La Couronne de Cuivre

Le Val des Mille Campanules. Dès l'aube suivante.
Un pas de géant.
L'elfe dévisagea la petite fille, presque interdit. Il ne comprenait toujours pas pourquoi elle leur venait en aide. Il était loin, le temps où il pensait être important, avoir un rôle à jouer dans l'ordre des choses. S'il l'avait jamais pensé, ce dont il doutait, malgré toutes les illusions, tout l'idéalisme qui l'habitait autrefois. Lesquels avaient sans doute inquiété, sinon désespéré son maître. Aujourd'hui, il se savait quantité négligeable, pion insignifiant balloté sur le flot du destin.
Pourquoi l'aider, alors ?
La réponse, il ne l'aurait sans doute jamais. Il ne pouvait qu'accepter ce secours. En tirer les leçons. Témoigner de la gratitude, enfin, malgré la méfiance qui ne s'était pas totalement dissipée. Malgré les doutes qui subsistaient quant à la suite de leur voyage. Il était facile de s'enflammer, de se raccrocher à un espoir brûlant lorsqu'on avait des éléments tangibles sous les yeux. Facile et dangereux. Il connaissait trop le goût amer des désillusions....
Il y aurait un grand sacrifice à consentir dans le havre fleuri. Le prix du bonheur.
Restait à se montrer à la hauteur.
Il s'arracha tant bien que mal à ses pensées lorsqu' Ombeline s'adressa à lui. Il observa les griffons. L'ânon. Refit face à l'elfe.
-S'il est d'accord, je n'y vois pas d'inconvénient. Mais c'est à lui de décider, pas à moi.
Le voyage ne manquerait pas d'être éprouvant pour l'enfant. Terrifiant, même. Mais sans doute en avait-il déjà discuté avec Méli... Dans tous les cas, sitôt qu'il aurait donné son avis, ils pourraient partir. Il avait rassemblé toutes ses affaires.
Débuterait alors leur voyage aérien.
Un pas de géant. Vers un avenir incertain.
Mais pas dénué de lumière, s'il triomphait de ce qu'il était devenu.

Méli sourit et se tourna vers l'âne. Ce dernier s'approcha, vaguement inquiet, jeta un coup d'oeil vers Taliesin pour quêter son approbation, puis présenta son dos à Ombeline. Les elfes se mirent rapidement en mouvement. Ils couvrirent Victor de la couverture magique que Taliesin avait définitivement empruntée à Ada, puis la lui lièrent autour du corps à l'aide de cordes légères, avant d'en dégager une qu'ils tressèrent pour former une sorte de harnais suspendu.
" C'est très sûr, il ne faut pas s'inquiéter." dit Ombeline en croisant le regard de Taliesin.
Ils en firent de même pour la mule aveuglée, puis l'entravèrent. Méli se tourna vers Victor et à nouveau, l'enfant et l'ânon semblèrent en grande discussion silencieuse. Le petit garçon secouait ses longues oreilles et la fillette était figée, comme pétrifiée. Elle finit pas acquiescer.
" Le bandeau, pas les entraves." dit-elle aux elfes, qui s'approchèrent de Victor.
L'ânon lança un dernier regard au barde avant qu'il ne soit aveuglé à son tour.
" Vous voilà prêt pour le départ." fit Méli à Taliesin, avec son doux sourire. " Cramponnez-vous mais ne priez pas les Dieux. Les Griffons sont susceptibles."
Elle rit doucement.
" Vive-Bourrasque va vous porter. Chantez-lui des chansons d'amour, elle est sentimentale."
Le Griffon noir s'ébroua et s'agenouilla près de lui.

Le barde demeura un instant immobile, ne sachant trop que faire, que dire. N'imaginant grimper sur la créature en étant demeuré muet. N'osant se perdre dans un long discours aussi vain que malhabile.
Décidément, c'était à se demander s'il était encore barde.
-Merci... fit-il simplement.
Un unique mot. Mais il ne voyait pas mieux. C'était une réponse étrangement similaire à celle qu'il avait faite à Ava, bien des jours plus tôt. IL ne pouvait qu'espérer que les conséquences ne seraient pas aussi désastreuses. N'en doutait pas vraiment.
Il passa près de Victor. Lui caressa un moment le chanfrein. Puis il se dirigea vers Vive-Bourrasque.

" Bonne route à vous." fit Ombeline, en inclinant la tête. " Peut-être nous reverrons-nous à Loth Imharil."
Méli applaudit en sautillant.
" J'aimerais bien, oh oui ! Je suis certaine que Victor est très séduisant, quand il est humain !" s'exclama-t-elle avec enthousiasme.
L'ânon répondit d'un braiment strident, ce qui fit rire la petite fille. Elle courut vers lui et lui planta un baiser sur le nez. Il recula d'un bond maladroit, manifestement scandalisé. Méli rit de plus belle.
Le griffon rouge s'approcha de la mule et saisit le harnais dans ses pattes d'aigle avant de s'élever d'un bond dans les airs. La bête de somme poussa un cri déchirant et se tortilla en tout sens, mais entravée comme elle l'était, elle ne put pas faire grand chose et finit par se calmer. Victor n'en menait pas large, mais le griffon blanc ne lui laissa pas le temps de s'angoisser longtemps, l'emportant une seconde plus tard. Il resta silencieux, gigota à peine, même si son petit corps suspendu apparut raide comme une branche.
Restait Taliesin.

Bien qu'il s'efforçât de paraître impassible - il semblait que ce soit devenu son activité principale au cours des dernières semaines - Taliesin devait avouer qu'il n'en menait pas large avant même que le griffon ne prenne son envol. Ce fut encore bien pire lorsque Vive-Bourrasque, d'un bond, se propulsa dans le ciel matinal. En moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, en quelques battements de ses ailes gigantesques, elle avait déjà atteint des hauteurs qui parurent vertigineuses au barde... Mais qui ne firent qu'augmenter.
Tandis que le vent sifflait à les oreilles, il se cramponna à toute force aux plumes de la créature, regrettant de ne pas avoir été attaché sur son dos, trouvant que ses prises étaient bien précaires, malgré leur apparente solidité... Il se surprit même à fermer les yeux pour masquer le sol qui s'éloignait toujours, les silhouettes indistinctes des tentes, le lac...
Tu ne vas pas pouvoir rester aussi crispé tout au long du voyage... songea-t-il.
Sans doute que non. Mais, pour l'heure... il ne pouvait pas faire autrement.

Et petit à petit, au fur et à mesure qu'ils croisaient dans le ciel hivernal, Taliesin parvint effectivement à se détendre. Il réalisa que le souffle des ailes ne le déséquilibrait pas tant que ça, chassant plutôt vers l'arrière, que le dos de la bête était plus large qu'imaginé, plus confortable, qu'il pouvait en fait lâcher sa prise sans risquer de tomber. Une fois qu'ils eurent atteint une certaine altitude, les Griffons volèrent avec plus de régularité et de souplesse, glissant en ligne droite dans l'air glacé. Car le principal souci était le froid pénétrant, qui s'immisçait par tous les interstices de ses vêtements, et lui donnait l'haleine blanche.
Sous l'elfe, le panorama défilait à une vitesse vertigineuse, montagnes blanches et grises, à la fois grandiose et répétitif. Ils allaient droit vers l'ouest, sans se soucier de rien ni de personne, sinon des nuages et des rafales de vent, parfois imprévisibles. Mais le ciel était plutôt dégagé.
Si jamais Taliesin avait été poursuivi par les gardes de Gargouille, il les avait vraisemblablement, désormais, semés.

Aiguilles acérées, sommets arrondis, plaines larges ou ravines si étroites que la lumière ne parvenait pas à s'y glisser. Panorama chaotique et magnifique, immaculé sous les rayons du soleil, qu'ils survolaient à une allure folle. Ce n'est que peu à peu que Taliesin prit conscience du temps et des efforts que leur aurait imposé un trajet à pied, de l'aide inestimable dont ils venaient de bénéficier.
Il y avait eu Mélégorn, loyal et efficace. La perverse Ava, traître et retorse. Et à présent, le peuple du Griffon. La petite Méli semi-dragon qui avait lu en lui sans qu'il put rien lui cacher... et décidé de le soutenir malgré tout. Les choses, vu sous cet angle, paraissaient plus qu'équilibrées, la malchance plus que compensée...
Bien sûr, Victor n'était pas redevenu lui-même. Galathée n'était pas avec eux. Mais ils rencontreraient les druides fées, dans le Val. Retrouveraient les elfes à Loth Imrahil, dont ils pourraient attendre du soutien, indéniablement, si la petite s'y trouvait. Les épreuves ne manqueraient pas. Seraient douloureuses. Elle l'avait plus que sous-entendu... Mais, sans doute grisé par l'altitude et la vitesse, le barde se sentit peu à peu gagné par un irrépressible élan d'optimisme. Et il choisit de s'y abandonner, de profiter de ce répit, de cette énergie étrange qui l'envahissait et l'aidait à lutter contre le froid.
Son principal ennemi, c'était lui-même. Sa lassitude. Son découragement. Lui-même, pas les autres. Il devait retrouver ce feu qui l'animait jadis. Que Galathée avait su attiser. Un feu que les difficultés ne devaient plus souffler, jamais.
Victor avait la foi. Même sous sa forme animale. Il avait fait front, malgré tout ce qu'il avait subi, perdu. Il ne pouvait pas faire moins.
Il souffrirait encore. Douterait, indéniablement. Même en cet abri fleuri qui, peut-être, sauverait l'enfant du sort dont il était victime. Il le savait. N'en avait pas peur, en cet instant... Tout en étant conscient que cela ne durerait pas.
Il ferait face, cependant. Pour l'enfant. Pour la rôdeuse. Tiendrait bon, irait de l'avant.
Quoi qu'il lui en coûte. Eux méritaient qu'ils le fasse, si lui-même ne le méritait pas.
Aiguilles acérées. Sommets arrondis. Vallées et ravines. La neige, partout, inviolée. Le monde défilait sous eux, tandis qu'ils volaient vers la prochaine étape de leur voyage... Vers un futur qui n'était peut-être pas aussi sombre qu'il ne l'avait pensé, dans son opiniâtreté glacée, désespérée...
Le froid, peu à peu, engourdit ses pensées, les figeant sur cet enthousiasme qui se fit plus diffus sans réellement disparaître. Et, lentement, les ombres s'allongèrent, tandis que le soleil s'approchait de l'horizon.
La nuit serait bientôt là.
Elle était là, obscurcissant le monde. Mais pas son âme. Pas encore. Il avait pris confiance en sa monture. Etait persuadé de ne pas tomber. Ce qui ne l'empêcherait pas de rester éveillé, pensa-t-il. La crainge de glisser maintiendrait ses yeux ouverts...

Il ne dormit effectivement pas. Le froid devint de plus en plus pénétrant. En milieu de nuit, Victor se mit à braire avec véhémence, pendant quelques minutes, avant de retomber dans le silence. Les griffons ne bronchèrent pas. Taliesin ne pouvait rien faire pour lui, de toute façon. Peut-être un cauchemar. Peut-être autre chose. Le lendemain le lui dirait. Une neige froide se mit soudain à tomber et les créatures s'élevèrent encore pour franchir la barrière des nuages et déboucher dans un ciel sombre, étoilé, somptueux. La lune, croissant effilé sur le noir de la voûte, diffusait sa radiance figée, à la fois belle et distante, aussi glaciale que la nuit.
Le temps se suspendit. Le froid envahit tout. Taliesin eut l'impression d'être paralysé sur sa monture, couvert d'une couche de givre. Mille fois mourir et sombrer dans l'oubli.
Puis le soleil se leva, radieux à l'horizon, nimbant l'horizon, au-dessus des nuages, de lueurs fantastiques, roses, orangées, rayons fusant dans toutes les directions, promesse d'une chaleur illusoire.
Les Griffons plongèrent, traversèrent le couvert cotonneux de la tempête, et il se remit à neiger à gros flocons humides. L'elfe dut fermer les yeux pour les protéger de la tourmente.
Et d'un seul coup, il fit bon. Chaud. Trop chaud.
Les Griffons se posèrent et il découvrit, autour d'eux, un petit val verdoyant qui semblait diffuser sa propre lumière. De grands arbres tranquilles en couvraient les flancs, un ruisseau chantonnait en son coeur, déjà le gazouillis des oiseaux parvenait à ses oreilles encore gelées. La neige tombait certainement, loin au-dessus d'eux, mais se dissipait dans l'air tiède, avant de toucher terre.
Taliesin vint la mule et l'ânon déposés dans l'herbe, couchés l'un et l'autre, vivants mais épuisés. Leurs montures s'écartaient déjà, bruissant des ailes, prêtes à l'envol.

-Au revoir. Et merci. dit Taliesin d'une voix encore mal assurée. Vive-Bourrasque, je crains d'avoir été trop impressionné pour vous chanter des chansons d'amour, mais je vous promets de me rattraper si nous nous croisons à nouveau.
Il se fendit d'une révérence courtoise, sans que son geste recèle la moindre once de moquerie ou de dérision. Juste du respect et de la gratitude sincères. Puis, alors que les griffons s'élevaient déjà, il se détourna. Il n'était point encore temps d'admirer le paysage.
Il rejoignit Victor, s'assit près de lui, le libéra du bandeau qui l'aveuglait.
-Nous sommes arrivés à bon port, bonhome... fit-il en lui caressant doucement l'encolure. Tu as été très courageux... Et nous allons pouvoir nous reposer, à présent. A moins que tu ne veuilles d'abord manger un petit quelque chose.

Mais l'ânon resta couché, avant de commencer à brouter l'herbe entre ses pattes, esquissant un minimum de mouvements. Il avait chaud et Taliesin put le débarrasser de la couverture qui l'avait protégé des intempéries. La mule semblait un peu plus mal en point, mais elle n'était pas mourante, et elle imita bientôt son congénère d'apparence, grappillant quelques brins d'herbe à proximité.
Autour d'eux, le val resplendissait dans un printemps tardif, fleuri et verdoyant, et les arbres se balançaient doucement dans la brise tiède. Il ne faisait pas si chaud, mais le contraste avec l'hiver était impressionnant. Hormis le chant léger des oiseaux, Taliesin distingua bientôt le bourdonnement d'insectes divers, devina le reflet de poissons argentés dans la petite rivière, puis le mouvement d'un écureuil dans les branches d'un chêne proche. A part ces petits signes de vie animale, rien, pas une voix, pas un murmure. Il régnait une sérénité manifeste dans les lieux, mais la proximité des montagnes, la couleur du ciel blanc, la rendaient clairement surnaturelle.

Un havre. En apparence, du moins. Restait à voir s'ils trouveraient ce qu'ils étaient venus y chercher.
L'elfe se releva, et la fatigue pesa soudain de tout son poids sur ses épaules. Il ne se rassit pas, pourtant, se contraignit à dépouiller Victor et le mulet de leurs harnais qu'il rangea dans un sac - les cordes pouvaient toujours servir. Puis il attacha leur animal de bât à un arbre voisin, afin qu'il ne put pas s'éloigner, et revint près de l'enfant.
Il songea à utiliser le pipeau pour faire apparaître un petit déjeuner. Y renonça. Il n'était sans doute pas très prudent de jouer un hymne à un dieu dans un lieu probablement voué à quelque autre puissance. Il se contenta donc de grignoter certaines de leurs provisions, avant de s'étendit dans l'herbe, près de l'ânon. Il devait dormir. Il était si fatigué qu'il pouvait à peine réfléchir.
Et Méli leur avait dit de ne pas craindre les rencontres... Les druides étaient invisibles, pour l'heure, même s'ils n'avaient pu manquer de remarquer leur débarquement à dos de griffon. Se montrer paisible, confiant, les pousserait peut-être à se manifester... Leur montrerait, au moins, que les arrivants n'avaient pas de mauvaises intentions...
-Je vais me reposer un peu... dit-il à Victor. N'hésite pas à en faire autant... Je crois que nous pouvons dormir tranquille, ici.

Le sommeil de Taliesin ne fut troublé en rien. Lorsqu'il s'éveilla, dans l'après-midi, la brise tiède soufflait toujours, Victor s'était levé et broutait les chardons et les coquelicots à quelques mètres de lui. La mule dormait sous son arbre. Rien n'avait changé, en apparence. Des pollens de pissenlit flottaient dans l'air, en nuages vaporeux. Un papillon coloré vint se poser sur son genou, battit un instant des ailes, repartit. Il entendit la trille mélodieuse d'un oiseau perché au-dessus de lui. Il n'y avait toujours personne, mais il avait grand faim.

L'elfe sourit. Personne n'était venu les trouver et, plutôt que d'en être déçu, il choisit de prendre la chose du bon côté. Leur présence était acceptée, sans quoi, on se serait empressé de les déloger... Ils devaient continuer comme si de rien n'était, paisibles. Il farfouilla donc dans le sac à provisions, se constituant un repas froid mais roboratif : pour l'heure, il ne préférait pas faire de feu. La chose aurait pu être mal prise...
-Je te propose qu'après le déjeuner, nous entreprenions d'explorer un peu les environs... dit-il à Victor.
Le voir brouter des plantes comme l'animal dont il avait l'apparence le mettait mal à l'aise, mais il ne fallait sans doute rien y voir. L'enfant était toujours là, il en avait eu la confirmation. Il devait cesser d'envisager tout en noir. D'autant que, jusqu'ici, tout s'était plutôt bien passé...

Alors que Taliesin s'apprêtait à mordre à pleines dents dans une tranche de pain beurrée qu'il avait couverte de fromage orangé, il sentit quelque chose se poser sur son bras. C'était une petite patte noire, au bout de laquelle se trouvait une martre au museau pointu. Elle le regardait sans crainte, renifla sa pitance d'un air curieux, puis grimpa sur son genou et le dévisagea de ses yeux noirs, sans hostilité.
" Je peux goûter ? C'est quoi ? Ça a l'air bon, dis, je peux goûter ? Tu m'en donnes, dis, je peux ? C'est quoi ? Ça sent bon, tu sais, je crois que tu dois m'en donner. Allez, tu m'en donnes ?" déblatéra soudain la créature, d'une petite voix aigrelette et empressée.

S'il fut surpris - ce qui arriva, évidemment - Taliesin n'en laissa rien paraître. Finalement, on était venu à leur rencontre... Le tout était de faire en sorte que les choses se passent pour le mieux, ce qu'il entreprit aussitôt.
-Oh, ce n'est rien que du pain, un peu de beurre et du fromage dont je ne connais malheureusement pas le nom. Mais si cela te tente, je partage bien volontiers.
Il rompit la tartine de pain en deux et, souriant, déposa l'un des morceaux à l'intention de la martre.

L'ânon s'était approché mais gardait ses distances, à la fois curieux et inquiet.
La martre, quant à elle, se saisit du casse-croûtes et se mit à grignoter, toujours installée sur le genou de Taliesin. Elle mangeait en faisant un bruit incroyable, compte tenu de sa taille modeste, mais engloutit le tout deux fois plus vite que l'elfe. Elle se pourlécha ensuite les babines et replongea les yeux dans ceux du barde. Le petit carnivore avait un faciès beaucoup plus expressif que l'ânon, et elle avait l'air de sourire.
" C'est pas bien, de manger ces trucs de bipèdes. Tout raffinés, plein de trucs mauvais. Vraiment pas bien. Hibou le dit toujours, c'est pas bien. Mais c'est tellement rare, et c'est tellement bon ! Si on pouvait trouver du fromage dans les arbres, ce serait chouette, non ? Tu ne crois pas ? Moi je crois. Du bon fromage, comme ça. Celui que je préfère, c'est le blanc des chèvres, un peu fait, avec une couche de fines herbes dessus, quelques grains de poivre, puis tu le mets dans le feu... Un feu naturel, bien sûr, après la foudre, ou quoi. Allumer un feu, tu penses, ça ne se fait pas. Non, non, quelle horreur. Encore un truc de bipède, si Hibou m'entendait... Tu as quoi d'autre dans ton sac, en fait ? Encore du fromage ? Tu n'as pas ce truc à base de houblon, là, tu sais, qui picote les moustaches ? Vite, comme ça, rapidement, avant qu'on ne nous surprenne. Ce serait chouette, j'apprécierais, après on serait amis, ou quoi, comme on dit. Je pense. Quand on est un bipède."

Le barde, mi amusé, mi décontenancé - et surtout ravi de n'avoir pas allumé de feu, en fin de compte - tenta de rassembler ses pensées. De la bière....
-Je crois que j'en ai... fit-il. Un peu, en tout cas. Et très forte. Je vais te chercher ça.
Il farfouilla dans le sac, en tira le pichet qu'ils avaient dérobé chez les paysans, une éternité plus tôt. Ils n'avaient bu que quelques gorgées du breuvage... Lequel avait peut-être souffert des affres du voyage.
-Je l'ai depuis un moment... dit-il en débouchant le récipient. Je ne peux pas dire si elle est toujours bonne, si elle n'a pas... tourné, je ne sais pas. Le mieux, sans doute, est de goûter.

La martre se pencha sur le pichet, le renifla profondément et poussa un soupir d'aise. Puis, gardant ses petites pattes noires sur le col du récipient, elle commença à se trémousser. L'air devint un peu flou autour d'elle, comme s'il se chargeait de poussière, puis avant d'avoir pu réellement saisir ce qui se passait, Taliesin se retrouva avec un étrange petit humanoïde sur le genou. Il avait le teint vaguement vert, deux grands yeux aux pupilles verticales, un nez très pointu, et était un peu plus petit que Victor, beaucoup plus gracile,les cheveux ébouriffés qui ne semblaient ni poils, ni plumes.
" Oups, pardon." fit-il en réalisant qu'il était toujours assis sur Taliesin.
Il se leva d'un bond, et alla s'asseoir en face de lui, à seulement quelques centimètres de ses jambes.
" Tu es les rotules pointues, sans vouloir t'offenser, ça blesse le fessier." déclara-t-il, avant de prendre une longue rasade de bière. " Ouah ! Ça réveille, ça, motte de pissenlit !"
Il paraissait nu comme un ver, bien qu'aucun signe sexuel extérieur ne soit visible. Mâle ou femelle, impossible à dire. Lisse.
" Mais t'as raison, c'est pas exactement le meilleur cru du monde. A mon avis, ton brasseur est un charlatan. Des ruisseaux pétillants, voilà ce qui serait du meilleur effet. Toujours cette flotte misérable et ces poissons stupides. Tu sais comme c'est stupide, un poisson, c'est terrible. Tu leur parles, ils t'écoutent, les yeux exorbités, puis en fait, ils ne retiennent rien. On dit toujours cervelle d'oiseau, mais honnêtement, Hibou sait mille choses et les carpes, ma foi, elles savent rien."

-Je veux bien te croire... fit l'elfe. Je n'ai que peu d'expérience en matière de poissons, mais j'ai connu nombre d'oiseaux d'une intelligence rare.
Il songeait à Plume. S'efforça de chasser la pensée pour ne pas devenir mélancolique. Cela n'aurait guère convenu à l'ambiance du moment.
-Et pour la bière, je suis désolé de sa piètre qualité... Je l'ai un peu par hasard, et si j'avais pu choisir, j'en aurai pris une meilleure.
L'échange lui paraissait particulièrement étrange, incongru. Mais il en irait ainsi tout au long de leur séjour dans le Val, probablement. Il avait été prévenu... Et n'y voyait pas d'inconvénient. Du moment que les choses tournaient comme il l'espérait, du moins.

Le petit être prit une autre goulée de bière, grimaça avec théâtralité, puis la reboucha d'un petit coup de poing précis. Ensuite, il ouvrit le sac de Taliesin et entreprit de le vider d'autorité, en sifflotant. Il surprit alors le regard du barde et lui sourit, exhibant des petites dents acérées, semblables à celles de l'animal dont il avait la forme quelques minutes plus tôt.
"Ça te gêne pas, hein, on est amis." annonça-t-il sans ambages.
Victor s'était encore rapproché. Un ours gigantesque venait de faire son apparition dans le vallon et se dirigeait vers eux. Il aurait pu être menaçant s'il n'avait eu deux compagnons incongrus à ses côtés : un petit faon tacheté et une corneille noire, perchée sur son échine.
L'ancienne martre avait pratiquement vidé tout le sac, sans rien trouver à son goût.

-Oh non, ça ne me gêne pas du tout... avait répondu Taliesin d'un ton badin.
En apercevant les nouveaux arrivants, il se leva et vint se placer aux côtés de Victor, posant une main légère sur son dos.
-Tu vois, mon grand, tu as l'air bien plus à ta place que moi, en ces lieux... Alors, je te fais confiance pour veiller sur moi...
Il n'avait pas vraiment peur, bien sûr. Juste de l'inquiétude quant à ce qui pourrait ressortir des discussions à venir. Mais jusqu'ici, personne n'avait eu l'air hostile.
Il devait se méfier de lui-même; Pas des rencontres. Garder cela à l'esprit à chaque instant.

Les animaux marchèrent jusqu'à lui et s'immobilisèrent dans l'herbe, à quelques pas. Outre l'ours, la corneille et le faon, Taliesin remarqua un hérisson et un lièvre entre les fleurs. La martre lui bondit alors sur l'épaule et monta sur sa tête.
" Je l'ai trouvé le premier ! A moi ! A moi !" s'exclama-t-elle. " C'est moi qui décide !"
" Martre." fit l'ours d'une voix de baryton qui se réverbéra, puissante, sur la paroi des montagnes.
" A moooooooooooooi !" gémit le petit carnivore en se tortillant.
" Crrrétin." lâcha la corneille en ébouriffant ses plumes.
" Pfff. C'est jamais drôle." dit la martre en sautant sur le dos de Victor, qui bondit de surprise, puis sur le sol. Il escalada ensuite le faon en gloussant, malgré l'apparente réticence de celui-ci.
" Quel est ton dessein en ces lieux, voyageur ?" demanda ensuite l'ours, sans marquer de pause.

L'elfe hésita. L'ours était beaucoup plus direct que son congénère martre, allait droit au but. c'était sans doute mieux ainsi, et lui-même se devait d'être honnête. Inutile de tourner autour du pot : cela ne pourrait que lui apporter de la méfiance.
-Et bien... Je suis venu solliciter votre aide. On m'a dit que, peut-être, vous auriez les moyens de rendre à mon garçon sa forme originelle. Victor, ici présent, est humain. On l'a transformé contre son gré... Et lui comme moi aimerions que les choses puissent revenir comme avant.
Il se fendit d'un sourire gêné, hésita à poursuivre, à se justifier davantage, mais préféra n'en rien faire. On ne manquerait pas de lui poser des questions, sans doute... Sauf, bien sûr, si on l'éconduisait à la seconde.

L'Ours ne répondit rien, se contentant de le fixer de ses petits yeux noirs. Il était énorme, hirsute, immobile. Son silence sembla décrisper ses compagnons.
" C'est mieux un âne, qui voudrait être un infâme gamin humain ?" s'exclama la corneille, moqueuse.
" Tout pâle, tout rose, c'est d'une laideur sans limites." fit la martre en opinant du chef.
" Chacun ses goûts, chacun ses goûts." dit le hérisson.
" Pourquoi qu'on l'aiderait ? Je ne l'aime pas." intervint le lièvre.
" Tu crois qu'il a quoi, sous ses vêtements ?" souffla une voix près d'eux, et Taliesin vit qu'un sanglier venait de déboucher du bois voisin, suivi d'un blaireau et chargé d'un vieux hibou.
" Mille choses, mille choses." ulula le hibou, ses yeux orangés perçant l'elfe.
" Pourquoi qu'on l'aiderait ?" répéta le lièvre, sur un ton presque hystérique.
" Pourquoi pas ?" intervint un renard roux qui s'était glissé jusque là.
" Il a plein de bonnes choses dans son sac." ajouta la martre.
" C'est quand même mieux un âne." reprit la corneille.
" Qu'as-tu à offrir ?" tonna l'ours, réduisant la ménagerie au silence.

Taliesin essaya de rassembler ses esprits. De songer à une réponse adéquate. Il avait tenté de suivre la discussion animée, tenté de voir si l'opinion lui était généralement favorable ou, au contraire, défavorable, de découvrir vers où penchait la balance. Mais l'ours avait parlé, en dernier ressort. Direct, toujours...
-Je n'ai pas de réponse précise à vous apporter... finit-il par dire, le ton humble. Le mieux que je puisse faire, c'est de vous dire : que voulez-vous de moi ? N'y voyez pas la moindre tentative de négociation, de marchandage. Je ne sais juste pas ce que vous pourriez vouloir, ce qui pourrait vous être utile... J'ajouterai simplement que je suis prêt à faire, à donner ce qu'il faudra.

L'ours se tut à nouveau, mais cette fois, les animaux se tinrent cois.
" Treize pour garder le Val, treize dont sept pourront, si tu les satisfais." dit alors l'ours. " Prends le risque, choisis tes sept, et assume ensuite. Martre, Faon, Corneille, Blaireau, Renard, Ecureuil, Lièvre, Salamandre, Hibou, Sanglier, Ours, Hérisson, Mésange. Choisis tes sept pour l'aube de demain et nous verrons si de l'âne on peut tirer l'humain. Mais rien ne se gagne sans perte, tel le veut l'Equilibre, et l'Equilibre nous guide. Sept des Treize, fais ton choix, nous reviendrons pour toi."
Puis il fit volte-face et repartit vers le fond du vallon, suivi par une partie des animaux.
" Que c'est pompeux." commenta la martre, en se roulant dans les fleurs.
Le hibou alla se percher dans un arbre voisin, toujours curieux, et le faon se dirigea vers le ruisseau pour boire. Taliesin et Victor auraient pu être invisibles.

Le barde s'assit à côté de l'ânon. L'équilibre, évidemment. Telle était la règle des druides... Sept épreuves pour le rétablir, rendre l'échange équitable. Restait à choisir les sept à satisfaire... Et il se demandait comment diables prendre cette décision, sur quels critères se baser. Le lièvre ne semblait pas le porter dans son cœur. La corneille paraissait peu aimer les humains, préférer l'âne. De même que la martre... Qui n'était pas contre l'aider, cependant, à l'instar du renard...
Mais plutôt que de se baser sur ce qu'ils avaient dit, ne vaudrait-il pas mieux réfléchir aux symbolisme de chaque animal ? La sagesse du hibou, la ruse du renard...
Il secoua la tête. Choix difficile... Mais pas dénué d'espoir.
-Tu as une idée de qui choisir, Victor ? demanda-t-il. Tu veux que je note leurs noms sur des feuilles, pour que tu puisses me dire ? Nous avons jusqu'à demain matin, mais... Autant en discuter dès à présent...

Mais l'ânon lui renvoya un regard obscur, perplexe, secoua la tête sans le quitter des yeux avant de se lever pour aller brouter non loin. Difficile de savoir ce qu'il avait exactement voulu dire, mais il semblait clair qu'il n'avait aucune intention de prendre part au choix qui devait décider de son destin. Taliesin décela une nervosité manifeste dans ses mouvements, mais Victor avait, cette fois, remis les choses entre les mains de l'adulte.
Le ciel s'assombrissait déjà et même si l'air demeurait tiède, la température baissa de plusieurs degrés. Il n'y aurait ni lune ni étoiles, car il neigeait plus que probablement au-dessus de leurs têtes. La martre gambadait toujours à proximité, prenant un plaisir plus que manifeste à surprendre Victor en surgissant entre deux coquelicots sans prévenir. L'ânon finit cependant par se prendre au jeu et poursuivre le petit être dans les graminées, lequel hurlait de rire en se débinant. Le hibou ululait toujours quelque part dans les arbres voisins. Le vent était doux, la nuit promettait d'être des plus paisibles.

L'elfe s'assit dans l'herbe, près de la mule et de leurs affaires. Observa un moment les jeux de Victor et de la martre, amusé. Mais il revint bientôt au choix qu'il devait faire, lequel lui paraissait toujours aussi épineux. Il pesa le pour et le contre, réfléchit longuement, finit par sortir un morceau de papier et par écrire les noms des druides-fées dans une première colonne, s'en ménageant une seconde pour inscrire ceux qu'il retiendrait.
Il ajouta rapidement celui du hérisson. Simplement parce que celui-ci n'avait pas manifesté de répugnance pour l'apparence des humains. C'était peu, mais il fallait bien commencer quelque part... Le hibou le rejoignit rapidement. D'après ce que lui en avait dit la martre, il refusait tout ce qui venait de la civilisation. Peut-être leur demanderait-il de vivre à l'état de nature des jours durant... C'était un moindre mal. Et puis, l'oiseau était symbole de sagesse. Lui rappelait Plume... Et Sasquatch, l'ancien familier de la rôdeuse, qu'il avait vu, bien longtemps auparavant...
Les choses se corsèrent, et il dut s'abîmer à nouveau dans de longues réflexions. Il hésitait pour le faon. Son apparence était sans doute trompeuse. Il se pouvait cependant que ce soit réellement le plus jeune du groupe. Peut-être aurait-il à cœur d'aider un autre enfant ? Faute de mieux, il le choisit.
Trois, seulement.. Les choses n'allaient pas vite. Il opta donc pour quelques éliminations. Le lièvre fut le premier à être écarté : le plus antipathique, d'emblée. Par peur, par animosité, qu'importe. La corneille suivit : de tous, elle était la plus disserte sur les défauts de l'apparence humaine, préférait indéniablement celle des ânes. Le renard, enfin : il n'avait pas eu l'air de s'opposer à une possibilité d'aide. Mais si le caractère des druides influait sur leur apparence... Il serait peut-être le plus retors.
Trois choisis. Trois éliminés... On progressait insensiblement...
Après un rapide coup d'œil en direction de Victor, la martre rejoignit la liste des sélectionnés. Elle n'avait pas été très flatteuse sur les humains, son espièglerie pouvait être dangereuse. Mais il y avait des chances qu'elle se contente de quelques-unes de ses possessions. Il ajouta ensuite le sanglier. Il avait l'impression de faire une erreur, mais s'il devait en croire la phrase prononcée par celui-ci... Il n'était pas impossible d'assouvir à peu de frais sa curiosité.
Du blaireau, de la salamandre, de la mésange, il ne savait rien... De l'écureuil non plus. Un peu las, il décida de se fier au hasard. Ferma les yeux, posa sa plume sur le parchemin. L'heureuse élue fut la mésange.
Enfin, après de nouvelles hésitation, il inscrit le dernier nom. Celui de l'ours. Le plus dur à satisfaire, peut-être. Mais le chef du groupe. Son porte parole, au moins. Celui dont la décision pèserait probablement le plus lourd, en dernier ressort.
Hérisson, hibou, faon, martre, sanglier, mésange, ours. Le choix était fait. Il n'y reviendrait pas. Il allait manger - sans faire de feu -, dormir. Et l'aube viendrait, lui révélerait s'il avait été judicieux ou lamentable.

Et l’aube vint. Taliesin avait eu du mal à dormir en dépit de la quiétude absolue du Val. Quelques moustiques voraces l’avaient importuné, le cri du hibou, de temps en temps, mais au delà de ça, il avait fait bon, on l’avait laissé tranquille. Victor était venu dormir près de lui, nerveux, l’avait bousculé plus d’une fois dans son sommeil, sans doute conscient des enjeux du lendemain.
Aussi la lumière diffuse d’un soleil masqué commença à baigner le Val, l’elfe n’était pas aussi reposé qu’espéré. Il eut à peine le temps de se relever que déjà, à l’autre bout de la grande pelouse qui bordait la petite rivière, s’avançaient les animaux. Ils s’arrêtèrent non loin, sans pour autant empiéter sur son espace personnel, et attendirent, immobiles, dans la grisaille du petit matin.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Les Rocheuses du Dragon

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