La Couronne de Cuivre

Astrée sourit, et répondit joyeusement :
- Bien sûr que non ! Je n'ai pas oublié que je devais te porter ton sac une fois guérie...
Elle grimpa quatre à quatre les étages, s'émerveillant une fois encore de la facilité avec laquelle elle le faisait.
Elle souleva sans effort son sac, en passa la bride à une de ses épaules, et fit de même avec celui de Kasumi, qui lui parut nettement plus lourd que le sien. Elle y ajouta le carquois de Kasumi, l'arc de Kasumi, l'épée longue de Kasumi, fixa l'épée courte de Kasumi à sa ceinture,... et commença à se demander s'il n'avait pas volontairement monté dix fois plus de choses qu'il n'était nécessaire. Ils avaient de quoi tenir un siège, et le rôdeur avait sans doute des affaires de rechange pour toute une veille.

Sans se laisser impressionner par si peu, elle saisit son propre arc et son bâton, vérifia une dernière fois qu'ils n'avaient rien oublié, et descendit l'escalier. Beaucoup plus lourdement qu'à l'aller. Chargée véritablement comme un baudet.
Elle salua joyeusement l'aubergiste, et rejoignit son compagnon à l'écurie, bien décidée à ne rien laisser paraitre de l'effort qu'elle devait fournir pour porter tout son chargement.
-Tiens, je te rends tes armes... Mais comme prévu, je porterai ton sac aujourd'hui ! lança-t-elle, les yeux pétillants.

Le rôdeur finissait de seller Ombrage lorsqu’Astrée refit son apparition. Lorsqu’elle déposa tout le matériel devant le boxe afin de pouvoir l’aider dans sa tâche, le rôdeur récupéra ses épées qu’il rangea dans leur fourreau et déposa l’arc sur le pommeau de la selle d’Ombrage. Il arrima ensuite les couvertures sur la croupe de l’animal pendant qu’Astrée s’occupait de Moïse. Les deux chevaux avaient bien profité de leur nuit au chaud et du fourrage supplémentaire et semblaient fringants.

Kasumi regarda son sac qui était toujours au sol et se demanda s’il allait laisser Astrée le porter mais se ravisa finalement. Si la rôdeuse était soignée, ce n’était pas une raison pour quelle fasse des efforts inutiles d’autant que le voyage serait long :

- J’ai toujours porté mon sac alors il me faudra te porter si tu veux t’emparer de mon sac. De toute manière, c’est ce bon vieux Ombrage qui s’en chargera la plupart du temps.

Celui-ci manifesta son désaccord d’une légère bourrade contre l’épaule du demi-elfe. Kasumi prit un ton badin pour s’adresser à nouveau à la rôdeuse qui en finissait avec sa propre monture :

- As-tu une préférence pour commencer nos emplettes ? J’ai entendu dire que les dames passaient des heures à se choisir de jolies robes pour le bal. Ne compte pas sur moi pour les porter !

Astrée avait fini de préparer sa monture, et devait s'avouer soulagée que le rôdeur n'ait pas pris sa proposition au sérieux : cela lui aurait valu à coup sûr quelques contractures.

Elle s'amusa de la remarque de son compagnon, et rétorqua :
- Alors je vais te décevoir : je ne dois pas être une dame... Non mais tu m'imagines vraiment choisir une jolie robe pour un bal?
Quoique... Elle l'avait bien fait, dans un lointain passé...
- Et puis, encore faudrait-il pour cela qu'un beau soupirant m'y invite, ajouta-t-elle sur un ton malicieux, sans trop réfléchir.

Elle se rendit compte quelques secondes trop tard de l'interprétation que pouvait en faire son compagnon, et poursuivi aussitôt, faisant mine d'avoir mal compris le sens de la phrase du rôdeur :
- En revanche, si toi, tu veux te choisir de jolies robes à porter... Ne te gêne pas ! J'ai bien retenu que tu ne porterais pas les miennes...
Riant sous cape, elle saisit sa monture par la bride pour l'emmener au-dehors.

Kasumi ne releva pas la remarque de sa compagne et ouvrit la marche. Une fois en dehors des écuries, il monta Ombrage et lui fit adopter un rythme lent bien que la place fut encore quasiment déserte.

- Pas de jolie robe, donc, se lamenta-t-il théâtralement. Du reste, je doute qu’on donne un bal dans les environs et en tous cas je n’ai pas été invité. Tâchons de trouver une herboristerie en évitant la rue des beaux soupirants sinon tu devras leur accorder une danse à tous avant que nous puissions quitter la ville, robe ou pas.

Le rôdeur se dirigea d’un pas certain vers la rue commerçante et, après être passé devant plusieurs boutiques, ils arrivèrent enfin en vue de l’officine recherchée.

Kasumi marqua un arrêt devant la boutique d’armes. Astrée et lui avaient rempli leurs fontes en prévision du voyage à tel point qu’ils n’avaient guère à craindre de manquer de nourriture ou de remède en tout genre. Les montures n’étaient pas pour autant chargées comme à l’aller et ils pourraient certainement maintenir un bon rythme s’ils ne s’éloignaient pas trop de la route marchande. Cependant, le demi-elfe se souvint en voyant les lames exposées que la rôdeuse avait perdu son couteau en le défendant face à Calme Péril. Sans cet outil indispensable, elle aurait des difficultés à survivre une fois de retour chez elle. Il n’avait pas manqué de constater avec quelle parcimonie elle effectuait des achats. Le voyage avait du lui coûter toutes ses économies.

Le rôdeur démonta et examina le contenu de la vitrine. Une des pièces qui attira immédiatement son attention était un couteau fonctionnel mais dont la garde en bois était finement décorée de motifs équestres. Alors qu’Astrée s’approchait à son tour, il l’interpella à mi voix :

- Il est temps de remplacer le couteau que je t’ai fait perdre. Je gage que cela te serait utile.

Astrée tressaillit, leva les yeux vers son compagnon, sentit le rouge lui monter aux joues et baissa brusquement la tête pour tenter de le dissimuler. Sans succès. Elle ouvrit la bouche pour répondre que non, ce n'était pas nécessaire, qu'elle ne méritait pas un tel cadeau... Mais aucun son n'en sortit.
Elle releva les yeux, rougit davantage en croisant le regard de Kasumi. Ses yeux disaient clairement qu'il était décidé à lui offrir ce cadeau quelles que soient ses protestations. Elle chercha un argument convainquant, secoua la tête en signe de dénégation. Mais déjà Kasumi, semblant prendre son silence pour un assentiment, entrait dans la boutique.

Il en ressortit peu après, tendant le couteau à Astrée.
Elle le prit d'une main qu'elle ne put empêcher de trembler légèrement d'émotion. Et rougit davantage en découvrant qu'il avait choisi le plus beau couteau de la vitrine. A la fois très robuste et magnifiquement ouvragé - les chevaux semblaient vivants... Peut-être de l'artisanat nain?
- Il est trop beau, vraiment trop... Tu n'aurais pas dû. Je n'ai rien fait pour mériter un tel cadeau...
Troublée, elle leva vers lui un regard où se mêlaient incrédulité, reconnaissance, un émerveillement un peu enfantin, et une intense émotion. Jamais elle ne s'était attendue à un tel geste...

Kasumi soutint un moment le regard de la jeune femme mais s’en détourna tant l’émotion était communicative. Il était gêné par sa réaction en même temps qu’il en était secrètement fier. Mais quelque chose dans la voix d’Astrée lui fit craindre qu’elle refuse. Il s’efforça donc de se justifier :

- Vraiment, ce n’est pas grand-chose. Le forgeron nain m’a avoué que c’était une commande spéciale qu’il n’a pas réussi à vendre. Il était heureux de s’en débarrasser pour un bon prix. C’était vraiment une affaire à ne pas laisser passer. Et tu en feras bien meilleur usage que le noble à qui il était destiné à l’origine.

Astrée ne fut pas dupe des explications embarrassées de son compagnon. Le couteau était d'excellente qualité et devait valoir une fortune... En tout cas beaucoup plus cher que celui qu'elle avait perdu.
Ele était presque embarrassée d'accepter le cadeau, mais... il lui plaisait, elle en avait réellement besoin, et il était offert de si bon cœur.
- D'accord, j'accepte ton cadeau, mais à une condition : il est presque midi, et c'est moi qui t'invite ! Et il n'est pas question que tu refuses, ajouta-t-elle vivement avant qu'il ait eu le temps d'amorcer la moindre protestation. J'ai vu une petite taverne tout près d'ici...

La taverne en question s'appelait "Au Caravansérail", et l'intérieur se réduisait à une grande salle allongée, pour l'heure presque vide, comportant de nombreuses petites tables basses entourées de coussins sur lesquels ils s'assirent, à l'imitation des autres convives. Le menu comportait un plat unique, répondant au nom étrange de "gözleme", décliné en une infinité de saveurs : à la viande, aux légumes, au fromage, à la confiture....
Ils comprirent rapidement que ce plat, visiblement une spécialité locale, consistait en une espèce de grande galette que faisait cuire dans un coin, sur un feu nourri, une vieille femme édentée. Ils l'observèrent un moment, assise en tailleur, prendre une boule de pâte dans ses mains, l'étaler un première fois, la rouler, l'étaler à nouveau avec dextérité, la laisser cuire avant de la retourner et d'en garnir une moitié de viande, de légumes hachés ou de fromage. Elle pliait ensuite la galette en deux, et le serveur l'apportait aussitôt à table.
C'était tout simplement délicieux.. Et le goût se mariait fort bien avec les bolées de cidre qu'ils avaient commandées. Ils dégustèrent trois ou quatre gözlemes chacun, goûtant les différents parfums, en devisant joyeusement. La salle s'était peu à peu remplie, et une ambiance bon enfant s'était installé. Un joueur de flûte, au centre de la pièce, jouait une mélodie entraînante, et de nombreux convives tapaient dans leurs mains en rythme.

Ce n'est qu'une fois totalement rassasiés qu'ils se résignèrent à quitter la salle, presque à regret.
Le froid au-dehors leur parut, par contraste, glacial. Ils se remirent en selle et prirent la direction des portes de la ville et des hauts plateaux.

Quête : Brumes

Paradoxalement, sitôt après avoir quitté la campagne luménienne et les zones peuplées, Herbert avait réduit leur allure. Ils ne lambinaient pas mais ne se pressaient plus, progressant assez tranquillement sur la route bien entretenue. A deux ou trois reprises, Albérich avait vu le marchand glisser la main sous son banc, y vérifiant la présence de quelque objet. Une arme, probablement.
La Trouée des Chevaux était une zone sauvage, ponctuée de rares bourgades. La voie commerciale demeurait fréquentée : des marchands l'arpentaient. D'autres gens, aussi, voyageurs anonymes, groupes de cavaliers aux mines parfois revêches, aventuriers, sans doute. Brigands, peut-être. Aucun, pourtant, ne leur prêta une grande attention : ils paraissaient somme toute insignifiants, avec leur chariot chargé de caisses et de ballots apparemment sans grande valeur.
Herbet, peu loquace en journée, surveillant les environs avec attention, vigilant sans être tendu, s'avérait plus liant le soir venu, même s'il ne posait pas de question à son compagnon, préférant échanger des considérations sur l'auberge où ils s'étaient arrêtés et la nourriture qu'on y servait.
Enfin, leur voyage toucha au but : alors que le soleil s'approchait de l'horizon, la cité de Rohan se dessina dans le lointain. Bientôt, ils durent aller au pas : une file de piétons, de cavaliers et de carrioles encombrait la chaussée, passant au compte goutte par la Porte océane où les gardes se livraient à des contrôles plus ou moins poussés.
-Je vous déposerai bien directement au Cheval coureur, fit le convoyeur. Mais il faut que vous m'accompagniez jusqu'à la garnison des Dragons de Rohan. Si monsieur M. envoie des hommes à lui vérifier que tout se passe bien, il faut qu'on puisse lui dire que nous étions deux à protéger la marchandise... Ne vous inquiétez pas, ceci dit : ça sera vite réglé.

Albérich maudit le ciel, hésita à rester silencieux, puis soupira.
« Ne pouvez-vous pas prétendre qu’une indisposition me retient à l’auberge ? Je n’ai vraiment aucun désir de rencontrer les intermédiaires de monsieur M. Surtout si c’est le monsieur M que je connais. Je sais, je sais, vous ne pouvez rien m’en dire mais… Je ne peux pas venir avec vous jusque là, dans cette éventualité. Et si vous avez vraiment besoin d'un acolyte... Je suis certain que nous pouvons ramasser quelqu'un dans la rue, qui sera ravi de vous aider pour une pièce d'or. »
Il ne pouvait pas toujours plier. Pas toujours. Il ne se souvenait plus des hommes que son père avait à Rohan, s’ils étaient susceptibles de le connaître, mais même au sein des militaires de Rohan, il devait y avoir des officiers pour l’identifier, ne fût-ce que parce qu’un fort contingent d’entre eux s’était rendu jusqu’à ce fichu vallon. Il injuria l'impulsion stupide qui l'avait fait se raser la barbe, celle qui l'avait perché sur ce chariot risible, tous les sires M. et l'infortuné Léo.

Herbert posa les yeux sur lui, scrutateur, attentif. Puis secoua la tête, visiblement ennuyé.
-Bon, on dira ça. Une indisposition. J'espère que ça suffira. Et si ça suffit pas, je les enverrai se faire foutre, tous autant qu'ils sont. Le vieil Herby est bien gentil, mais faut pas lui casser les noisettes.
Il lorgna en direction des portes. Ils allaient bientôt les atteindre.
-Je vous demande juste de rentrer en ville avec moi. Après, je vous dépose à l'auberge. Je peux pas faire mieux : comme ça, au moins, j'aurais des témoins. Pour faire affaire avec les tatillons, faut l'être tout autant qu'eux. c'est bien le drame.

Le clerc détestait causer de l’embarras à celui qui l’avait gracieusement mené jusque là, et il demeura un instant silencieux.
« Bon, c’est bon, je vais rester avec vous. » dit-il finalement, vaincu par sa bonne nature. « Vous n’avez pas à pâtir de mes problèmes personnels alors que vous m’avez aidé sur la route. Je resterai en retrait et ne me demandez pas de parler. »
Il rabattit son capuchon.
« C’est une chance qu’il fasse si froid. »
Puis il poussa un profond soupir et se massa le visage des deux paumes. Vivement… vivement n’importe quoi. Peut-être aurait-il dû songer à émigrer sur Dorrandin directement.

Cette fois, Albérich ne parlementa pas et sauta du siège, son maigre paquetage sur l’épaule. Il adressa un sourire embarrassé à son compagnon.
« Merci. » murmura-t-il. « Je vous attends. »
Puis il regarda le chariot s’éloigner et pénétra dans l’auberge. C’était un vaste bâtiment, animé et chaleureux, où mille conversations s’entrecroisaient. Son atmosphère avait quelque chose de la Bienveillance, fumée des pipes, effluves de bière, senteurs de nourriture, mais en différait aussi par deux aspects principaux : la mine plus sauvage de ses clients, des voyageurs, aventuriers, convoyeurs rudes, dont le visage et les vêtements reflétaient les vicissitudes de la route, et l’odeur poussiéreuse du cheval, partenaire ultime de ces contrées, qui rythmait l’existence aussi sûrement que les saisons.
Le clerc fit signe au tenancier, un homme rondouillard à la vivacité surprenante, puis s’installa dans un coin, déposant une attention lasse sur les convives rassemblés.

Une nouvelle fois, le nom d'Herbert Franchecourse fonctionna comme un sésame : en un rien de temps, deux chambres étaient réservées, un repas commandé, et un thé brûlant déposé devant le clerc.
Celui-ci dut attendre près d'une heure avant que, se glissant par la porte et la refermant soigneusement derrière lui, le convoyeur ne montre à nouveau le bout de son nez - rougi par le froid, en l'occurrence. Il échangea quelques mots avec le tavernier, amical, puis vint rejoindre son compagnon de route, un grog fumant à la main.
-Bon, ça c'est pas trop mal passé... fit-il. Il n'y avait pas d'hommes de monsieur M. dans les parages, les dieux en soient loués, mais l'intendant de la garnison est presque aussi tatillon que lui... Et savait dans quelles conditions devaient être livrée la marchandise. Enfin, il me connait un peu, ça a facilité les choses. Mais j'en ai de plus en plus marre de ces gens méfiants et sourcilleux. On est pas à Mélandis, tudieux ! Si on arrive pas à se faire un peu confiance, si on pousse sans cesse les convoyeurs dans leurs derniers retranchements, en rognant sur les prix, en les soupçonnant de détourner une partie de ce qu'ils transportent... ça a un seul effet : leur donner envie de gruger ces pince-sans-rire... Ce serait presque justice, de faire ça.
Il secoua la tête.
-Mais pardon, je devrais pas me plaindre. Je gagne ma croûte, c'est pas le cas de tout le monde, alors je suis mal placé pour récriminer... Même si je déteste de plus en plus les marchands et les gens de leur espèce...

« Il y a peut-être moyen d’en trouver de moins pingres, de moins nerveux… » fit Albérich en haussant les épaules.
Il ne s’était jamais intéressé au milieu marchand, marqué par une ascendance qui l’avait très tôt écarté de cette voie. Les souvenirs qu’il en avait étaient houleux, pour la plupart. Conversations enflammées entre son père et ses fournisseurs, ses convoyeurs, ses clients, récriminations ensuite derrière les murs de la maison familiale, vitupérations sur le dos des concurrents, la qualité de la marchandise, les délais, les profits… Mais un marchand d’armes n’était peut-être pas la norme, c’était à espérer. Beaucoup de cynisme et peu de philanthropie. Il frissonna malgré lui.
« Et vous rentrez à présent sur Luménis ? »

Le convoyeur haussa les épaules.
-Pas tout de suite. Ce n'est pas rentable de faire un voyage à vide. Mais je finirai bien par trouver un chargement à transporter. J'ai des tuyaux, des connaissances...
Il soupira.
-Pas rentable. Je parle comme eux... Mais j'ai pas le choix. Enfin, j'espère pas être devenu aussi grippe-sou, avec le temps. Les marchands, ça pense qu'à ça : profit, profit, profit. On se dirait qu'à Luménis, ils sont un peu plus généreux... C'est peut-être le cas, ils font des dons pour les bonnes œuvres, des trucs comme ça. Vendent moins cher aux démunis... Le font pas tous, cependant. Être marchand, c'est vouloir... gagner de l'argent.
Il soupira.
-Et vous ? Des projets particuliers ? Enfin, bien sûr, si ce n'est pas indiscret...

« Je vais continuer à monter vers Erhedun. » fit-il avec un calme sourire. « Pour l’instant, je me contente de la promenade. Je n’ai pas davantage de projets, non. »
Il sourit, reporta son attention sur la salle.
« Me poser un temps, sans doute. Je ne sais pas. Et il est des lieux, des gens, que je dois immanquablement revoir. »
Il se sentit un peu creux de le dire comme ça, mais c’était la vérité.

En plus d'un petit déjeuner copieux, le tenancier déposa devant lui un paquet de toile oblong et une lettre. Elle était d'Herbert, évidemment, rédigée avec soin, d'une écriture plutôt élégante.

Cher A.

Ayant eu vent d'une piste pouvant potentiellement faire mes affaires, je vais partir dans l'instant et crains fort que nous ne puissions nous revoir avant votre départ de Rohan. Je ne voulais cependant pas vous laisser sans un dernier au-revoir... Ainsi qu'un petit cadeau, en remerciement de notre fructueuse association.
Je vous vois déjà frémir. Allons, rassurez vous : ça ne provient pas du stock que nous avons transporté - monsieur M. est du genre à remarquer semblables disparitions - mais bien du surplus des soldats. On m'a laissé choisir avant d'envoyer tout ça au diable. C'est exactement le type de petit arrangement communément appliqué,, dans la profession. Il est toujours utile d'avoir quelques connaissances bien placées...
Dans tous les cas, j'espère que vous n'aurez pas à vous en servir. Mais laisser pendre semblable babiole à son côté, cela permet de dissuader les chercheurs de noises. Une partie, du moins.
Je vous souhaite bonne route. N'hésitez pas à dire que vous êtes de mes amis, à l'occasion. Cela pourrait vous être utile dans les auberges... ou ailleurs.

H.

PS : Oui, j'aime beaucoup les initiales. Limpides pour qui sait, obscures pour les ignorants, elles peuvent vouloir dire tout... et rien, à la fois. Très pratique, les initiales.

Le paquet contenait une épée. Pas neuve, pas pimpante, mais toujours solide et parfaitement utilisable, même si l'acier en était quelque peu terni.

Quête : Les Squelettes du Placard, Chapitre 6. Pistes.

D'ici...

Encadré par ses cavaliers en manteau vert, le coche ne fut pas arrêté aux portes et profita même d'un passe-droit qui fit grommeler plus d'un visiteur moins bien loti. Le cortège chemina au grand trot dans les rues de la petite cité, la pluie avait bienheureusement vidé celles-ci de leurs promeneurs, et il gagna rapidement une petite forteresse de bois et pierre, sous l'arche de laquelle il se glissa avant que ne claque la herse derrière lui.
Les cavaliers se mirent aussitôt à démonter, et on vint rouvrir le coche.
" On va emmener le gosse à l'infirmerie. J'ai envoyé Galen chercher Solène." fit Hugo.
" Une fois en ville, c'est moi le chef, je te rappelle." intervint, invisible, l'officier que Taliesin avait rencontré plus tôt, sur les lieux du drame.
" Comme tu veux." maugréa le rôdeur en s'écartant.

Deux hommes vinrent se charger de Victor tandis que Taliesin était interpelé par l'officier en charge du groupe qui les avait secourus. Ils se trouvaient désormais dans une petite cour en terre battue qui encerclait un petit donjon et quelques baraquements. Les soldats entraînaient leurs chevaux vers les écuries, d'autres dételaient les courageuses bêtes qui s'étaient coltiné le coche sans relâche. Le rôdeur et Emeraude emboîtèrent le pas à Taliesin tandis qu'il était conduit puis introduit dans le donjon. C'était un bâtiment purement fonctionnel, sans grâce, et l'officier les mena jusqu'à une petite salle au rez de chaussée qui ressemblait à un bureau ou une salle d'interrogatoire. Cependant, ils ne s'y installèrent pas comme pour procéder à un jugement : ils prirent simplement place autour de la table.
La porte s'ouvrit sur un jeune homme en uniforme qui leur déposa des rafraîchissements sur la table, puis s'installa sur le dernier siège, non sans sortir une plume et un parchemin.
" Bon, on va expédier ça, je gage que tout le monde est crevé." fit l'officier.
" C'est peu de le dire." grommela Hugo, les bras croisés.
" Compte-rendu de l'intervention du 5ème jour de la deuxième veille, en Ches. Route de Rohan à Edhoras. Compagnie onze du Cheval de Soie, Dragons de Rohan."
Le nouvel arrivé grattait son parchemin à une vitesse impressionnante, mais sans manifester la moindre nervosité.
" Officier en charge de l'intervention, Willhem d'Angevin. Agent d'appel : Emmy Valsaison. Rôdeur de poursuite : Hugo Tourbefils. Présence de chasseurs de primes, trois morts avant intervention, deux de plus pendant l'intervention. Un prisonnier. Deux rescapés, dont un enfant gravement blessé. Agent d'appel blessé également."
Le secrétaire écrivait toujours. L'officier se tourna vers Taliesin.
" Bon, apparemment, ces chasseurs de primes en avaient après vous. Nous n'en avons récupéré qu'un, et il semblait ne pas savoir exactement pourquoi. La prime était élevée, mais leur chef, la dénommée Brune, que nous avons retrouvée carbonisée, n'avait pas été très spécifique, se contentant de promettre monts et merveilles. Pouvez-vous nous éclairer sur ce qu'il en est ?"

Taliesin grimaça, fit nerveusement courir ses doigts sur la surface de la table. Puis poussa un profond soupir. La vérité valait mieux qu'un mensonge.
-Je ne sais pas dans quelle mesure je peux parler ouvertement, dit-il. J'ai une assez bonne idée de l'homme qui se cache derrière tout cela, même si je n'ai d'autre preuve que ma conviction et s'il est probable qu'il aura usé d'intermédiaires pour qu'on ne puisse remonter jusqu'à lui. De plus, ma compagne, la mère du garçon, est toujours aux mains de ses sbires : je crains donc qu'il ne s'en prenne encore plus à elle, si daventure on lui cherchait des noises. Je préférerais autant qu'il me pense mort dans l'incident, afin d'endormir sa vigileance.

" Vous pourriez être plus spécifique ?" fit Willhem d'Angevin, interdit. " Je n'y comprends rien."
Le rôdeur secoua la tête.
" Le gamin dit qu'ils sont venus de Lunaros." reprit Emeraude. " Qu'ils ont été recrutés par un Ithilien. Si l'homme qui veut votre peau... ou vous veut vivant, apparemment, est ithilien, c'est de toute façon hors de notre juridiction. Il est intouchable tant qu'il reste là-bas. A moins que Luménis ne se décide enfin à aller les ramener dans le rang... Il n'y a aucun accord entre cette cité et le reste de l'île, à l'exception des cités de la côte est, qui jouent sur les deux tableaux... officieusement. Si votre amie est détenue à Ithilion, vous devrez aller la chercher par vos propres moyens... Comme ils ont essayé de vous récupérer par les leurs."
" Allez, dites-nous... Vous avez chanté un air qui lui a déplu ?" demanda Hugo.

Oh non, rien de tel : j'ai juste torturé et massacré une bonne partie de sa famille... songea-t-il.
Taliesin se garda bien de le dire à voix haute, cependant, et s'arracha un sourire.
-Pas exactement... Quoi qu'il en soit, s'il faut aller à Ithilion, j'irai. Mais, auparavant, j'ai des recherches à mener non loin de Luménis...
Les chances pour que Gabriel Kanter ait laissé sa sœur - et surtout Galathée - dans une zone d'Hélonna où il pourrait avoir maille à partir avec les autorités étaient peu élevées, d'autant plus qu'il le savait enfui du bagne. Toutefois, il préférait ne pas y penser : mener une expédition dans la cité rebelle était presque suicidaire. Il pourrait toujours essayer de recruter des hommes pour l'aider, bien sûr...
Fernell, d'abord. La maison dans le petit village... Il verrait ensuite. Il n'était pas en état de dresser de grands projets, devait se concentrer sur une chose à la fois, sur une étape, puis sur une autre...

L'officier fixait l'elfe sans rien dire. Emeraude avait l'air embarrassée, elle aussi. Quant à Hugo, il étouffa un bâillement dans la paume de sa main.
" Capturer une truite à mains nues n'a jamais été ma tasse de thé." dit finalement ce dernier. " Si vous nous racontiez plutôt ce qui s'est passé après qu'Emmy vous ait faussé compagnie. Le gamin nous a dit qu'ils avaient brûlé le corps du Manostien ? Quoi encore ? Vous êtes conteur, prouvez-le nous."