaux, plus trapus que leurs juments, sur lesquels étaient monté des cavaliers. Il fit signe à Victor de rester en retrait et ils ralentirent à leur approche. Il s’agissait d’ânes pansus. Les hommes qui les chevauchaient étaient vêtus de robes amples, l’une vert d’eau et passablement élimée, l’autre pourpre et rehaussée de dessins dorés qui captaient les rayons du soleil. Le porteur de cette seconde étole chantait à tue-tête, d’une voix plutôt agréable, tandis que son compagnon dodelinait de la tête sous l’implacable chaleur. Ils se retournèrent cependant lorsque Victor et Taliesin arrivèrent à proximité. Ils étaient humains, d’âge moyen, le premier roux comme la flamme, le second déjà gris. Ils sourirent de concert, affables, mais ne dirent rien, se contentant de déplacer leurs baudets vers le bord du chemin pour dégager le passage.

[Taliesin]

L’elfe immobilisa sa monture juste avant de rejoindre les deux voyageurs qu’il salua d’un signe de la main, non sans avoir vérifié, machinal, que son arc était à portée. En d’autres circonstances, ce geste et ce qu’il pouvait impliqué l’aurait horrifié : mais pour l’heure, il était uniquement tendu vers son objectif. Penser à autre chose, c’était sombrer.
-Holà, messieurs ! dit-il d’un ton faussement joyeux. Veuillez me pardonner de vous importuner de la sorte, mais j’aurais aimé savoir s’il vous avait été donné de croiser des cavaliers, au cours de la matinée. Je dois retrouver des amis mais ne sais s’ils sont revenu à Fumeterre où s’ils ont poussé plus au nord…
C’était une entrée en matière pour le moins directe, mais il n’était pas d’humeur – et pas en état – de se perdre en circonvolutions rhétoriques.

[Galathée]

Les deux hommes se dévisagèrent.
« Nous n’avons vu personne, mon ami. » dit le rouquin. « La route est d’ordinaire peu fréquentée, je le crains… D’ordinaire, oui. Désormais, mille sabots l’ont foulée, la rendant si peu pratique pour nos pauvres… »
Il s’interrompit.
« Je crois que votre compagnon va avoir un malaise. » ajouta-t-il avec souci.
Se retournant, Taliesin eut tout juste le temps de voir Victor s’affaler sur l’encolure de sa jument, puis glisser dans la poussière.

[Taliesin]

-Crénom… souffla l’elfe en sautant à terre, ce qui lui valut des protestations indignées de son flanc et de son épaule.
Se penchant sur l’enfant, il constata, comme il s’y attendait, qu’il était inconscient. Se morigénant intérieurement d’avoir tant cavalé, tout en se disant qu’il n’aurait pu faire autrement compte tenu des circonstances, il souleva Victor dans ses bras et se tourna vers les voyageurs qui lui faisaient tout l’air d’être des clercs.
-Nous avons chevauché tout le jour, dit-il en manière d’explication. Le gamin n’a pas l’habitude… Mais Fumeterre n’est plus très loin. Une nuit à l’auberge lui fera du bien.

[Galathée]

Les deux hommes étaient descendus de leurs ânes, et le rouquin, qui portait la robe pourpre des suivants de Milil, Seigneur des Chants, Dieu de la poésie et de la créativité, se porta à la rencontre de l’elfe.
« Vous devriez me laisser jeter un coup d’œil. » murmura-t-il. « Je suis prêtre, je pourrais peut-être… Il m’a l’air d’avoir pris un mauvais coup… »
Le second prêtre, que Taliesin supposa être un adepte d’Eldath, la déesse neutre des cascades et de la paix, les écoutait sans rien dire, les bras croisés, détaché.

[Taliesin]

L'elfe hésita. Les deux divinités que servaient ses hommes n'étaient pas mauvaises et Victor pourrait effectivement tirer profit de quelques soins. Cependant, il se sentait peu enclin à faire confiance à quiconque.
Il baissa les yeux sur l'enfant, dans ses bras, et grimaça en voyant sa mine affreuse. Tant pis, il allait accepter... tout en restant sur ses gardes.
-Très bien, fit-il en hochant la tête. Merci pour votre proposition : il n'est effectivement pas très en forme.
Il avança jusqu'au bord du chemin et étendit un Victor maculé de boue sur l'herbe drue du talus.

[Galathée]

Le clerc de Milil s’approcha de l’enfant, leva les mains vers le ciel, murmura quelques mots à mi-voix en remuant les doigts, puis entonna une chanson douce. Agé probablement d’une quarantaine d’années, il avait une mine avenante, la silhouette élancée et athlétique sous son froc flamboyant, et sa voix avait des accents enchanteurs, que Taliesin imaginait sans difficulté emplir chaleureusement la salle obscure d’une auberge.

Une lueur violette naquit un instant dans ses paumes, puis il les baissa sur Victor, lui effleura les tempes et termina sa mélodie sur un léger sifflement, comme une berceuse. L’enfant ouvrit les yeux, lentement, et dévisagea l’inconnu avec un sourire un peu niais.
« Bonjour mon garçon. » lui dit le clerc.
« Bonjour. » dit simplement Victor.
« C’est bien. »
Et Victor referma les yeux dans un soupir satisfait.
Le prêtre se tourna alors vers Taliesin.
« Il va se remettre dans quelques secondes… M’est avis qu’il profite encore un peu de la félicité délicate des Chants de Milil… » fit-il avec un sourire entendu. « Nous nous rendons également à Fumeterre, et même au pas tranquille de nos baudets, nous y serons avant la nuit. Je ne sais ce qui vous presse, mais je pense que vos montures et ce petit bénéficieraient grandement d’un rythme plus serein. »
« Sérénité, tranquillité. » psalmodia l’autre, sans les regarder.
« Ne l’écoutez pas. Je me nomme Reynald. Lui, c’est Tybert. Si vous n’êtes pas allergique à quelque mélopée, je vous invite à voyager avec nous… »

[Taliesin]

L’elfe acquiesça à contrecœur. Les montures paraissaient en effet harassées mais, surtout, lui-même n’était pas certain qu’il aurait pu soutenir une nouvelle cavalcade. Ses blessures le tiraillaient désagréablement et, s’il n’avait fait effort pour ne rien laisser paraître, les vertiges qui l’assaillaient et assombrissaient sa vue l’auraient fait chanceler.
Victor se réveilla sur ses entrefaites. L’air reposé, il bondit sur ses pieds et dévisagea le trio qui l’observait.
-Tu t’es évanoui, répondit Taliesin à la question muette du gamin. Ce monsieur t’a gentiment soigné. Nous allons rejoindre Fumeterre en leur compagnie : ce n’est plus très loin et les chevaux sont fatigués.
Victor opina du chef, puis retira le bandage qui lui ceignait le crâne. Sa tempe, qu’il éfleura précautionneusement du bout des doigts, n’était plus violacée par la moindre ecchymose. Il marcha alors d’un pas alerte vers sa jument et l’enfourcha lestement, tandis que Taliesin se hissait péniblement sur la sienne.
Un instant plus tard, ils étaient en route. Tout en essayant de se maintenir en selle, Taliesin brassait de sombres pensées. Si le clerc n’avait pas menti, il se pouvait que les ravisseurs de Galathée se soient eux aussi dirigés vers le bourgade. Bien sûr, il avait pu mentir, où eux choisir de couper à travers champ. Mais il ne saurait le réponse qu’en interrogeant les villageois.

[Galathée]

Pendant le trajet, tandis que Taliesin et Tybert cheminaient en silence, Reynald se montra plus disert. Il expliqua à leurs nouveaux compagnons qu’ils étaient l’un et l’autre des clercs voyageurs, rattachés à leurs temples respectifs à Eredhùn où ils retournaient après un périple de près de deux ans. L’homme était bavard, ce qui arrangeait bien l’elfe : il ne posa pas de questions sur leur identité ou le but de leur chevauchée, se contentant de pérorer et pérorer encore sur les joies de sa propre existence. Victor semblait charmé, et le fut plus encore lorsque Reynald se mit à chanter. Il ne se limita pas à des chants liturgiques louant son Dieu, mais se lança dans diverses épopées aventureuses, qui détournèrent momentanément l’attention de l’enfant. Taliesin le voyait encore frémir de temps en temps, et son regard se perdait dans le vide, mais il relevait vite la tête, et se concentrait avec ténacité sur les mots enchanteurs du clerc.
Au bout de deux bonnes heures de route, ils arrivèrent enfin en vue du village. Sous le soleil de la fin de journée, le hameau avait une toute autre allure, nimbé de couleurs chaleureuses, et plusieurs villageois les saluèrent lorsqu’ils pénétrèrent entre les premières maisons. La place de l’auberge n’était pas très loin ; le hameau n’était composé que d’une trentaine de maisons, et les quatre compères y arrivèrent bientôt. Les deux clercs démontèrent, et l’Eldathien entra dans l’établissement, tandis que Reynald se portait à la hauteur de Taliesin.
« Un mot, je vous prie ? » fit-il à mi-voix.
Victor contemplait la Halle aux Bestiaux, où une dizaine de jeunes gens échangeaient autour d’un troupeau de bœufs agités. L’enfant avait l’air vaguement ailleurs.

[Taliesin]

L’elfe, qui terminait de décharger les chevaux, jeta un regard à Victor. Il ne semblait rien risquer ici et, de toute manière, il comptait bien ne pas le perdre de vue. Alors il remit les rênes des montures à un garçon d’écurie qui s’était approché, et suivit le clerc à l’écart, loin des oreilles indiscrètes.
A vrai dire, il ne se préoccupait guère de ce que le dénommé Raynald avait à lui raconter. Sans doute avait-ce rapport avec Victor : il lui reprocherait de le faire trop chevaucher à son âge, l’accuserait peut-être d’être à l’origine du coup qui lui avait meurtri la tempe ou de n’avoir pas su assez protéger l’enfant pour lui épargner cela. Soit ! Il écouterait, acquiescerait, puis s’en irait à la recherche d’informations sur ceux qui avaient escamoté Galathée. Puis il rentrerait à l’auberge, se décrasserait s’il en avait le courage – sueur et poussière mettaient ses plaies au supplice – et enfin dormirait comme une souche, histoire de se remettre suffisamment pour affronter ce qui l’attendait le lendemain.
Lorsqu’ils s’arrêtèrent, l’ancien barde coula un regard en direction de Victor, qui n’avait pas bougé, puis soupira doucement.
-Je crois que vous pouvez me parler sans crainte d’être entendu, à présent… fit-il

[Galathée]

« Je ne cherchais pas tant de précautions. » se défendit l’autre avec le sourire. « Mais votre attitude confirme ce que je craignais. »
Raynald leva une main pour l’empêcher de parler.
« S’il est une chose que nous apprenons, en errant sur les routes, c’est de ne jamais nous mêler des affaires des autres. Votre vie est la vôtre, je n’ai pas le droit d’y intervenir sans votre invitation. Cependant, je peux sentir qu’il y a quelque chose de trouble en vous. Dans votre relation à cet enfant, qui ne vous est manifestement pas apparenté, qui est blessé, qui vous craint… Quelque chose de trouble dans votre périple, vos amis soi-disant, que vous cherchez, qui sont invisibles, dont vous ignorez tout… Quelque chose de trouble en vous, tout simplement… J’ai rencontré beaucoup de vos semblables, et jamais… jamais je n’ai senti une telle tension chez un elfe… Mais comme je le disais, ce ne sont pas mes affaires. J’ai beaucoup travaillé ces dernières années, et si Tybert m’a appris quelque chose, c’est à ne pas m’impliquer dans toutes les croisades. Il a raison. Je n’ai plus l’âge. Et ce n’est pas mon rôle. Je ne suis pas helmite, ni d’humeur paladine. »
Il eut un sourire.
« Ce que je voulais dire, mon ami, c’est que je sens la blessure en vous, sans la voir. Je suis guérisseur. Cela fait partie de mes attributions. Je peux soigner ce qui vous déchire, en partie, même sans savoir ce dont il s’agit. Bien sûr, vous préféreriez peut-être combattre votre mal en solitaire, et c’est noble. Je n’en sais rien. Mais l’offre est faite. Pensez-y. »
Victor avait tourné les yeux vers eux, et Reynald lui fit signe.
« Nous allons nous installer à l’auberge. Peut-être nous y croiserons nous ce soir… J’ai l’impression de reconnaître la silhouette de ce qui se cache dans ce paquetage… Je suis toujours amateur d’un peu de compagnie musicale, si vous vous en sentez l’envie… »
Puis, sans attendre, il mit le cap sur la porte du Rouge Renard.

[Taliesin]

Taliesin demeura pantois, perdu, tandis que le clerc s’éloignait et que Victor approchait à pas circonspects. La proposition de Raynald l’avait indéniablement touché, mais il s’en sentait profondément indigne. Que l’homme eut connu sa véritable nature, su le mal qui l’habitait, il ne lui aurait jamais fait une telle offre. Qu’il fut capable de l’apaiser, par ses chants, il n’en doutait pas : mais cela lui paraissait par trop simple, par trop immérité. Et puis, pourquoi aurait-il voulu guérir ? Tout ce qu’il désirait, c’était mourir. Que le clerc garde ses sorts pour de plus méritants. Lui devait s’acquitter de sa dernière tâche puis, enfin, s’offrirait tout entier à l’oubli. Il était si las, déjà…
Il toucha machinalement le paquet qui se trouvait toujours dans sa poche et, tout à coup, la fatigue le terrassa. Une grimace aux lèvres, il dut s’appuyer au mur voisin pour ne pas s’effondrer. Le repos d’une nuit, il n’aspirait qu’à cela, en attendant de pouvoir s’offrir le repos éternel. Mais, pour l’heure, il devait se concentrer sur le seul objectif qui contait encore : apprendre si ceux qui avaient enlevé Galathée étaient passés par le village. Et si ce n’était pas le cas… Alors il dormirait et reprendrait la route dès l’aube.
Victor l’avait rejoint et, à quelques pas, le toisait, la mine perplexe. Taliesin fit effort pour rassembler ses idées éparses et se redressa.
-Allons à l’auberge. Le tenancier pourra peut-être nous dire ce que nous voulons savoir.
Chancelant, il regagna l’endroit où il avait déposé leurs affaires. Il se chargea autant qu’il put, Victor prit le reste, et tous deux pénétrèrent dans l’établissement.
L’aubergiste venait de s’occuper des deux prêtres. Lorsque l’elfe et l’enfant se portèrent à sa hauteur, il les dévisagea, manifestement étonné de les revoir déjà dans ses parages. L’ancien barde, qui n’était plus en mesure de prendre des chemins de traverse, attaqua d’emblée la question qui les avait menés jusqu’ici.
-Je voudrais une chambre et… un bain, si possible. Mais avant… Lorsque nous nous sommes arrêtés chez vous, il y a deux jours, une femme nous accompagnait. Elle a été enlevée, cette nuit, alors que nous campions au nord… Nous n’avions aucun moyen de savoir par où les ravisseurs étaient partis, alors nous sommes revenus, pensant que, peut-être, vous auriez vu des individus louches passer par le village… Vous ou quelqu’un d’autre…
Les mots étaient venus péniblement, décousus, mais c’était toute la verve dont il était encore capable. Et bientôt, il ne serait sans doute même plus capable de piper mot. Mais écouter, il le pouvait encore un moment.

[Galathée]

L’aubergiste ouvrit des yeux étonnés.
« La p’tite dame qui aime les orages ? » demanda-t-il. « Ben ça… La région est pas trouble, pourtant… Mais j’sais point… Je n’sais pas bien quoi vous dire. »
Un petit vieux qui éclusait sa bière au comptoir leva un regard incisif sur l'ancien barde.
« Y’avait bien ces quatre cocos d’l’autre soir, Norbert, tu t’souviens. Ceux qui f’saient qu’à boire et rigoler. » intervint-il.
« Ils avaient pas l’air d’mauvais bougres. Mais on sait jamais avec les gens, c’est sûr. Ils venaient d’Eredhùn, il me semble… Non ? »
« J’sais pas moi, j’ai pas parlé avec eux. Mais je sais qu’ils se sont arrêtés chez Jehan. »
« C’est le forgeron. » souffla l’aubergiste.
« Il me semble aussi qu’ils ont bavardé avec ce niais de Ferdinand. »
« Ferdinand n’est pas niais ! »
« Il est niais, Norbert. C’est comme ça. »
L’aubergiste se renfrogna.
« Vous l’trouverez aux écuries. »
« Si on s’met à enlever des femmes dans le coin, c’est pas bon, ça. » dit le vieux.
« Pas bon, non. Si vous voulez, on peut d’mander aux gars de vous donner un coup d’main ? C’est pas encore la moisson, on en trouv’ra bien quequ’z’uns. »

[Taliesin]

L’elfe se passa une main lasse sur le visage. L’idée d’avoir des renforts était pour le moins tentante : à lui seul, dans son état, il se savait incapable de combattre quatre hommes. Quatre ou un seul, d’ailleurs. Toutefois, il rechignait à impliquer qui que ce soit d’autre dans l’affaire : le passé avait prouvé quel sort était réservé à ceux qui voulaient l’aider.
Il regarde le tavernier, le vieux accoudé au comptoir, puis Victor et se mordit les lèvres. Il était trop fatigué pour prendre une décision maintenant, pour réfléchir convenablement. Il fallait donc temporiser jusqu’à demain, faire ce qu’il était possible de faire sans se lancer dans quelque chose d’irréversible.
-Je vais aller parler au forgeron et à la personne travaillant aux écuries… fit-il. Pour savoir s’ils ont appris quelque chose concernant ces quatre types… Pour le reste et bien… S’il vous est possible de voir si certains de vos clients ont noté quelque chose les concernant… Ont eu vent de leurs projets, de leur destination… Il faut savoir si ce n’est pas une fausse piste et, le cas échéant, à quoi nous serons confrontés…

[Galathée]

L’aubergiste assura Taliesin qu’il se renseignerait. Avec la nuit, les habitués commenceraient à arriver, et quand l’elfe en aurait terminé avec Ferdinand, il pourrait l’envoyer aux nouvelles, interroger d’autres villageois susceptibles d’avoir croisé les voyageurs.
L’elfe se dirigea donc vers les écuries, Victor sur les talons.
Ferdinand était le garçon d’écurie qu’ils avaient déjà croisé plusieurs fois, un échalas d’environ 25 ans à la mine revêche, et qui partageait un air de famille certain avec l’aubergiste.
Il avait effectivement bavardé avec l’un des aventuriers, un jeune guerrier un peu bravache, qui lui avait parlé des derniers mois passés sur la route, et notamment de leur escapade dans la Lorién. Ils étaient repartis un peu après Taliesin, Galathée et Victor, dans la même direction. Ils avaient de meilleurs chevaux, cela dit. Ils auraient pu les rattraper sans difficultés. A part ça, ils lui avaient semblé normaux. Ni bien méchants, ni bien gentils.

[Taliesin]

L’elfe le remercia et sortit dans la cour de l’auberge, toujours talonné par Victor. La seule information vraiment importante qui était ressortie de cet entretien concernait la direction prise par les quatre individus, direction qui renforçait les soupçons qu’il pouvait nourrir à leur égard. Mais, là encore, cela pouvait n’être qu’une coïncidence, et le risque existait de déchaîner l’ire des villageois contre des aventuriers innocents. Au moins dans cette affaire-là.
Taliesin porta les yeux vers l’ouest. Le soleil s’approchait de l’horizon, mais il n’était pas encore prêt de se coucher. Il avait donc le temps de se rendre à la forge pour interroger le dénommé Jehan. Cela risquait fort, cependant, d’être sa dernière démarche du jour. Il ne s’était pas senti aussi mal depuis longtemps, et chevauchée et émotions n’étaient pas seules responsables. Il venait de se rendre compte qu’il n’avait pris aucune drogue, ce jour là. Ni valériane, ni millepertuis. Pas étonnant, dès lors, que la réalité et la douleur le frappe si crûment.
Heureusement, la forge était toute proche. Il rassembla donc son courage, jeta un regard en coin à l’enfant qui se tenait immobile, à quelques pas, puis se mit en route.

[Galathée]

La forge se trouvait près de l’entrée du village, dans une petite rue boueuse. L’arrière du bâtiment donnait sur la rivière, mais l’entrée était ouverte, révélant l’âtre et l’enclume, principaux outils de travail du colosse qui y trimait. Il s’interrompit en voyant arriver les visiteurs. Agé d’une cinquantaine d’années, le poil hirsute mais le sourire facile, il posa le soc de charrue sur lequel il travaillait pour écouter les doléances de Taliesin. Son visage se rembrunit lorsqu’il apprit ce qui les amenait jusqu’à son atelier.
Il avait servi les quatre aventuriers, effectivement. Un de leurs chevaux avait besoin de nouveaux fers, et leurs armes n’étaient plus de prime jeunesse. Ils avaient discuté de leur destination prochaine pendant qu’il affûtait le tranchant d’une épée bâtarde bien mal en point. Ils avaient du mal à se mettre d’accord. L’un d’entre eux était pour rentrer à Eredhùn, revendre ce qu’ils avaient grappillé pendant leur périple. Un autre voulait filer droit sur Luménis, où ils pourraient, avait-il entendu, trouver du travail comme mercenaires. Les deux derniers avaient encore envie de prendre du bon temps, et de trouver d’autres choses à revendre. Il lui avait fait l’effet de gosses nobles qui s’offraient une virée avant de retourner à leur château.

[Taliesin]

Taliesin s’apprêtait à laisser retourner le forgeron à son travail lorsqu’une idée lui traversa l’esprit. Il hésita un instant, puis l’abandonna aussitôt et quitta l’échoppe en frissonnant. Il avait été à deux doigts de demander si l’homme vendait des épées. Une telle arme ne lui serait pas de trop s’il devait se lancer à la poursuite du groupe d’aventuriers, mais rien qu’imaginer en tenir à nouveau une en main, s’en servir pour répandre le sang, cela l’avait rendu malade. Il y penserait à nouveau le lendemain, songea-t-il en revenant sur la place. A tête reposée.
Que faire, à présent ? Il avait suivi les pistes indiquées par l’aubergiste : il savait que les quatre hommes étaient allés dans *la même direction qu’eux, qu’ils étaient forcément passés à proximité de leur camp. Et que, visiblement, on ne les avait pas vu reparaître au bourg, pas plus que d’autres individus louches susceptibles d’avoir enlevé Galathée. Il fallait donc reprendre la route du nord et courir sus à ce quatuor. Dès l’aube. Mais, pour l’heure…
Taliesin fit signe à Victor et gagna à nouveau l’auberge, avec dan l’idée de gagner directement sa chambre, de se décrasser et de s’effondrer sur son lit

[Galathée]

Lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle du Rouge Renard, celle-ci était déjà bien plus remplie qu’à leur départ. De nombreux regards se posèrent sur eux, et Taliesin y lut une certaine commisération. Victor s’accrocha à lui, mal à l’aise, avant de réaliser qu’il avait eu un geste familier et de s’écarter.
Une voix familière les héla. Reynald était installé avec Tybert à une des tables près du foyer, et mangeait avec appétit.
« Holà, compagnons ! Venez-vous joindre à nous ! » lança le clerc, avec jovialité.
Victor jeta un regard tenté à l'elfe, mais ne bougea pas.