La Couronne de Cuivre

-Excellente idée, et je crois bien que je vais en faire autant... dit d'emblée Alaric. Laissez-moi juste le temps de boire un coup, et je vous accompagne.
Il se leva, sourit à la tenancière qui apportait déjà les digestifs - deux, en l'occurrence - et vida le sien d'une traite, avant de reposer le verre sur la table.
-Fameux, madame. Gardez-en encore un peu de côté, voulez-vous ?
L'aubergiste acquiesça, souriante, puis commença à siroter le liquide ambré. Le clerc, pour sa part, passait déjà son manteau.
-Vous avez ma parole que je ne vous importunerai pas...glissa-t-il à son supérieur.

Il était bien évidemment impossible de refuser, Albérich alla donc revêtir son manteau, qu’il avait abandonné dans la salle commune la veille, puis attendit Alaric à la porte. Une fois qu’ils furent tous les deux prêts, ils saluèrent l’aubergiste et gagnèrent la rue. Le vent était glacial et il les accueillit sans douceur, s’engouffrant dans tous les interstices de leur pelisse, agitant ce qu’il pouvait agiter, mordant, brutal, chargé d’une promesse de neige qui ne manquerait pas de se concrétiser dans la journée. Au-dessus des toits, vers la mer, d’énormes nuages sombres, en mouvement, déroulaient leurs volutes funestes, courant vers le rivage. L’Aubemestre songea qu’il n’avait jamais vu de ciel plus menaçant. Ou peut-être si, dans ces instants entre loup et chien, où l’horizon allait se mettre à rougeoyer pour le trahir, ailleurs, hier.
Il frissonna et s’engagea dans les ruelles terreuses, sans but précis, Alaric sur les talons. Ils étaient sans doute les seuls promeneurs, parmi ces villageois pressés qui rentraient chez eux ou couraient protéger leurs bateaux. Mais Albérich craignait les longues heures recluses qui s’annonçaient, emprisonné avec ses souvenirs, lesquels, il le savait, se feraient plus nombreux, plus monstrueux, au fur et à mesure que les forces lui reviendraient.

A chaque instant, le vent semblait forcir, se faire plus glacial, tandis que la mer de nuages engloutissait peu à peu l'azur terne qui subsistait encore dans le ciel, vers le sud. Les rares villageois qui s'attardaient encore dans les rues ne leur prêtaient pas la moindre attention : on les sentait inquiets, pressés de veiller aux derniers préparatifs avant la tempête puis de se calfeutrer chez eux, au chaud, à l'abri de la tourmente.
Alaric marchait quelque pas en arrière de l'Aubemestre, les mains dans les poches, observant les alentours d'un air paisible. Il aspirait l'air frais à grandes goulées, un sourire tranquille aux lèvres. Si c'était un masque, il était un excellent comédien... En tout cas, il ne fit rien pour presser son supérieur de revenir au gîte : il le suivait simplement, paraissant trouver un réel plaisir dans leur petite promenade.

Albérich marcha jusqu’au front de mer et au petit port encastré dans la côte rocheuse. Le vent y était plus fort qu’ailleurs, l’approche de la tempête spectaculaire, mais il laissa les images de la nature courroucée et des efforts fébriles des humains qui allaient l’affronter s’imprimer sur sa rétine et dans son esprit, comme une sorte d’écran au reste, ballet tendu, préparatifs de combat. La beauté de l’orage était époustouflante, le renvoyant à sa médiocrité personnelle comme l’immensité grise de l’océan l’avait fait la veille. Il y avait de quoi être paralysé ou englouti, et il resta hypnotisé quelques secondes, à regarder les volutes obscures se dérouler sur le ciel clair, le dévorant peu à peu. Autrefois, il aurait souri et songé au soleil qui reviendrait. A l’instant, il se sentait juste fasciné par l’envoûtant spectacle des ténèbres.
Ce n’est qu’une tempête, songea-t-il. Rien d’autre. Personne ne souffle sur la tourmente pour nous l’envoyer, personne ne l’invoque, personne ne cherche à nous corrompre.
Autour de lui, des hommes couraient, vérifiant les amarres de leurs petits bateaux de pêche, en sortaient ce qui risquait de s’envoler et de se perdre dans le blizzard. Puis, petit à petit, ils battirent en retraite vers l’intérieur du village et ses maisons de pierre, un par un, col et capuche relevés, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques attardés, l’Aubemestre et son garde du corps.
Albérich prit conscience du froid pénétrant, de la virulence de la bise, comme s’il s’arrachait à un songe. Il s’humecta les lèvres et les trouva sèches, légèrement salées ; son nez était gelé et il le frotta du bout des doigts, avant de faire volte-face, abandonnant la sarabande des vagues de plus en plus hautes qui venaient se fracasser sur la digue de rochers, pour retrouver la chaleur inquiète de l’Auberge de la Houle.

Alaric referma la porte derrière eux, repoussant au dehors bourrasques et air glacé.
L'auberge était tout aussi déserte qu'à leur départ : on ne voyait plus trace de l'aubergiste. Tallad était là, cependant, assis près du feu. A leur approche, il leva la tête, posa sur son comparse un regard interrogateur auquel le colosse répondit par un simple haussement d'épaules, sans rien ajouter. Puis il se débarrassa de son manteau et, après avoir jeté un coup d'œil à Albérich, rejoignit le coin de l'âtre. Fouillant dans ses poches, il en tira une pipe et une tabatière d'argent, ce qui lui valut un nouveau regard d'Alaric. Etonné, celui-ci.
-Ben quoi ? fit le clerc, amusé, en battant du briquet. J'ai été relevé de mes vœux, j'aurais tort de ne pas en profiter... Si vous en voulez, Aubemestre, j'ai assez de tabac pour deux. Voir plus.

Albérich sourit mais refusa d’un mouvement de la tête. Il resta un instant planté au milieu de la salle commune, ne sachant pas très bien quoi faire de lui-même. Il n’imaginait pas demeurer auprès de ses pairs, plongé dans le silence, miné par l’inertie. Une chambre pour une autre, il s’esquiva vers les étages, évitant de regarder en arrière et de surprendre le énième échange silencieux entre ses gardiens.
Il se déchaussa et alla ouvrir grand les rideaux de la fenêtre. Le ciel tourmenté avait envahi tout l’horizon. Les maisons semblaient minuscules et vulnérables sous ce maelström de nuages, qui semblait plus dense que la terre elle-même. L’Aubemestre se pencha sur son sac, le vida sur le lit, se souvint qu’il n’avait finalement pas emporté son journal.
Tu n’aurais rien pu écrire, tu le sais.
Il s’assit donc à la petite table vide, posa les coudes sur le bois, le visage entre ses mains et demeura immobile.
Il n’était plus assez faible pour succomber à l’épuisement. Il n’avait pas emporté de valériane. Il était condamné à l’éveil, aux images invoquées par l’éveil. Il se leva brusquement, descendit les escaliers à la hâte, oubliant ses bottes, et alla frapper à la porte de service qui menait aux cuisines, évitant à nouveau, de croiser le regard de ses compagnons.

-J'arrive, fit une voix de l'autre côté de l'huis.
Des bruits de pas, et la porte s'ouvrit. Les cuisines étaient silencieuses, obscures : la tenancière ne s'était pas encore mise aux fourneaux. Après tout, ce n'était que le début d'après-midi...
En voyant qui avait frappé, la femme haussa les sourcils.
-Et bien ! dit-elle doucement, un sourire en coin. Serait-ce que vous désireriez un repas supplémentaire ? Cela ne m'étonnerait qu'à moitié, vu votre diète ces temps derniers...

Albérich secoua la tête avec un sourire embarrassé.
« Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait manger davantage en une journée que je ne l’ai fait en une semaine, auparavant. » dit-il. « Mais ce n’est pas la raison de mon intrusion. Non, la requête va vous sembler étrange… Je me demandais si vous n’auriez à me faire faire, n’importe quoi qui puisse m’occuper les mains, idéalement l’esprit. Je ne suis pas expert à grand chose, mais je me dis que dans une demeure aussi vaste, les menus travaux ne doivent pas manquer. Je voudrais m’arracher à cette inactivité forcée… »

Son haussement de sourcils s'accentua.
-Ben là, vous m'en posez, une colle... lâcha-t-elle. Je n'ai pas l'habitude de faire travailler mes clients...
Elle jeta un regard par dessus l'épaule du clerc.
-Vous ne voulez pas vous distraire avec vos amis ? Le petit est plutôt du genre taiseux, mais le grand, c'est un jovial... Enfin, j'imagine que vous y avez déjà penser. Et, effectivement, rester devant la cheminée à fumer la pipe, ce n'est pas vraiment un truc pour se changer les idées...
Elle s'interrompit, réfléchit quelques instants.
-Hum... Vous pourriez... Apporter du bois de la réserve et le mettre près de l'âtre... Sinon... Et bien, sinon, à part vous faire éplucher des patates, peler des pommes pour le repas de ce soir, j'avoue que je sèche. A part vous, je n'ai aucun autre client, les chambres inutilisées sont bouclées... Non, je ne vois que ça, décidément.

« Je crois que je vais m’attaquer à vos tubercules, dès lors. » fit-il avec un léger sourire. « Je ne suis pas certain d’être capable de porter plus d’une bûche à la fois. »
Il profita de sa surprise pour se glisser dans la cuisine et prendre place à la grande table de bois sombre qui en occupait le centre, devant les fourneaux. Il ne se souvenait plus de la dernière fois qu’il avait pelé une pomme de terre. Il sourit en imaginant la mine scandalisée qu’aurait faite Dame Dithazir en réalisant que c’était à ce genre d’activités qu’il s’adonnait désormais. Il était toujours, jusqu’aux dernières nouvelles, un des trois, des quatre peut-être, dignitaires les plus hauts placés de l’île. Et comme il l’avait espéré, éplucher les légumes lui demanda toute sa concentration. Mais il s’y trouva bien, focalisé sur ses doigts, le petit couteau, les courbes de la pomme de terre, la marmite d’eau glacée, les monceaux de peau boueuse qui s’entassaient devant lui. C’était peu de choses, tellement rien, beaucoup auraient grommelé à l’idée d’y passer leur après-midi… Il se sentait près à en affronter deux champs pleins.

-Hum, je crois que vous pouvez vous arrêter là... dit soudain la tenancière.
Elle s'était absentée alors qu'Albérich s'était mis à l'ouvrage et, concentré sur son travail, il n'aurait su dire combien de temps avait passé. Un indication, peut-être, pouvait être tirée de l'imposant tas de pommes de terre épluchées qui s'élevait à côté de lui.
-Je crois qu'on en a pour trois jours, au bas mot... reprit la femme. Mais je ne vais pas m'en plaindre. J'espère juste que vous ne deviendrez pas allergiques aux patates... Hum, vous voulez d'autres passes-temps du genre, ou vous préférez... Varier ? J'ai des cartes, des dés, pour vos amis et vous, si cela peut vous convenir...

Il secoua la tête.
« Je ne veux pas encombrer votre cuisine. Je conçois qu’il s’agit là de votre repaire personnel et je m’y suis incrusté. Je suis désolé si ma présence vous incommode… » commença-t-il. « Cependant, si vous survivez à l’intrusion, j’aimerais autant m’occuper des pommes dont vous avez parlé plus tôt, ou de plumer un chapon, ou autre chose du même acabit. Je peux aussi le faire à côté, si vous voulez récupérer votre espace… Je ne fuis pas mes compagnons, je n’ai juste pas la tête à jouer. »

La tenancière le dévisagea un instant.
-Dites-moi... Par hasard, ne serait-ce pas d'un excès de travail dont vous seriez venu vous remettre ici ? Êtes-vous du genre à ne vous arrêter qu'au bord de l'épuisement ? Et à recommencer le labeur sitôt repris quelques forces ?
Son ton était amical, en rien moqueur.
-Mais je veux bien vous donner les pommes. Après tout, je suis là pour veiller à la satisfaction de ma clientèle... Et, qui sait, peut-être songerai-je à généraliser le concept que vous venez d'inaugurer. "L'hostellerie où l'on fait tout soi-même". Je suis sûr que cela pourrait marcher...
Elle sourit.
-En tout cas, vous ne me gênez en rien. Pour tout dire, vous me rendez service. Je n'ai pas exactement la tête à la cuisine. Et je n'ai jamais beaucoup aimé cette bâtisse, l'hiver, si vide... J'aime le monde, les gens. Alors, non, vraiment, vous ne m'embêtez pas.

« Dans ce cas… » murmura-t-il. « Il faudra juste que vous m’indiquiez comment vous les voulez. »
Il se mit au travail, suivant les directives de la tenancière. Il était bien conscient de ne pas constituer l’interlocuteur rêvé pour une femme seule en mal de compagnie, mais il ne pouvait pas en faire plus. Il se sentait étrangement serein de pouvoir prendre ces quelques heures anodines, anonymes, en un lieu où personne ne lui renvoyait ce qu’il aurait dû être, ce qu’il avait été. L’aubergiste trouvait naturellement curieux qu’il lui vole sa cuisine, mais elle ne pouvait pas savoir à quel endroit il aurait dû se trouver… A moins que… Alaric était devenu à ce point bavard qu’il avait peut-être offert un complément d’information à leur hôtesse. Cette simple pensée le glaça d’horreur, et soudain, la chaleur de la cuisine lui sembla moins vive, comme si les ombres avaient commencé à la coloniser. Il entendit le vent plus fort, sentit la sueur lui baigner brusquement les omoplates comme son cœur s’accélérait.
Profite de l’instant de répit, se morigéna-t-il, sans grands effets.
Il se concentra sur la pomme qu’il tenait, espérant que son trouble soudain était passé inaperçu.

Si tel ne fut pas le cas, la femme n'en laissa rien paraître. Elle ne se plaignit pas non plus de son mutisme, ne chercha en rien à alimenter la conversation, vaquant au contraire à ses diverses occupations : alimenter les fourneaux, préparer la viande, l'assaisonnement... Lorsque le clerc eut terminé avec les pommes, elle le mit à contribution pour d'autres menues tâches. Bientôt, cependant, il n'y eut plus rien à faire. Plus rien d'autre qu'attendre que le repas cuise.
-Merci pour votre coup de main... dit finalement la tenancière. Je crois qu'on n'aura pas à cuisiner avant demain soir. Mais abondance de bien ne nuit pas, comme on dit, et il est agréable de pouvoir se remplir l'estomac alors qu'il vente et neige au dehors. Enfin, il n'en reste pas moins que je vais avoir de la peine à vous trouver autre chose à faire...

« Ne vous chagrinez pas pour si peu. » murmura Albérich en se levant. « Vous m’avez déjà très bien occupé pour aujourd’hui. »
Il s’immobilisa cependant avant de passer la porte.
« Mais je viendrai vous aider pour la vaisselle… » ajouta-t-il.
Il regagna ensuite la chaleur de la salle commune, où se trouvaient toujours ses deux acolytes. Il répondit d’un calme sourire à leurs regards, puis s’esquiva à nouveau vers les hauteurs. Il se sentait mûr pour une petite sieste avant le repas et il s’allongea sur le dos, jambes pliées, lorgnant le plafond rayé de poutres de la petite chambre. Il finit par examiner ses mains, rougies par le travail, une coupure dans le pouce gauche qui ne saignait plus, une autre un peu plus profonde dans le majeur. Ses manches descendirent, révélant ses poignets. Il avait l’impression que la marque des chaînes était encore visible, mais c’était impossible. C’étaient de ces menues traces que les soins qu’on lui avait administrés s’étaient chargés en premier lieu. Il ne restait pas la moindre cicatrice des coups de fouet. Aucune ombre, aucune flétrissure. Tout avait été avalé par ces concoctions et ces mots de pouvoir magiques, qui effacent la souffrance en une seconde, la reléguant à l’oubli. Sans effets sur l’âme. Peut-être certains échappaient-ils au souvenir, privés de signes tangibles de ce qui s’était produit. Albérich savait que c’était impossible dans son cas, d’autant qu’il restait l’innommable brûlure sur son épaule pour lui marteler sans cesse qu’il avait été en leur pouvoir. De plus, ce qu’il avait subi physiquement n’était rien en comparaison de ce qui lui avait été arraché. Les marques sur ses poignets étaient invisibles, mais il les verrait toujours. Il ferma les yeux pour bannir l’image de son propre corps, mais celles-ci lui revinrent en force dans les ténèbres rouges de ses paupières. Il crispa les poings contre son ventre pour faire taire le cri qui s’y nichait.
Dors, s’ordonna-t-il. Dors, bon sang, dors, imbécile !
Mais le tourbillon tournait de plus en plus vite, de plus en plus violent, le vent soufflait, les volets claquaient… Il se laissa pleurer pour purger une partie de sa haine, jusqu’à ce que ses sanglots silencieux l’épuisent et le fassent basculer. Puis il dormit enfin.

Il s'éveilla comme on toquait doucement à sa porte.
-Le repas est servi et n'attend plus que vous... fit la voix paisible d'Alaric.
Son ton tranchait étrangement avec les échos de la tempête qui sévissait au dehors. Le vent hurlait, assourdissant malgré les fenêtres closes, semblant ébranler le bâtiment jusqu'à ses fondations. Ne filtrait plus la moindre trace de lumière : il faisait nuit noire.
La salle commune était brillamment éclairée, en revanche. Le feu crépitait joyeusement dans l'âtre et l'on avait allumé des candélabres, comme si leurs flammes pouvaient maintenir au dehors la fureur du temps. Alaric s'était déjà installé à la table dressée à leur intention. Tallad, quant à lui, se tenait près de la porte, comme s'il guettait quelque chose au milieu du vacarme extérieur. Quant à la tenancière, elle était en train d'apporter le premier plat. Et du vin; à la joie manifeste du colosse.

Albérich se glissa à table, l’esprit encore un peu embrumé. Il avait l’impression de ne pas avoir rêvé, sinon de tempête. Peut-être était-il alors à bord d’un navire, malmené par les grands vents. Il avait en tout cas l’impression de toujours s’y trouver, tant la violence de la tourmente était omniprésente, en dépit des mille feux que l’on avait allumés pour repousser la nuit. S’y ajouta l’odeur capiteuse du repas, ce qui acheva de lui donner un étrange mal de mer. Il avait cependant l’intention de faire honneur à ce que la tenancière leur avait préparé, dans la mesure de ses possibilités. Les menus travaux de l’après-midi l’avaient revigoré, mais la solitude et le sommeil étaient passés par là, et il se sentait à nouveau désoeuvré, abruti, terriblement perdu et mortellement fragile.

Avec aplomb, Alaric proposa à leur hôtesse de se joindre à eux pour le repas. Celle-ci protesta, évidemment, mais fini par se laisser convaincre, comme elle s'était laissé convaincre de permettre à Albérich de l'aider. Elle s'assit donc en leur compagnie, bientôt rejointe par Tallad, et le dîner put commencer.
Sans être digne d'un chef, il s'avéra plutôt bon : la tenancière n'était pas cuisinière, avait dû apprendre à suppléer pendant l'hiver le cuistot qui œuvrait durant la belle saison. Mais elle s'en tirait bien.
Le vin, pour sa part, paraissait être un grand cru. Il n'y avait qu'à voir la mine ravie d'Alaric lorsqu'il le goûta. Il s'enquit d'ailleurs de la manière dont l'hostellerie se fournissait, et ils apprirent alors qu'elle recourrait aux offices d'un sommelier de Luménis. L'auberge de la Houle était une maison renommée qui s'efforçait d'être à la hauteur des attentes de sa clientèle huppée...
Tallad, pour une fois, se laissa tenter, de même que la tenancière. Et, bien sûr, on proposa à Albérich de remplir son verre.

Albérich déclina d’un geste et resta silencieux pendant la majeure partie du souper, ne répondant qu’aux sollicitations directes. Alaric était disert, apparemment ravi d’animer le repas, et de divertir leur hôtesse. L’Aubemestre nota qu’il était particulièrement doué pour éluder les questions qui en auraient trop révélé sur leur identité. Mais la tenancière de l’auberge, dont il n’avait aucune idée du nom, réalisa-t-il avec un peu d’embarras, n’était pas femme indiscrète, et elle se contenta de ce que le clerc avait à lui offrir. Albérich était impressionné par cette métamorphose, il n’avait jamais contemplé cette facette de son confrère. En même temps, il ne l’avait jamais réellement fréquenté. Il n’avait jamais fréquenté aucun d’eux, accaparé par les mille et une nécessités des taudis, où il dormait plus souvent qu’à son tour, ne rentrant au Temple que pour faire acte de présence.
Il y a un millénaire, songea-t-il, contemplant son assiette avec un vague dégoût.
Il avait réussi à manger une demi-pomme de terre, deux quartiers de pomme, mais l’unique bouchée de viande qu’il avait ingurgitée avait manqué l’envoyer aux latrines. Sans doute était-ce sa couleur, encore un peu trop rosée, rougie, ce sang qui se mêlait au sucre des fruits et au beurre fondu.
Il se perdit dans cette contemplation culinaire un peu hypnotique, émergea en fin de repas comme tout le monde s’apprêtait à débarrasser. Il accepta la tisane apaisante qu’on lui proposait, après tout la rage du ciel risquait de les rendre tous insomniaques, et s’attarda encore quelques minutes dans la chaleur des autres, tâchant de s’intéresser à la conversation tout en ayant la profonde impression de n’en rien retenir, comme s’il s’agissait d’un courant d’air qui le frôlait puis s’évanouissait. Au moment où l’aubergiste se leva, Alaric proposa de lui donner un coup de main pour la vaisselle, et Albérich en profita pour saluer tout le monde et battre en retraite vers sa chambre. En grimpant les marches, il eut à nouveau la sensation d’être sur un voilier affrontant la tempête, mais il gagna la pièce qui lui servirait de cabine pour la nuit et tâtonna, comme la veille et l’avant-veille, jusqu’au bord de son lit. Quelques minutes plus tard, il se calfeutrait sous les couvertures, espérant que le sommeil ne se déroberait pas trop longtemps.

Malheureusement, se dérober, c'est ce que le sommeil parut d'abord vouloir. Chaque fois qu'Albérich était sur le point de sombrer, quelque chose l'arrachait aux limbes : un claquement de volet, un hurlement sauvage du vent, le craquement d'une poutre, au dessus de sa tête. La tourmente ne paraissait pas vouloir desserrer son étreinte. Au contraire, si telle chose était possible, elle semblait s'accentuer, semblait vouloir ne laisser de la bâtisse qu'un tas de planches brisées.
Longtemps, il veilla, accompagné par les assauts de la tempête. Il entendit le pas de ses compagnons regagnant leur chambre. Au moins l'un d'entre eux, en tout cas. Il entendit l'hostellerie s'endormir. Bientôt, il n'y eut plus le moindre signe de vie. Juste le gémissement des planches, de la toiture, des murs soumis à rude épreuve, partout autour de lui.
Et lorsqu'enfin, une éternité plus tard, il se mit à dériver...
Il y eut d'abord le néant. Le noir. Le silence. Si présent qu'il paraissait oppressant, si tangible qu'il semblait pouvoir se couper au couteau. Puis il y eut une voix. Basse, profonde. Plus tout à fait inconnue.
Il n'était pas question d'écho, cette fois. Pas question de dialogue. La voix entonnait un poème, mêlant à son ton régulier des accents chantants. goguenards...

Il était une mouette
Un ours souriant
Une fouine muette
Sur un crabe veillant.

Un crabe, un coquillage ?
Peu importe en vérité...
Autrefois un enfant sage
Vide à présent, décharné.

Qui pour le remplir ?
Qui pour se vider ?

Une mouette très malade... fit la voix d'Alaric, enjouée.

Il était une mouette
Un ours souriant
Une fouine muette
Sur un crabe veillant.

La vieille mouette n'est plus
Piquée, picorée, déchue.

Un crabe, un coquillage ?
Peu importe, en vérité.
Car malgré le carnage
Par rien n'est habité.

Qui pour le remplir ?
Qui pour se vider ?

Une fouine muette
Ne pourra pas crier...

A nouveau, cette douleur déchirante dans l'épaule qui l'arrachait au songe, irradiant de son feu brûlant jusqu'à la moindre fibre de son corps. Mais pas de cri, cette fois, pour accompagner son réveil.
Juste les hurlements du vent.
Et le silence de la bâtisse endormie.

Albérich se leva d’un bond, repoussa les couvertures, courut, poussa la porte et se retrouva dans le couloir avant même d’avoir réalisé ce qu’il était en train de faire. Hors d’haleine, tremblant, l’épaule en feu, il tituba sur quelques mètres, à quatre pattes, et finit par se plier en deux pour arracher sa chemise. Il avait l’impression que l’étoffe collait à la plaie encore vive, amplifiant la douleur, et il jeta le vêtement sur le sol, avant d’essayer de se redresser. Les vers du poème résonnaient dans son crâne, mélangés, discordants, il avait la sensation d'avoir la tempête en son sein, qui le repoussait vers le sol.

Des bruits de pas. Rapides.
Une lueur diffuse qui alla s'amplifiant.
Et bientôt, Alaric fut là, le dominant de toute sa taille, une bougie à la main. Déjà, il se penchait, la mine perplexe sinon inquiète, les yeux rivés sur le conseiller.
-Besoin d'aide ? se contenta-t-il de souffler.
La douleur était en train de partir. Ce n'était plus qu'une vague brûlure sans cesse décroissante, une brume de souffrance dispersée par le vent qui soufflait toujours.
Hurlait.

Albérich prit appui sur le bras d'Alaric pour se redresser, le souffle court, et fut animé de plusieurs tremblements avant de parvenir à tenir seul debout.
" Un cauchemar..." murmura-t-il, assourdi par la tempête.
Ses doigts se crispèrent sur la tunique du clerc, comme la terreur le reprenait, vague de fond, comme les mots prononcés par l'ombre revenaient, mélangés, insidieux, chargés d'une violence à peine contenue, d'une violence...
" Tallad..." finit-il par murmurer, infime filet de voix. " Est-ce que Tallad va bien ?"
Quelque part au fond de lui, une partie de son être le maudit d'avoir posé la question.

Alaric fronça les sourcils mais posa sa large patte sur le bras du conseiller, le serra doucement.
-Du calme... Tallad va bien, je viens de le quitter. Comme ni lui ni moi n'avons réussi à fermer l'œil à cause du vacarme, nous sommes redescendus dans la salle commune et nous y jouons aux cartes depuis... une éternité.
Il sourit.
-La tempête nous rend tous nerveux. Mais pour l'heure, tout est calme à l'intérieur, vous pouvez être tranquille là-dessus.

« Bien sûr. » murmura Albérich, sans pour autant parvenir à réellement le croire. « Bien sûr. »
Il secoua la tête, prit appui contre le mur et retourna vers la porte de sa chambre.
« Je vais retourner… retourner me coucher, oui. »
Il frissonna, se baissa pour ramasser sa chemise en boule sur le sol et réalisa qu’en tournant le dos à Alaric, il lui exposait son épaule meurtrie, qu’il craignait presque phosphorescente, diffusant son message sinistre comme une luciole funeste dans les ténèbres. C’était ridicule, et il faisait trop sombre. Même si le clerc parvenait à deviner quelque chose, il n’y verrait sans doute rien. L’inquiétude le fit hâter le pas et il se glissa dans sa chambre, regagnant son lit à la hâte.

Alaric demeura un instant immobile dans le couloir, hésitant. Puis ses pas firent craquer les lattes du plancher et il se glissa dans la chambre de l'aubemestre, sans toutefois en quitter le seuil.
-Pardonnez mon intrusion, mais... Ne préféreriez-vous pas descendre et rester avec nous, cette nuit ? s'enquit-il doucement. La tempête est propice aux mauvais rêves, au noires pensées... Contre ça, pas de remède miracle, mais un bon feu et de la compagnie ne sont sans doute pas les pires choses, en la circonstance. Je vous promets que nous ne vous ennuierions pas...

Albérich se figea. Hésita une seconde.
« Je… Vous avez peut-être raison. » murmura-t-il d’une voix enrouée.
Il repassa lentement sa chemise avant de regagner le couloir, évita de croiser le regard d’Alaric et le laissa prendre la tête alors qu’il atteignait l’escalier. L’Aubemestre sentait son cœur cogner dans sa poitrine, l’angoisse se diffuser à toutes les fibres de son corps, mais sans doute le clerc avait-il raison, peut-être la présence d’autrui lui changerait-elle les idées. Il ne se serait sans doute pas rendormi, de toute façon. La tempête faisait toujours rage autour d’eux, plus violente, plus tonitruante que jamais.

Ils atteignirent bientôt la grand salle. Il y faisait chaud et clair, ce qui tranchait avec les ténèbres glacées de l'étage. Tallad se tenait assis près de la cheminée, dans le petit espace que lui et son comparse s'étaient aménagés, tirant chaises et table afin de pouvoir jouer au plus près des flammes. Lorsqu'il aperçut Albérich, il sourit et se fendit d'un signe de bienvenue. Manifestation d'autant plus étrange qu'elle ne lui était en rien coutumière.
-Vous voulez boire quelque chose ? dit Alaric en désignant un pichet fumant. Rassurez-vous, ce n'est pas de l'alcool. Nous sommes en service, tout de même ! C'est juste du thé.

Curieusement, la manifestation d’amitié de Tallad mit Albérich mal à l’aise. Il n’avait jamais été intime des deux clercs qui l’avaient accompagné, mais leur comportement, tout en restant parfaitement approprié à la situation, ne cessait de le surprendre.
Peut-être est-ce la peur, songea-t-il en rejoignant leur abri, la peur nous change inexorablement.
Et si Marcus s’était trompé ? S’il avait sélectionné deux clercs avides de vengeance, deux intrus… Shar aime les sentiers détournés, les pièges, les trahisons. Tu ne sais rien d'eux, finalement. Si peu de choses. Des détails. Des silhouettes qui traversent une vie, il est si simple de succomber... Si simple de haïr.
Il frémit, refusa la boisson qu’on lui offrait, et s’installa non loin, dans leur sphère sans en être. Il n’avait pas l’intention de se mêler à leurs activités, juste de profiter de leur présence. Même s’il était de moins en moins sûr qu’elle lui fasse le moindre bien. Il désirait maintenant ardemment que cette tempête s'apaise au plus vite et qu'ils puissent rentrer à Luménis.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Belles-Vagues

Quête : Brumes

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Re : [Lieu] Belles-Vagues

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