La Couronne de Cuivre

"Oh, moi, je suis à peu près certain du contraire. Mais c'est notre seule piste. Si c'en est vraiment une... Car nous n'avons pas appris grand chose sur les disparus, jusqu'à maintenant."

Ces derniers étaient probablement morts, il s'en doutait bien. Mais il aurait au moins voulu savoir pourquoi.

"On pourra voir demain aux meilleurs moyens de les espionner. Je vais mémoriser invisibilité, œil du mage et scrutation, au cas où."

Il détourna la tête et bâilla à s'en décrocher la mâchoire. Effrayant, le pouvoir de suggestion mimétique de ce réflexe.

"Autre chose ?..."

Il failli répliquer de même, mais se retint, sans quoi, ils étaient partis pour un concert...

"Nous verrons de quoi il retourne. Mais pour l'heure, je tombe de sommeil, et toi aussi, apparemment... je vais m'écrouler sur mon lit. Repose-toi bien, tu en as bien besoin..."

Ils se retirèrent chacun dans leur chambre, et Mornagest se dévêtit à la hâte pour se glisser prestement sous les draps rêches mais solides, et chauds. Il ressassa quelque peu la journée qu'ils venaient de passer, constituée pour l'essentiel d'une bonne promenade sur la falaise, et d'une partie de rames sur la mer. Ses muscles étaient engourdis, et il soupira d'aise en les allongeant sur le matelas de plumes et de flanelle.

Ses songes devinrent rapidement brouillés, et il sombra dans un sommeil réparateur et assez long. Il ne se souvint pas de ses rêves, et fut réveillé à l'aube, lorsque le soleil vint lui agacer les paupières encore closes. Il grogna, puis s'étira. Les courbatures avaient disparu, et sa jambe jadis blessée se portait bien, même s'il ne pourrait sans doute pas supporter une journée trop chargée en marche.

Il fit une rapide toilette, s'habilla, et descendit afin de prendre son déjeuner. Lothringen n'était pas encore là, mais il ne tarderait certainement pas à arriver. Il décida de l'attendre pour manger.

Lothringen se coucha promptement, dans l'espoir d'une bonne nuit réparatrice. Il avait passé la précédente à se réveiller de quart d'heure en quart d'heure, redoutant que les elfes ne reviennent achever leur œuvre, guettant la qualité de la respiration de Mornagest. Cette journée-ci venait de s'achever sans blessure et sans drame, et cela n'était pas si fréquent. Il posa la tête sur l'oreiller de plumes pour s'y endormir aussitôt.

Un rêve étrange. Il survolait la côte, faucon, libre, euphorique, un autre oiseau à ses côtés. Les petits ports succédaient aux criques de sable fin, une mer étale scintillait au soleil. Il se riait des monstres minuscules, des groupes d'humains qui le désignaient du doigt, des rares flèches perdues qui ne pouvaient l'atteindre. A une telle hauteur, même les menaces paraissaient dérisoires. Un nouveau port se dessinait. Plus vaste, immense, et ses cascades de toits rouges pressés sur la colline, son temple altier à son sommet, et ses immenses remparts de pierre blanche... C'était Manost. Il criailla, heureux. Ne rencontra aucun écho. Tourna la tête de droite et de gauche, inquiet. Il volait seul.

Chute libre.

Il se réveilla peu de temps après, le goût amer de ce rêve sur la langue. Le soleil étant tout à fait levé, il se prépara assez hâtivement, peu désireux de s'attarder ici. Quand il descendit, il constata que Mornagest était déjà dans la salle commune, à l'attendre. Il sourit à ces retrouvailles.

"Reposé ?"

Il lui répondit d'abord par un autre sourire, puis acquiesça, ajoutant :

"Cette fois, ma jambe ne semble plus vouloir me jouer des tours... les pouvoirs des prêtres sont impressionnants, même si j'y ai souvent déjà eu recours... et de ton côté ? Ta dernière nuit a dû être abominable."

Tout en parlant, ils s'étaient installés à table, et disposaient devant eux de quoi prendre un bon déjeuner : pain gris, confiture de mûres et gelée de coings, œufs durs, fruits frais. Ils prendraient, avant de quitter l'auberge, de quoi manger sur le chemin ; autant profiter de nourriture toute prêtre plutôt que prendre le temps de chasser ou pêcher, ce qui semblait augmenter les risques de voir apparaître des elfes mécontents et hargneux.

Le guerrier reprit :

"Il va falloir prendre une décision. Se jeter dans la gueule du loup me paraît insensé ; avec un devin, évidemment, on peut s'éviter bien des ennuis... tu penses approcher le point de rendez-vous et déceler leur présence à distance ? Ou tu mijotes un autre plan ?" Le semi-drow avait tendance à avoir plus d'un tour dans son sac, et c'était souvent cela qui leur sauvait la mise, sinon la vie.

"Je pensais utiliser un Œil de mage quand nous en serions à la dernière lieue : il pourra explorer la zone à notre place... Il reste que c'est un assez long trajet, si l'on en croit notre généreux informateur, et que remonter la rivière ne sera pas de tout repos. Nous ferions bien de ne pas trop tarder, si nous ne voulons pas, une fois de plus, nous faire surprendre par la nuit."

Dans l'absolu, il ne redoutait pas la nuit. Elle lui donnait un avantage certain sur ses adversaires, celui de voir sans être vu... Mais Mornagest ne semblait pas partager ce point de vue.

"Je ne sais s'il faut nous attendre à un comité d'accueil en chemin... Nous ne serons vraiment vulnérables que lorsque nous aurons mis pied à terre, je pense."

Il reporta son attention sur le repas qu'il commença de dévorer copieusement : de quoi faire des réserves d'énergie pour la journée.

"Hum.... c'est une bonne chose que tu sois tout à fait remis... va encore falloir ramer", acheva-t-il sur un sourire d'une candeur suspecte, une tartine de confiture à la main.

Le guerrier hocha la tête, et répliqua, taquin :

"En fait, je comptais sur toi pour me reposer un peu... mais je vois que tu as eu la même idée que moi... dois-je m'incliner ? Cruel dilemme que voilà... mais je cède", conclut-il en surprenant les yeux faussement fâchés de Lothringen. "En supposant que notre informateur n'ait pas vendu la mèche, nous ne risquons pas grand-chose avant le point de ralliement, en effet. Mais nous devons rester prudents malgré tout. Il a peut-être bien joué la comédie."

Mornagest aurait volontiers poursuivi son interrogatoire de façon moins subtile, mais il n'osait le faire en présence du semi-drow. Et puis... il y avait une chance qu'il ne mentît point, après tout. Ils le découvriraient bien cet après-midi.

"Quoiqu'il en soit, nous devrions nous mettre en route. Je pense que nous mettrons un bon moment avant d'arriver sur place. Tu es prêt ?"

Pour sa part, son sac était prêt. Le temps d'emporter des victuailles, et ils pouvaient se remettre en route.

"Par contre, nous devrions changer de barque. La nôtre est lourde et prévue pour plusieurs personnes... je pense qu'on réussira facilement à l'échanger."

La bouche pleine, Lothringen ne répondit que d'un signe de tête. Oui, il était prêt, son sac à ses pieds, ses sorts en tête. Et oui, ils feraient bien de prendre une barque plus maniable. Il avala encore une pomme juteuse, puis se leva pour solliciter de l'aubergiste des vivres pour la route et le montant de la dépense.

Après avoir payé et chargé les précieuses denrées, ils quittèrent l'auberge, en cette heure matinale beaucoup plus calme que la veille. Un vent un peu froid soufflait sur la côte, envoyant au visage des gouttelettes salées. Ils découvrirent alors un quai qu'ils n'avaient fait qu'apercevoir lors de leur arrivée nocturne. Ce port était un peu plus vaste que celui d'Aigues Douces, et un gros navire y était au mouillage, pour l'heure en plein chargement. Une partie des pêcheurs étaient déjà en mer, mais ils trouvèrent une barque encore amarrée, ses propriétaires triant leurs filets. Elle paraissait avoir les dimensions requises, mais encore fallait-il convaincre les pêcheurs de l'échanger. Peut-être pourraient-ils sinon tenter leur chance avec les chaloupes du navire ?

Sachant que sa couleur de peau ne plaiderait jamais en sa faveur, Lothringen préféra laisser parler Mornagest.

Les pêcheurs ne paraissaient pas particulièrement bourrus, et le guerrier se dit qu'il aurait une chance de les convaincre sans devoir débourser en échange.

"Holà, messires ! J'aimerais savoir s'il était possible d'échanger votre barque contre la nôtre. Elle est trop grande pour nous deux.
- Ah ouais ? Z'êtes sûr qu'elle est pas percée, non plus ?"

Ça commençait bien. Mornagest choisit de conserver son calme ; inutile de s'emporter pour si peu.

"Je vous laisse le soin de l'examiner comme bon vous semble. Simplement, nous avons du trajet à faire, et elle peut accueillir six personnes, or, nous sommes deux. Elle se trouve juste là, de l'autre côté de la jetée.
- Mouais... j'veux bien r'garder", grommela l'un des pêcheurs en guise d'assentiment. L'homme suivit Mornagest et examina leur barque volée la veille. Lourde mais solide, elle permettait effectivement à six bons rameurs de prendre place, et cela laissait de l'espace pour déposer un filet plein de poissons. Pinaillant sur quelques détails insignifiant, l'homme dû admettre qu'elle était en bon état, et robuste pour leur utilisation.

"Ça marche. Z'êtes pas malhonnête, plutôt étonnant pour des étrangers comme vous." Il jeta un coup d'œil rapide vers Lothringen, sans poursuivre pour autant sur ce sujet sensible. "J'vous laisse un bon turbot quand même, z'y perdez au change."

Il retourna vers son étal, un peu plus loin sur le quai, tenu par son épouse, probablement, et ramena un poisson plat d'une dizaine de livres sur les bras, pour le tendre au guerrier. "Z'aurez d'quoi manger avant d'atteindre votre but. Parce qu'à mon avis, z'allez pas pêcher... ou alors, pas c'genre d'poisson. Bon vent, messires."

L'affaire fut faite, et ils s'installaient peu après dans leur nouvelle embarcation. Le temps d'ôter l'amarre, et quelques coups de rames plus tard, ils s'élançaient silencieusement vers la mer, le soleil dans le visage, se levant paresseusement derrière le village de pêcheurs.

Comme annoncé, Mornagest avait pris les rames, ce qui laissait tout le temps au semi-drow de regarder défiler la côte. De regarder Mornagest ramer. Le groupe d'acheteurs d'armes après lequel ils couraient n'occupait pas ses pensées - il n'était pas venu sur Helonna pour eux. Il n'était pas non plus venu sur Helonna pour visiter le sud d'Helonna, même si ce court séjour lui en donnait l'occasion.

Il regardait Mornagest ramer, tout en se disant qu'il se trompait de quête. Mais il ne savait pas comment aborder le sujet, ni même si c'était une bonne idée. Apparemment, ces aventures plaisaient au guerrier, tout en lui épargnant d'avoir à se poser trop de questions ; mais ce n'était qu'une esquive, une fuite en avant. Si cette situation rassurait l'humain, elle inquiétait plutôt le semi-drow.

Se laissant bercer par le clapotis des vagues, les yeux mi-clos, il s'efforça de songer à autre chose. Et il se mit à contempler son compagnon, le visage baigné de lumière... Un sourire éclaira à son insu des traits jusque là quelque peu mélancoliques. Allons, tout n'était pas si mal.

Il ramait, au début sans trop d'efforts, mais il devait maintenant garder une prudente distance vis-à-vis de la falaise, qui recelait, de ci, de là, quelques rochers affleurant l'eau et laissant supposer qu'ils pouvaient éventuellement venir s'échouer sur l'un d'eux. Aussi fut-il rapidement entièrement pris par l'exercice, et ne faisait guère attention à ce qui se passait autour de lui, sinon pour jeter un coup d'œil de temps à autre pour garder le cap.

Il releva cependant la tête, et surpris Lothringen, un léger sourire aux lèvres. Le semi-drow était étrangement silencieux, et son regard tomba soudain sur le sien. Soufflant, Mornagest reprenait sa respiration, puis demanda :

"Tu as l'air un peu... ailleurs. Je..." il expira encore, puis poursuivit : "le moment n'est sans doute pas très bien choisi, mais hier soir, la fatigue était vraiment pesante... qu'est-on venu faire dans cette galère ?" À quoi bon, aurait-il voulu ajouter, mais il se retint.

Lothringen écarquilla les yeux, sincèrement surpris. Le moment était en effet très curieusement choisi.

"Je me souviens d'un guerrier, hier midi, qui brûlait d'impatience de mettre cette affaire au clair, qui proclamait qu'il s'ennuierait sans aventure, et qu'une nuit de fracture ouverte n'avait pas réussi à refroidir... Que t'arrive-t-il ?"

Comme il avait remarqué l'essoufflement de Mornagest, il ajouta avec une pointe d'amusement :

"Si c'est juste une façon de me dire que tu commences à fatiguer de manier ces rames, cède-moi la place... Cela doit être à ma portée."

Il souffla encore, mais rejeta la proposition de son compagnon.

"Non, non, ça devrait aller pour l'instant. À moins que tu préfères faire l'effort maintenant et me laisser terminer avant la rencontre... non, je sais, c'est étrange, comme question, mais... parfois, je me demande simplement où je vais. Un temps, je voudrais être à Melandis, un temps, à l'aventure, comme ici, avec toi, un temps ailleurs... et cela change d'un jour à l'autre, ou presque. Enfin... ne t'en fais pas, je vais bien. Je devrais simplement réfléchir moins, je crois."

Il ponctua sa dernière phrase par un sourire gêné, puis, sans attendre la réponse de Lothringen, se remit à ramer, progressivement de plus en plus fort pour rattraper son rythme passé.

"Le moment n'est sans doute pas bien choisi, non... on en reparlera, si tu veux..." conclut-il enfin.

Lothringen n'insista pas, car il avait un peu de peine à suivre ce que Mornagest venait de lui dire. Ce qu'il en ressortait de plus certain, c'était que son compagnon ne savait pas ce qu'il voulait. Le semi-drow n'avait pas ce problème. Il savait parfaitement pourquoi, ou plutôt pour qui il était venu à Melandis. Il avait certes un certain goût pour l'aventure, lui aussi, mais leur commune survie lui paraissait beaucoup plus importante, et il commençait à trouver que depuis dix jours, ils avaient eu plus que leur compte d'intrigues, de complots, de blessures et de combats potentiellement mortels.

Il songea fugitivement à Manost, qu'il avait laissée derrière lui. Ne venait-il pas justement de rêver d'elle ? Est-ce qu'elle lui manquait – et avec elle, un certain sentiment de sécurité, de paix, de chez soi ? Peut-être. Mais Mornagest n'était pas à Manost...

"Oui, durant la pause déjeuner, si tu veux."

Il les voyait mal griller ce turbot sur les planches de la barque.

Et il se remit à rêver...

Ils mirent un bon moment avant de rejoindre le fameux piton rocheux indiqué par leur prisonnier de la veille. De là où ils se trouvaient, l'embouchure de la rivière était bien masquée, mais en s'approchant, ils virent le tracé sinueux du cours d'eau se perdant à travers la forêt avoisinant la mer.

Le soleil était haut dans le ciel, et il faisait chaud. De plus, l'estomac de Mornagest, vidé par ses coups de rames incessants, eut tôt fait de se rappeler à son bon souvenir.

"Je pense qu'il est temps de faire une halte... j'ai très faim", avoua-t-il, faussement timide. Il avait tout le temps faim, eut-on dit. Mais pour une fois, c'était justifié.

Ils s'arrêtèrent à quelques dizaines de mètres de l'embouchure, le long d'une bande de terre où la rivière affleurait tranquillement. Son courant n'était pas très fort, ils n'auraient pas trop de difficultés à la remonter.

Le temps de faire un petit feu, et ils passèrent au repas, le poisson étant déjà vidé par le pêcheur. Délicieux et tendre à souhait...

Ils savourèrent en silence, le temps de mastiquer la chair tendre et d'essuyer leurs lèvres huileuses. Un repas conséquent, et capable, sans doute, de faire tenir ce hobbit de Mornagest jusqu'au prochain, pour lequel il leur restait encore les provisions emportées du matin. Une fois rassasié, Lothringen reprit la parole d'un air un peu ennuyé.

"J'ai repensé à ce que tu as dit tout à l'heure, que tu ne savais pas si tu préférais être ici ou à Melandis... Nul ne peut répondre pour toi, bien sûr. Néanmoins, cela me blesse un peu de savoir que tu n'es pas tout à fait ton aise ici, même si tu n'y es que pour quelques jours... Qu'est-ce qu'il te manque ? Le pouvoir – déjà ? La liberté ?... Est-ce que je t'empêche d'être toi-même ? Tu as raison, rien ne nous oblige à courir après ce trafic d'armes. Je pensais juste que ça t'intéressait de démêler cela."

Est-ce qu'il se force pour moi ?! C'est idiot...

Le semi-drow avala difficilement, avant de reprendre.

"Que dois-je faire pour que tu n'aies pas envie d'être ailleurs?"

Il rougit, un peu mal à l'aise, et termina sa bouchée avant de répondre, gêné :

"Ce n'est pas toi... je me sens bien en ta compagnie. Simplement, je ne sais pas... je ressens une espèce d'excitation à l'idée d'avoir un certain champ libre devant moi... comme si je prenais conscience qu'il me reste en fait énormément de temps pour accomplir tout ce que je veux faire, et que malgré cela je voudrais tout faire en même temps."

Il avait parlé d'une traite, laissant sortir les mots comme ils venaient. Pourtant, ils lui semblaient justes ; il ressentait réellement ce paradoxe intriguant, même si au fond de lui, il savait qu'il n'était qu'un humain, destiné à mourir dans les décennies à venir, sinon bien avant, de façon plus ou moins provoquée... était-il dans un état euphorique ?

"Mais quoi que je fasse, je voudrais que ce soit avec toi." À vrai dire, il n'imaginait même plus la possibilité de vivre une aventure sans Lothringen à ses côtés. Sans lui, il ne serait pas sur cette berge, en train de manger un bon poisson. Jamais il n'aurait eu goût de tenter de résoudre cette énigme. Que serait-il ?

"D'accord."

Il avait fini de manger et embrassait ses jambes repliées, à nouveau songeur. La réponse de Mornagest le rassurait un peu, même si elle lui donnait matière à réflexion...

"Je ne suis pas si impatient d'être à demain. Peut-être parce que je n'essaie pas d'"accomplir", hanté par l'idée qu'il faille un jour se présenter devant son juge et lui produire la liste de ses faits et gestes... Vivre aujourd'hui, c'est déjà beaucoup, et pour le reste, je m'en remets à la Chance : advienne que pourra."

Peut-être était-ce lâche, au fond. Une manière bien commode de ne pas se mettre la pression, de faire comme si le passé, le futur n'avaient pas d'importance. Et c'était vrai : tant qu'il était en compagnie de Mornagest, il laissait volontiers derrière lui ses souvenirs, les soucis de sa cité et ses craintes pour l'avenir. Etre avec lui lui suffisait. Peu lui importait qu'ils résolvent ou non cette affaire, ou même, à plus long terme, ce que Toril retiendrait de son passage.

On disait pourtant que c'était ce sentiment-là – cette urgence de vivre – qui rendait les humains si créatifs et finalement, au fil des générations, si puissants.

"Et que voudrais-tu accomplir au juste ? ..."

Il sourit, cette fois. Accomplir était sans doute un terme bien prétentieux ; il n'avait aucun projet démesurément mégalomane qui pourrait laisser son nom dans l'Histoire... ni politique, ni artistique, ni autre. Ses aspirations étaient en réalité bien plus simples.

"Voyager. Voir du monde. On dit que Toril recèle bien des contrées différentes, que chacune d'elles est entièrement dissemblable de la précédente... c'est peut-être idiot, non ?"

Surtout quand on venait d'être propulsé à la tête d'une cité, poste qu'il ne pourrait aisément quitter pour assouvir ses envies de liberté. Au contraire, il risquait de s'y enfermer comme une huître menacée, pour ne s'ouvrir vers l'extérieur que de temps à autre... qu'avait-il fait ?

Le regard de Lothringen s'illumina. Cette aspiration-là, il la comprenait. Du Téthyr à l'Ombreterre, des Plaines Etincelantes au Calimshan, de Féerune à Dorrandin, il avait toujours aimé s'éblouir sur de nouveaux paysages, de nouveaux peuples, de nouvelles coutumes. Et son poste de conseiller à la diplomatie ne lui aurait pas tant plus s'il ne lui avait permis de voyager encore et toujours à travers tout le continent...

"Oh non, je comprends très bien. Je me dis quelquefois que Manost même n'est qu'une étape, qu'un jour viendra où je n'y tiendrai plus, et où je reprendrai la route... pour le seul plaisir de la route."

Il reporta son attention sur Mornagest.

"Tu as déjà beaucoup voyagé, toi aussi, pour venir jusqu'ici depuis le nord du monde... Est-ce la curiosité qui t'a fait venir sur Dorrandin ?"

Le guerrier secoua gravement la tête. Évoquer son passé était chose difficile, tant il en conservait un rapport très mitigé, mêlé de sinistres souvenirs.

"Pas vraiment... j'ai longtemps erré, sans but réel. Je me suis embarqué, un peu par hasard, pour un navire en partance vers le continent. Sans même savoir ce que je trouverais au final, sinon Melandis. Pourquoi aller si loin, alors que d'autres cités de ce genre étaient probablement plus accessibles ? Je l'ignore encore... peut-être pour tenter de tourner la page..." il sourit amèrement. Dans ce cas, il pouvait considérer que l'échec était cuisant, jusqu'à présent.

"De Féerune, je ne connais que les contrées gelées du nord, pour ainsi dire. Rien d'autre. Il doit y avoir tant de choses à voir..." La conversation virait trop dangereusement sur son passé, et il préférait opérer une retraite prudente vers un sujet moins délicat.

Lothringen n'avait pas remarqué la gêne de son compagnon. Il avait pensé que "la page à tourner" dont parlait Mornagest était celle de l'assassinat de ses parents et de sa démence solitaire, et il la croyait tout à fait tournée.

"En effet. Je n'en connais que les régions situées entre la mer des étoiles déchues et la mer étincelante : le Téthyr, l'Amn, le Turmish, le Calimshan... Des paysages très variés, alternant déserts étouffants, plaines fertiles et forêts primitives. Ce n'est qu'une infime partie de Féerune, et pourtant c'était déjà beaucoup en cinq ans, et j'ai troué bien des paires de bottes."

Il sourit. En réalité, cette période n'avait pas été très heureuse : il avait passé son temps à collectionner les tentatives d'intégration ratées et les contrats de mercenariats absurdes. Mais il gardait le souvenir de son émerveillement devant chacun des lieux qu'il découvrait comme de ce qu'il avait connu de mieux, en ces temps-là.

"Il ne faut pas en parler comme d'un lointaine inaccessible. Nous sommes encore jeunes, et Melandis n'est pas plus forcément la fin de ta route que Manost la fin de la mienne..."

Facile à dire, mais il le pensait. Malgré son attachement à sa cité, malgré sa spectaculaire promotion sociale, malgré tout, il demeurait dans un recoin de son esprit un semi-drow fourbu qui était arrivé en ville avec de la boue sur les bottes et de la crasse sous les aisselles, un sac à provision percé et une bourse à moitié vide. Et repartir à l'aventure, comme ils étaient en train de le faire... Libérés de toute autre contrainte... Hé bien, c'était grisant.

Il hocha pensivement la tête. Lothringen avait raison ; Melandis était probablement une étape dans sa vie, rien de plus... du moins l'espérait-il. Il n'avait plus envie de s'y éterniser, désormais. L'envie de recouvrer sa liberté avait pris le dessus sur ses penchants suicidaires d'antan. Il sourit alors, avec une confiance relative en l'avenir, toutefois meilleure qu'auparavant.

"Tu as sans doute raison... j'imagine que ton optimisme vient de Tymora. Il est bon de pouvoir compter sur elle, parfois."

Il sortit quelques fruits de sa besace, en guise de dessert. Depuis le début de leur voyage, ils avaient eu la chance de manger à leur faim, et avec des douceurs dans le genre du turbot et de ces poignées de framboises. Évidemment, ils n'étaient pas très loin de la civilisation...

"On se remet en route quand tu le souhaites", dit-il en partageant les baies avec son compagnon. Elles étaient douces à souhait, et parfumées comme il les aimait. Un régal. Pour un peu, il en aurait complètement oublié cette incursion auprès de ces trafiquants de marchandises...

Il écrasait les grains entre les dents, puis laissait longuement le jus filtrer sous la langue. Délicieux...

Le soleil était haut, l'ombre clémente, le clapotis calme et les estomacs rassasiés. Après un tel pique-nique, Lothringen avait une envie limitée de repartir, mais ils devaient cette fois encore surveiller la course du soleil. Ils refirent donc rapidement leurs paquetages.

"Je te relaie aux rames, si tu n'y vois pas d'inconvénient... Le courant n'a pas l'air trop fort, et puis je ne vois pas de raison de ne pas prendre ma part de courbatures."

Cette parti du voyage fut plus calme, malgré le fait qu'il fallait à Lothringen ramer à contrecourant ; ce dernier était léger, de par les nombreux méandres que prenait la rivière. Les abords étaient touffus, éparpillés de saules et de peupliers, le tout baignant dans une mer d'ajoncs et de roseaux divers. Difficile, dans ce cas, de voir plus loin que les quelques mètres devant la barque...

Le cours d'eau était large, et permettait une navigation aisée. Ils espéraient qu'au fameux embranchement, il en serait toujours de même ; rien ne disait que le cours principal resterait celui-là. Mais ils furent rassurés en l'apercevant enfin, au bout d'une bonne heure d'efforts. Lothringen manœuvra, et ils furent engagés le long du petit affluent, dont le lit s'étalait sur environ cinq mètres.

"Peut-être vaut-il mieux que tu sois libre de tes mouvements pour cette dernière partie ? D'après le type, nous n'en avons plus pour très longtemps avant d'arriver à la clairière... et on ne sait pas ce qui nous y attend."

La méfiance était de mise, désormais. Ils avançaient en territoire inconnu, et probablement dangereux.

Lothringen céda la place sans faire d'histoires. Jusqu'ici, les indications données par le contrebandier s'étaient révélées exactes, et il ne leur restait donc sans doute guère plus d'une demi-heure de navigation avant d'atteindre la clairière. Le semi-drow laissa Mornagest enfiler encore quelques méandres durant une dizaine de minutes, avant de lui demander de stopper.

"Je pense qu'il est temps d'envoyer mon Oeil de mage en reconnaissance."

Le semi-drow incanta alors depuis la barque ce sortilège dont la mise en place prenait un peu de temps. Au terme de ses efforts, il avait créé un capteur magique invisible auquel il ordonna de remonter la rivière. Le capteur fila à toute vitesse, et les images commencèrent de défiler dans l'esprit du mage.

En quelques instants, l'œil fila le long de l'eau, laissant voir au semi-drow, le même type de paysage que ce qu'ils avaient déjà rencontré auparavant, sinon encore un peu plus épais et envahi par la végétation. La coupure fut donc soudaine, lorsque le globe atteignit la fameuse clairière, sise environ un kilomètre en amont de leur position. Celle-ci était déjà occupée par un petit groupe d'une sizaine de personnes, visiblement des elfes, d'après leur taille et la forme de leurs oreilles, distinguables même à cette distance. Ils se tenaient à une vingtaine de mètres de la berge droite, parmi les quelques buissons présents dans la clairière. Tous étaient armés, qui d'un arc, qui d'un genre de cimeterre plus effilé que de coutume. Et ils semblaient quelque peu impatients.

La clairière en elle-même était grossièrement circulaire, avec un diamètre d'une centaine de mètres au maximum. Le reste de la forêt s'étalait tout autour avec la même densité que sur les bords de la rivière, alternant chênes séculaires et hêtres robustes. Une forêt ancienne, guère étonnant pour des elfes. Mais la discrétion des lieux était plus probablement recherché que le simple côté naturel. Il n'y avait probablement âme qui vive à dix lieues à la ronde.

Lothringen décrivit à Mornagest ce qu'il voyait.

"La clairière existe bien. Il y a là-bas au moins six elfes armés, en train d'attendre et de s'impatienter. Il n'est pas impossible qu'ils soient plus nombreux, cela dit..."

Tout en parlant, il essayait d'orienter son œil vers les buissons et les branchages alentours. Les elfes adoraient le camouflage...

"Que faisons-nous ? Avec notre aide, il y a fort à parier que la livraison d'armes aura pris un peu de retard. Il peuvent rester très longtemps à attendre. Plus longtemps que ne dure mon sort, cela va sans dire."

Ils pouvaient tenter de s'approcher pour espionner les conversations, comme ils pouvaient tenter de suivre ces individus. Dans l'un et l'autre cas, c'était lutter en très forte infériorité numérique contre les créatures les plus habiles dans cet art, et sur leur propre terrain. Très risqué, donc.

"Penses-tu que la transaction pourra se faire ? ça n'a pas dû les aider, le vol de leur barque... Mais j'imagine que quand cela engage des sommes pareilles, on trouve des solutions de remplacement. C'est pourquoi je crois que nous devrions cacher la barque et mettre pied à terre. Juste au cas où."

Mornagest acquiesça. Mieux valait se montrer prudent. Et des elfes... avec un peu de chance, ils faisaient partie de la même troupe hétéroclite de l'avant-veille. Si c'était le cas, leur accueil risquait d'être tout sauf chaleureux.

Ils hissèrent donc la barque le long de la berge, et la recouvrirent rapidement des roseaux alentours. Évidemment, elle restait visible, mais il fallait cependant jeter un coup d'œil attentif pour se rendre compte qu'il s'agissait bien d'une barque, et non d'un simple tronc d'arbre mort depuis des années, pourrissant le long de l'eau.

Ils se remirent en route, le long de l'eau, prenant garde à faire trop de bruit ; l'ouïe des elfes était bonne. Pendant ce temps, l'œil de magicien révéla à Lothringen l'arrivée d'une septième elfe, également armée d'un arc. Elle alla rejoindre le groupe, et commença à s'entretenir avec les autres. La discussion semblait animée, et ils ne paraissaient pas sur le point de trouver un accord.

Un détail parvint également à l'esprit du semi-drow : il y avait plusieurs espèces d'elfes, dans ce groupe. Au moins trois, pour ce que l'œil pouvait en distinguer.

Ils étaient encore loin des elfes, trop loin pour les apercevoir ou les entendre. Lothringen surveillait chacun de ses pas, dans la crainte de faire craquer une branche ou une feuille morte. Il s'immobilisa, faisant signe au guerrier d'en faire autant.

Des races différentes... Probablement les Eldreth Veluuthra qui ont capturé Mornagest. Ils ne sont pas au complet. Et la nouvelle venue apporte des informations importantes : il faut que je sache quoi.

Lothringen = = > clairaudience = = > au cœur de la conversation.

Comme il comprenait l'elfique, il espérait savoir rapidement ce qui les tourmentait. Le retard de leur livraison ? Ou bien était-ce le contrebandier prisonnier qui, une fois relâché, avait parlé ?

La conversation ainsi surprise fut pleinement audible par Lothringen. Les protagonistes avaient un accent qui ne semblait guère être le même entre chaque elfe. La piste de l'association guerrière se confirmait d'instant en instant.

"... devrions plus nous attarder. Cela fait trois heures qu'ils auraient dû être là.
- Je maintiens que nous pourrions y aller nous-mêmes. S'ils ont simplement eu du retard, nous les croiserions alors.
- Je leur conseillerais de ne pas croiser notre route, justement... ces humains se sont payés notre tête, je suis prêt à le parier.
- Quoiqu'il en soit, prenons une décision. Rapidement."
- Quittons les lieux, de toute manière. Ils ne viendront plus. Je pense qu'ils nous ont trahi...
- Bien... partons, alors. Et silence. Un piège de la part de ces porcs d'humains n'est pas à écarter..."

La conversation s'arrêta alors, et l'œil remarqua aussitôt leur départ, le long de la rivière, allant à l'encontre de Lothringen et Mornagest... Ils n'étaient plus très loin, maintenant.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] À Aigues-Douces (RP : l'inattendu)

Rp : l’inattendu

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