La Couronne de Cuivre

Lothringen regardait Leodacya, encore et encore. Difficile de se faire à l'idée du lien invisible existant entre cette enfant et lui-même. Ce n'était pas le lien de chair et de nourriture qui la reliait à Althea, mais quelque chose de beaucoup plus subtil... et fragile, aussi. Il savait que ce n'était que par chance (mais il est vrai que la chance jouait un grand rôle dans sa vie...) qu'il avait pu se trouver là au moment de sa naissance. Serait-il toujours là pour elle ? Ou bien se laisserait-il détourner par son goût de l'aventure, sa charge ou... ses sentiments pour d'autres.

Il ressongeait à Mornagest. Pas de nouvelles depuis des mois... Sinon des plus sinistres, de la part des services spéciaux. Et pourtant, il sentait que ce n'était pas tout à fait fini : il ne permettrait pas que cela se finisse ainsi, du reste. Il ressongeait aussi à l'autre Leodacya, sa propre mère. Elle lui avait tout donné, à commencer par l'occasion de vivre et de choisir sa vie. Il avait fait des erreurs, la pire de toutes ayant été de descendre en Ombreterre, mais du moins étaient-elles siennes. Cette liberté, c'était ce qu'elle pouvait lui donner de plus précieux. Et il n'aurait pu seulement situer sa tombe... Instinctivement, il resserra son étreinte sur le petit corps immobile. Les visages et les souvenirs se mêlèrent et il dodelina de la tête contre le mur, avant de sombrer tout à fait dans le sommeil.

Quant à Corwin, il voulut veiller pour les autres. Il craignait un retour subreptice d'Hugo parti chercher renfort. Mais le malade avait fini par céder à l'épuisement, et sans personne pour lui tenir les yeux ouverts, le vieil homme finit quoi qu'il en ait par suivre le mouvement général.

Cela dura probablement plusieurs heures, mais le réveil fut plus que désagréable pour le vieux prêtre : on avait passé un bras sous son menton et pressé une dague contre sa gorge. La propre dague qu'ils avaient confisquée à Hugo, ne put-il s'empêcher de remarquer. Quant à l'agresseur, ce n'était autre que leur malade qui, tout à fait éveillé cette fois, haletait dans son cou.

"Intrus... Profanateurs... Vous ne passerez pas..."

Il avait la voix très rauque, ce qui était assez surprenant chez un jeune homme. Cela dit, cela devait faire quelques temps qu'il n'avait plus parlé. Son bras était fébrile et la lame tressautait sur la gorge de Corwin, qui ne manqua pas de trouver la situation très inconfortable. Néanmoins, il n'était pas vraiment en position de parler. Il espéra seulement que le bruit réveillerait Althea à leurs côtés.

"Pourquoi un prêtre du Gardien accompagne-t-il des sacrilèges ? Parlez avant qu'on ne vous juge..."

Quelques secondes plus tard, une main s'était posée sur son poignet pendant qu'une autre lui attrapait fermement le coude. Puis une légère traction, une torsion plutôt. Ce n'était pas à cause de la force mais la position des mains et surtout, l'effet de surprise. Un mouvement très rapide qui n'avait duré qu'une fraction de seconde. La dague se recula de la gorge de Corwin avant de tomber. Deux paires de pieds envoyèrent volter l'arme un peu plus loin.

Althéa prit le temps de retrouver son souffle. Certes, le geste avait été risqué, mais l'homme, dans sa fébrilité n'était pas à l'abri d'un geste malheureux, même pendant une négociation. Ses années passées avec les marins lui avaient appris que face à l'adversité musclée, il valait mieux employer la ruse tout en faisant appel à son agilité. Plusieurs bagarres de tavernes le lui avaient amplement démontré. Il valait mieux désarmer rapidement une brute épaisse qu'échanger des passes d'arme désespérées avec elle. Surtout quand ladite brute était armée d'une chaise ou d'un tesson de bouteille. Bien des années plus tard, Elissa, moinesse responsable de la Vierge d'Argent lui avait appris à parfaire sa technique. Visiblement, elle était rodée.

Elle leva les yeux vers Corwin. Le prêtre, revenu de sa surprise s'était redressé et était parvenu, tant bien que mal à maîtriser l'homme.

"Maintenant, on va pouvoir discuter", lança-t-elle dans une langue qui lui était familière.

Surpris par cette attaque, l'homme s'était à peine défendu: il était encore très faible, apparemment, et son geste avait plus été celui d'un gibier aux abois que d'un véritable agresseur. S'il avait voulu fuir, sans doute n'aurait-il pas seulement eu la force de se tenir debout. Tandis que Corwin le rasseyait de force, il jeta des regards alarmés aux alentours.

Il reconnaissait cet endroit, mais quelle déflagration avait pu le ruiner de la sorte, et qui était ces gens si curieusement vêtus ? Où était le collectif de mages qui avait réussi à inverser le sortilège initial ? Comment se faisait-il que la femme parlait sa langue, avec ces étranges accents et tournures qu'il ne connaissait pas? Pour quoi faire, en revanche, il ne le devinait que trop. On voulait lui soutirer des informations.

S'efforçant de ne pas laisser paraître son trouble, il répliqua d'un ton morne, en commun.

"Je ne vous dirai rien. J'ai voué ma vie aux Yeux sans Sommeil, et mon service n'admet point de relâche, dussè-je mourir encore cent fois."

Et voila qu'il lui parlait en commun maintenant, et qu'il les regardait comme s'ils avaient eu des pots de fleur sur la tête ou des chapeaux pointus. Il pensait qu'on allait le tuer ... Dans tous les cas, sa décharge d'hostilité était belle et bien épuisée. Du moins, pour le moment.

Althéa se rassit à son tour. Ses jambes refusaient de la porter plus longtemps. Elle se tourna vers Leodacya, toujours endormie dans les bras de son père, à mille lieu de la violence des hommes et de leur sacrifice, et des exigences de leur religion. Elle verrait plus tard, peut être. En attendant, elle ferait tout pour que la vie la préserve.

"Nous ne cherchons pas à vous faire parler ni quoi que ce soit d'autre. Vous n'avez rien à craindre de nous ... Au contraire"

Paroles bien dérisoires en somme, pour une personne qui avait tout sacrifié, et tout perdu. Une sorte de fanatique attaché à un idéal. L'idée l'effrayait. On ne pouvait pas enlever l'homme de son idéal, il risquait de devenir fou ...

Corwin entreprit de prendre le relais.

"Apaisez-vous. Comme vous avez pu le deviner au gantelet de Helm gravé sur mon armure, nous adorons le même dieu. Je ne vous veux pas de mal. Et je ne suis pas déchu. Regardez..."

Corwin pria son dieu quelques instants, avant de lancer un sort de soin mineur sur leur hôte forcé. Ce dernier hocha la tête d'un air grave.

"Je vois. Pardonnez mon erreur. J'étais... Je suis moi aussi prêtre du Vigilant. Mais je ne comprends pas... Pourquoi êtes-vous ici, pourquoi m'avoir arraché à la pierre..."

Le vieil helmite prit la peine de raconter leur aventure en détail, depuis le jour où le mage s'était enfui avec sa statue. L'inconnu frissonna en apprenant qu'on l'avait confondu avec une effigie de son dieu. Corwin tentait de ne rien omettre, de la tentative du mage de lui soutirer des informations ou de pousser le drow qui dormait là-bas à explorer le souterrain pour lui, jusqu'à sa disparition outreplan...

L'homme avait écouté sans l'interrompre, parcourant du regard cette chapelle qu'il n'avait jamais vu achevée de son vivant. Quand Corwin se tut, il se mit à balbutier.

"Et... en quelle année sommes-nous..."

Corwin le dévisagea avec compassion.

"1380 CV."

L'homme devint plus pâle que du linge fraîchement battu. Et ne fit pas de commentaire...

Du temps avait passé. Des vies s'étaient éteintes, d'autres avaient pris le relais. Le monde avait continué de tourner, oubliant l'homme pétrifié, abandonné à son sacrifice. Il avait fallu de deux voleurs mal intentionnés pour que la vie le rappelle et le face revenir parmi les hommes. Tout cela avait il un sens ? Une partie de l'existence gâchée, réduite à néant pour être substituée à une époque où il ne reconnaissait ni rien, ni personne. Non, ça ne valait pas la peine.

Althéa tenta de s'imaginer à sa place, se séparant volontairement de ce qu'elle chérissait. L'idée lui parut intolérable. Au sacrifice se substituait une sorte de malédiction, celle du temps qui nous rattrape. Et se changer en pierre n'était pas une cure de jouvence. Loin de là ...

L'homme avait l'air jeune, en pleine possession de ses moyens. Et pourtant, son regard avait à présent l'air de contempler les siècles passés.

"Avez vous vécu à Artryl" demanda-t-elle doucement.

"A... Artryl ? On s'en souvient encore ? Plusieurs centaines de tentes et une double allée centrale qui se croise perpendiculairement, un cloaque pour les jours de pluie et un concert de gémissements et de grognements d'impatience sous la canicule. Je n'y suis resté que deux mois, mais il semblait alors évident pour tous que les tensions entre réfugiés allaient finir par provoquer des émeutes. Nous avions faim... Nous n'avions pas pu emporter grand chose d'autre que des vivres pour la longue traversée depuis Féerune, et ceux-ci étaient épuisés depuis longtemps... Nous nous disputions les rares matières premières et technologies débarquées avec nous... La perte de plusieurs bateaux dans le Golfe avait plombé le moral de tout le monde... et nous manquions de chefs..."

Son regard se voila. Il hésita.

"C'était il y a... 230 ans ? Artryl aurait-elle réussi à devenir quelque chose ? C'était un bon site cela dit, un bon mouillage, bien abrité..."

Il se raccrochait à cet élément connu comme un naufragé à son radeau, et Althea put constater qu'elle avait réussi à éveiller sa curiosité.

Althéa avait hoché pensivement la tête. De toute façon, quoi qu'elle lui dise, il finirait fatalement par se rendre compte par lui même de l'ampleur de la ville. Enfin, de cette ville de tentes ...

"Oui, elle a beaucoup changé maintenant. Plus de tentes mais des beaux bâtiments (et des paladins), des belles propriétés, des grandes allées, ses quartiers populaires (et encore des paladins de partout), un grand temple dédié à Helm. Elle n'a cessé de s'étendre. C'est une très grande cité à présent. (Oui, pour y ranger tous ces paladins). Une des principales cités du continent. Elle a énormément d'influence (grâce aux paladins). Au détail près qu'elle ne s'appelle plus Artryl mais Manost, bénie par le vigilant. Je crois qu'elle vous pala ... pardon, plairait bien"

L'homme sourit à cette évocation. Moins il pensait à lui-même, et plus son moral s'améliorait. Il avait l'air de vouloir parler, maintenant, de tout, d'Artryl, du temps qu'il faisait, de ses souvenirs de vieux jeune homme, n'importe quoi pour ne pas y songer. Il était encore très jeune, après tout...

"En tout cas vous en faites bien la réclame. Alors comme ça les helmites ont gagné la bataille du pouvoir... ça n'a pas dû être facile. Quelle foire d'empoigne sur le campement ! On n'était pas débarqué depuis deux semaines qu'ils commençaient déjà à essayer de se voler des fidèles. Prêts à en découdre à coups de sermons, de bénédictions de groupe et de barres de fer..."

Il crut surprendre un éclair de surprise dans l'oeil de Corwin.

"Je ne pense pas que la foi doive se gagner de cette façon...", expliqua-t-il plus calmement.

"Je suis d'accord", répliqua le vieil helmite. Ce qui l'étonnait, c'était plutôt le regard détaché que le jeune homme semblait porter sur ces événements, lui qui avait été prêt à mourir pour son dieu... C'était apparemment un peu plus compliqué que du fanatisme agressif.

L'homme se retourna vers Althea.

"Artryl... Pardon, Manost, une cité sainte. Hé bien. C'est un collectif de prêtres qui dirige la cité ?"

Si elle n'y prenait pas garde, il allait lui réclamer la visite touristique à distance. Mais dans l'impatience de son regard, il y a avait une douleur réelle. Sa place était à présent vide sur la terre...

Cette détresse dans les yeux. Cette angoisse de n’être plus qu’un écho alors que tout ce qui constituait votre vie s’est enfui. Althéa n’osait pas imaginer ce qu’il pouvait ressentir. La douleur de ne plus exister, de n’être plus qu’un souvenir, un nom parmi la liste des disparus, une ombre … Une douleur presque palpable.

Ses yeux s’embuèrent devant l’homme du passé, mais se reprit de justesse avant qu’il le remarque. Il voulait qu’elle lui raconte, qu’elle lui parle du présent pour qu’il fasse connaissance avec la ville, pouvoir connaître les détails et peut être se raccrocher à cette réalité auquel il n’appartenait plus. Elle allait l’y aider autant qu’elle le voulait.

« Il y a quelque temps, il y avait un collectif d’Helmites. Puis, le flot de population et les événements aidant, le conseil s’est quelque peu modifié. Mais la ville garde indéniablement son empreinte religieuse. Helm est présent partout. Il y a eu quelques complots, visant à renverser leur supériorité, mais ils ont tous échoué. La ville a tout gardé, y compris ses reliques »

Et elle lui raconta en détail l’épisode sanglant du vol de la relique, en omettant de dire qu’elle était très vilaine et ressemblait de loin à une carotte.

Quand Althea se tut au terme de son long récit, il hocha la tête. Il avait écouté attentivement cette histoire rocambolesque où l'ont croisait pêle-mêle des assassins en manteau pourpre, des druides des ombres, des prêtres pétrifiés comme lui et, au fond d'une caverne, trois archidruides aux abois... Tout ça pour finir par une bataille rangée sur la grand place. Cette aventure était complexe, surtout si l'on tentait de suivre les méandres du complot qui y avait donné lieu, mais elle était révélatrice de ce qu'était la cité. Et c'était... surprenant, pour le moins.

"Donc si je vous suis bien, les pires ennemis de Manost sont des druides noirs, des fanatiques extrémistes et un mystérieux grand manitou qui tire les ficelles dans l'ombre. Mais c'est tout de même bizarre cette affaire... La relique disparaît, et qui est-ce qui la rattrape ? Des paladins désireux de venger leurs collègues assassinés, des prêtres ? Que nenni ! Un groupe de mercenaires où si j'ai bien compris le seul helmite est le conseiller, mais c'est bien parce qu'on ne sait pas encore que c'est un renégat...

Une théocratie défendue par des gens qui ne partagent pas sa foi... Un géant aux pieds d'argile. Et vous me dites que les flux de population continuent de noyer les helmites dans la masse. Votre Grand Emissaire doit avoir du souci à se faire : si je devais à nouveau me réveiller dans 230 ans, ça m'étonnerait d'y trouver encore Helm au pouvoir."

Il souriait en prononçant ces mots, comme s'il s'agissait là d'une bonne plaisanterie. Bien qu'Helmite, il ne se sentait pas assez lié à cette ville pour s'alarmer de son destin. Pas encore, du moins... Il avait fait pour sa foi le sacrifice ultime, et il n'était pas prêt à laisser de nouveaux devoirs lui dicter son avenir. Pas encore, du moins.

Il était assez étonné de ce petit bout de femme sur laquelle il n'aurait pas misé une pièce de cuivre en combat, et qui n'hésitait pourtant pas à courir inlassablement après des reliques ou des voleurs de statue.

"Dites-moi, vous-même... pourquoi faites-vous cela ?"

Elle aurait pu répondre que c'était à cause de sa foi qui la rendait folle et la harcelait tout en la menant par le bout du nez, ce qui l'empêchait de réfléchir. Mais ce n'était pas ça. Loin de là. Mais quoi ? Ce n'était pas la religion, alors ... Elle réfléchit quelques secondes, le temps de trouver les mots justes. Mais elle devait avant tout le savoir elle-même. Pourquoi ? Elle ne le savait que très bien. Et curieusement, c'est face à un total inconnu qu'elle se décida à s'avouer.

"Pour oublier ... La première fois, que j'étais seule, dans une ville que je ne connaissais pas. Je venais de perdre mon fiancé, et plus rien n'avait aucune importance. Je m'étais dit que de toute façon, rien même la mort ne me permettrait de trouver le repos. Mais je me suis trompée. Et cette fois-ci, je voulais oublier ... ma mauvaise conscience d'avoir fourni des informations à un voleur. Et pour oublier que je me sentais seule, même si je ne l'étais pas ..."

Elle s'apperçut soudain qu'elle en avait trop dit.

"Je suis désolée, je n'aurais pas dû vous raconter tout ça"

Ces confidences, il en était certain, ce n'était pas à lui de les recevoir. Plutôt à ces gens qui étaient là sans y être, et qui ne pouvaient sans doute pas grand chose contre cette impression diffuse qui vous murmure quelquefois que la vie n'a plus besoin de vous, et vous plus besoin d'elle, que tout vous est égal, et que le pire n'est pas à redouter, s'il peut permettre que tout cesse...

"Vous savez où conduisent des pensées de ce genre", murmura-t-il. Il désigna du doigt la statue gardienne, immobile dans l'escalier souterrain.

"A ça."

Après un silence durant lequel il lutta contre les tremblements et la fatigue due à sa fièvre, il fit l'effort d'expliquer.

"On croit que les plus grands sacrifices sont le fruit du courage, de la générosité. La réalité est souvent moins noble. Ils sont le fruit de l'abandon."

Il ressassait des souvenirs, à présent, et son regard se voilait. Il comprenait que lui aussi, il en avait trop dit.

"Ne comptez pas sur autrui pour retrouver goût à la vie, car la vie peut vous les reprendre... Voilà tout ce que j'ai appris, en si longtemps... Une leçon un peu amère, je crois."

Althéa avait entouré ses jambes tremblantes de ses bras. Elle ne se lèverait pas de sitôt. Et elle avait encore sommeil. Mais la détresse du prêtre l'empêchait de fermer l'œil, et elle la partageait ...

"Je crois comprendre ce que vous dites. Vous pensez avoir trouvé une personne avec qui vous ne serez plus seul. Vous lui réservez tout ce que vous avez de meilleur, et peut être même plus. Vous lui abandonnez vos sourires, vos rêves, votre lit, votre confiance et votre temps. Mais arrive un moment où vous vous réveillez et elle n'est plus là. Tout devient pour vous insignifiant, même la vie et la mort. Plus rien n'existe à part l'oubli, que vous n'arriverez jamais à atteindre"

Elle soupira.

"Avez-vous perdu quelqu'un vous aussi ?"

Il hocha la tête, avant d'avaler difficilement sa salive.

"Elle s'appelait Blendhi. Une jeune femme pleine de vie, deux grands tresses brunes et toujours le sourire aux lèvres. Ma femme. Nous devions fuir Féerune ensemble. Mais l'épidémie... La grande épidémie l'a frappée comme nous étions au port de Marsembre à guetter jour après jour l'ordre du départ."

Il se tut un moment, comme s'il hésitait à aller plus loin.

"J'ai essayé de la soigner, mais je suis bien placé pour savoir que contre le Fléau, il n'y avait rien à faire. Les autres prêtres l'avaient fait mettre en quarantaine. Les navires allaient partir et il était évidemment hors de question d'embarquer un individu contaminé... Elle vivait encore. Elle crachait de la bave blanche, des ganglions noirâtres suppuraient sur son corps, la fièvre ne lui avait laissé que la peau et des tresses sèches, mais elle était encore en vie. Et je l'ai abandonnée à son sort pour embarquer avec les autres..."

Il ferma les yeux. Il avait fait son devoir, il avait obéi aux ordres. Des ordres qu'il pouvait comprendre : le départ des navires avait été retardé assez longtemps, et certains des futurs passagers commençaient à bon droit à redouter qu'il ne finisse contaminé lui-même, à force de rester au chevet de son épouse. Il n'empêche. Elle était sûrement morte dans d'atroces souffrances, et seule, le maudissant peut-être... Il n'avait jamais pu se le pardonner. Cela se produisait il y avait plus de deux cent trente ans, mais le temps ne fait rien à l'affaire...

Elle avait baissé la tête. Ses yeux clos ne parvenaient pas à cacher la peine qu'il éprouvait. Une peine qui la submergeait presque, qu'elle sentait l'envahir et la consumer comme un feu glacé. Elle avait mal pour cet homme qu'elle ne connaissait pas mais qui avait vécu une histoire à peu près analogue à la sienne, la perte de l'être aimé. Elle voulait parler mais trouvait difficilement les mots, ils allaient hésitants, comme des hommes dans le noir. Difficile d'apporter un peu de lumière.

"Vous ... vous n'avez pas eu le choix. Et vous êtes encore en vie. Quoi que vous auriez fait, vous n'auriez pu la soustraire à la mort. Mais vous êtes vivant, et c'est peut être une chance. La chance de vous souvenir d'elle, de la faire vivre dans votre mémoire ... Ainsi, elle ne sera peut être pas morte en vain puisque vous serez là pour vous rappeler ..."

Facile à dire ces propos bien dérisoires. Elle soupira et baissa la tête.

"Je me rappelle... oui. Mais je doute que le souvenir d'un vivant lui soit d'une utilité quelconque, où elle se trouve. A supposer qu'elle ne m'ait pas oublié elle aussi. Depuis tout ce temps... je devrais être mort moi-même."

Il détourna le regard. Il commençait à regretter de s'être à son tour laissé aller aux confidences. A quoi bon ? Histoire ancienne, blessures anciennes, et solitude toute neuve...

"Dès que je le pourrai, je quitterai cet endroit. Il ne me rappelle rien de bon. Je dois... prendre le temps de réfléchir."

Corwin crut bon d'intervenir. Il voyait avec inquiétude cet homme en perdition s'abîmer dans la contemplation de sa propre douleur. Il risquait d'y perdre de vue sa vocation...

"Vous devriez rentrer avec nous à Manost. Le Temple vous accueillera. Ou bien vous pourrez loger chez moi, si vous voulez, mess... Comment vous appelez-vous? "

"Eroeh. Vous savez, je ne sais rien qui vous intéresse. La construction de la chapelle était déjà bien engagée quand le Grand Prêtre a fait un appel à volontaires. Je ne sais pas ce qu'il y a dans ce souterrain. Je ne vous apprendrai pas grand chose, je le crains..."

Le vieux prêtre répliqua doucement.

"Ma proposition n'était pas intéressée et tient toujours."

"Je... Je ne l'oublierai pas, mais pas tout de suite. Y a -t-il autre chose que vous voudriez savoir, tant que je suis là?"

Il avait raison d'une certaine façon. Qu'on se souvenait d'elle ou pas, cela lui faisait maintenant une belle jambe ... Ou pas ... Quand elle marcherait aussi dans la morne plaine, elle serait peut être contente de savoir que quelqu'un ici bas pense encore à elle. Ne pas être oubliée. Une façon de prolonger le temps, de faire tenir les liens, et l'amour ... Oui, elle aimerait ne pas être oublier, laisser peut être une empreinte. Mais ne pas disparaître pour un dieu, ça jamais !

Ainsi donc, le prêtre se nommait Eroeh, et Corwin lui proposait de venir vivre avec lui. Une sorte de rempart contre la solitude, une sorte de retour à la vie ... Peut être. Elle ne put s'empêcher de lui demander :

"Y a-t-il quelque chose que nous pourrions faire pour vous ?"

Le prêtre désigna du menton la statue dans son escalier.

"Ce n'est pas l'incarnation de Helm. Il s'appelait Manthala. Il aimait la vie, lui. Mais il pensait que c'était en fournissant pour lui le plus grand sacrifice qu'il honorerait au mieux le dieu qu'il adorait. Alors, quand on lui a dit que des ennemis puissants ne devaient surtout pas avoir ce que l'on cacherait ici, quand il a vu que les candidats manquaient, il s'est porté volontaire auprès de moi...

Faites en sorte que son sacrifice n'ait pas été vain, c'est tout ce que je vous demande. Moi, je ne veux plus m'en occuper... J'ai assez donné. A d'autres..."

L'amertume perçait dans sa voix. Sans doute estimait-il que c'était une ironie cruelle de son dieu que de le rappeler à l'existence alors qu'il y avait volontairement renoncé. Comme un suicidaire que l'on ramène in extremis de son agonie, il éprouvait peu de reconnaissance...

Se sacrifier pour son dieu, voila ce qu'elle n'aurait jamais pu faire. Renoncer à sa vie et à toutes ces richesses et l'échanger contre une existence de ... pierre ... Pour un dieu qui se préoccupait d'avantage de son nombre de croyants que de ce qu'ils pouvaient devenir ? Qui le plus souvent, ne se souciaient des humains que lorsque quelque chose les détournait de leur foi ? Alors qu'on aimait la vie ? Elle secoua la tête.

A tout prendre, elle aurait dit à Eroeh qu'il valait mieux empêcher les gens d'aller trop loin avec la foi de peur qu'elle ne fasse d'autres victimes. Mais ce n'était sans doute pas cela que l'homme attendait comme réponse.

"Nous pourrions faire en sorte que personne d'autre ne vienne de nouveau profaner la chapelle en essayant de voler ses trésors si vous le désirez. Je ne sais pas comment mais ... nous pourrions essayer"

Oui. Je vous le demande."

Il se leva, laborieusement. Se regarda. Son équipement avait traversé le temps avec lui, pétrifié avec lui. L'épée et le bouclier, la cotte de maille : intacts. Il fallait qu'il parte à présent. Il ne savait où, il ne savait pour quel avenir... Il fallait qu'il s'en alle, voilà tout, pour tourner le dos quelques temps à sa vie passée. Combien de temps, il était trop tôt pour le dire...

Une fois debout, il vascilla.

"Vous êtes encore très faible..."

"Je suis jeune et j'ai des sorts de soin, moi aussi. Ne vous inquiétez pas pour moi..."

D'une démarche maladroite, il gagna le seuil de la chapelle, où il s'arrêta pour regarder la mer.

Toutes ces voix et ces visages que je ne connais pas. Un corps qui ne m'appartient pas encore mais que je m'approprie. On me tient avec douceur et j'ai chaud. Je n'ai plus faim. Je fais de ce monde le mien, mienne ces sensations. Mes paupières sont trop lourdes pour que je les ouvre. L'obscurité est mon monde lui aussi. Chez moi.

Mais quelque chose ne va pas. Quelque chose au niveau de mon ventre. Je ne le sais pas. Est-ce que j'ai mal ? Je ne connais pas cette sensation là.

Leodacya ouvrit les yeux et se mit à pleurer. Sa plainte déchira le silence, en accord avec la peine d'Eroeh.

Le prêtre sursauta, et avec lui Lothringen réveillé en sursaut. Il regarda avec un croissant sentiment d'impuissance le nourrisson qui criait, criait, criait, et se débattait entre ses bras, comme en proie à une douleur indicible.

"Ne vous inquiétez pas. Elle a juste faim." En relevant les yeux, Lothringen croisa le regard calme d'Eroeh.

Heureusement qu'ils m'ont dit qui était ce drow. Les choses auraient pu mal tourner, sans cela... Ce monde aurait-il tant changé que le Mal ne se voie plus sur le visage ?

"Veillez bien sur elle. Vous avez tant de chance de l'avoir. Je suis jaloux."

"Vous partez ?"

Eroeh descendit les quelques marches qui le séparaient de la broussaille. Un étroit passage calciné semblait permettre de regagner la route au milieu de la végétation. Depuis combien de temps la chapelle était-elle ainsi abandonnée ? Un siècle, plus ?

"Pour nulle part, à ce qu'il semble. Que le Vigilant vous protège."

Lothringen détourna les yeux. Ses rapports avec le Vigilant étaient du genre compliqués, et il ignorait au juste ce que Corwin et Althea avaient pu raconter au jeune homme.

"Que ma Dame vous sourie", répliqua-t-il en désespoir de cause.

Et il joignit l'exemple à la recommandation. Un sourire, cela manquait vraiment à ce prêtre, encore plus sûrement qu'une destination. Les cris stridents de Leodacya reprenaient de plus belle. A croire qu'elle endurait la torture d'un millier de monstres.

"Excusez-moi..."

Le temps que Lothringen ramène l'enfant à sa mère, et le prêtre avait disparu.

Il était parti vers une direction qu'il ne connaissait pas lui même. Peut être allait il se donner de nouveau le choix, réinventer les possibles. Aller de l'avant. Ou peut être pas. Peut être allait il en finir, décider que son libre-arbitre consistait juste à mettre le point final. Elle frissonna, serrant Leodacya contre elle.

Les pleurs durèrent encore quelques instants avant de s'espacer puis de s'interrompre. Le bébé finit par émettre un bâillement rasséréné. Etrange. Ses yeux mi-clos se portèrent de nouveau sur Lothringen et sa menotte vint resserrer son doigt.

"Elle est belle" murmura Althéa.

C'était un point de vue, bien sûr. Un œil moins complaisant aurait décrit une petite masse de chair grise aux paupières épaisses, aux joues bouffies, quelques poils blancs trop fins sur un squelette macrocéphale, et, sous un corps de têtard, une odeur de pipi persistante que ne tarderait pas à confirmer l'humidité des langes.

Mais Lothringen regardait Leodacya avec la même myopie extatique qu'Althea, sans compter un émerveillement un peu bête qui lui mettait un sourire béat sur les lèvres.

Magnifique. Une vie qui commence, à qui toutes les chances sont offertes. A Manost, elle pourra grandir au milieu des hommes, elle n'aura pas à subir ce que j'ai subi. Tout est possible : elle sera libre. Et j'y suis pour quelque chose ?

---

Après être encore demeurés quelques heures sur place, le temps à chacun de prendre un peu de repos et de retrouver ses forces, ils rentrèrent à Manost.

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