La Couronne de Cuivre

Il acquiesça.
-Nous en parlerons à Katja. Je pense qu'elle comprendra et qu'elle saura convaincre ce marchand...
Puis, sans rien ajouter, il entreprit de terminer son déjeuner. Plus tôt cette affaire serait réglée et derrière eux, mieux ce serait.

Le marchand ne s'opposa pas à la venue de Taliesin et les deux elfes furent présentés sommairement au Mélandien qui les attendait. Il ne s'agissait pas du Durgold lui-même mais d'un parent, peut-être son fils ou son neveu, qui ne chercha pas à savoir comment ils s'appelaient et ne se présenta pas davantage. S'il était mécontent de la présence du barde, il ne le manifesta pas. Il avait la mine revêche et les entraîna dans les escaliers. L'elfe dormait à l'auberge, en fin de compte. Il monta sous les combles du bâtiment, deux étages plus haut, puis s'arrêta devant une porte.
" Je dois d'abord savoir combien vous demandez."
" Combien je demande ?"
" Je ne vais pas payer plus qu'il n'en vaut."
Valaellyn resta muette de stupeur face à la franchise de son interlocuteur et Taliesin sentit ses doigts s'enfoncer dans son bras.

Taliesin, apparemment impassible, s'efforça de réfléchir à toute vitesse. Valaellyn aurait sans doute voulu soigner l'esclave sans la moindre contrepartie, mais le Mélandien se méfierait probablement face à un tel altruisme. Restait à trouver le prix juste... Il fouilla donc dans ses souvenirs, tentant de se rappeler ce qu'en coûtait un guérisseur, dans un village...
-Disons une pièce d'or ? fit-il enfin. Moins si les soins à apporter sont minimes. Mais cela, nous ne pourrons le savoir qu'après avoir examiné le malade.

Le Mélandien renifla.
" Très bien. Mais si c'est plus que ça, vous me prévenez avant de prendre des initiatives." grommela-t-il avant de pousser la porte.
Le grenier s'apparentait à un mélange entre des écuries et un dortoir. Des compartiments en bois, semblables à des stalles, s'alignaient le long des murs. Chacun était pourvu d'une paillasse posée à même le sol et d'une couverture repliée, ainsi que d'un pot de chambre. Tous étaient vides à l'exception d'un, vers lequel ils furent attirés par le bruit caverneux d'une mauvaise toux. Valaellyn se dirigea vers le malade d'un pas qu'elle essaya de rendre décidé, mais Taliesin pouvait sentir sa tension à la prise qu'elle avait sur son bras.
L'elfe gisait sur le côté, recroquevillé sur lui-même, à moitié recouvert par la couverture. Il fut pris d'un nouvel accès de toux lorsque Valaellyn se glissa près de lui. Il portait un collier de cuir grossier autour de la gorge, relié par une chaîne à un anneau rivé au mur. Il y en avait de semblables dans chacune des stalles. Il aurait été insensé de laisser les esclaves en liberté dans le dortoir, loin du regard de leurs maîtres. Taliesin sentit Valaellyn vaciller. Mais elle finit par s'agenouiller près du malade, tandis que le Mélandien se postait dans l'ouverture du compartiment, les bras croisés, attentif.
Au moment où la prêtresse tenta de toucher son patient, il se raidit tout entier. C'était un homme jeune, sans doute pas beaucoup plus âgé que la Chauntéenne, mais il avait prématurément vieilli. Ses cheveux noirs étaient striés de gris et il avait une ecchymose violette sur la joue droite, la seule apparente.
" Tout doux." finit par murmurer Valaellyn, d'une voix altérée. " Je veux juste vous aider."

Taliesin se garda d'intervenir. Il se tenait en retrait, immobile, arborant une mine neutre.
En premier lieu, il préférait laisser agir Valaellyn seule : elle connaissait son métier, savait approcher les patients inquiets.
Ensuite, il était ébranlé par ce qu'il avait vu, par la situation en elle-même. Il en voulait à Katja d'avoir ainsi aménagé le dortoir. En même temps, c'était sans doute la seule solution pour que les Mélandiens consentent à loger leurs esclaves dans l'auberge. Il fallait donc se garder de juger. Mais, au-delà de ces détails : voir les chaînes, le collier, cela lui rappelait des souvenirs qu'il aurait préférer enfouir loin de sa conscience. C'était un bref aperçu de ce qu'ils devraient affronter à Mélandis.
En un sens, c'était une préparation, un premier pallier à franchir pour faire face à ce qui les attendait ensuite. Une étape nécessaire, sans doute, et peut-être profitable, au fond.
Malheureusement, cela ne la rendait pas moins rude, pas moins difficile.

Valaellyn finit par toucher le front de son patient, esquissa une légère grimace, essaya de l'inviter à se retourner sur le dos. Mais il se recroquevilla davantage en gémissant et elle se tourna, manifestement à contre-coeur, vers le Mélandien.
" Comment s'appelle-t-il ?" demanda-t-elle.
" Dix-sept." répondit le Mélandien avec aplomb, la mine butée comme s'il s'attendait à un commentaire.
La prêtresse se mordit la lèvre mais ne dit rien et se retourna vers l'elfe alité. En lui tirant doucement l'épaule, elle parvint à le faire basculer. Il avait les yeux clos, cerclés de noir, et son teint était très pâle, vaguement jaunâtre. L'ecchymose qu'il avait sur la joue n'en ressortait que plus fort.
Valaellyn déballa le menu matériel qu'elle avait emporté et humidifia un morceau de tissu qu'elle lui posa sur le front, avant de choisir une fiole dans son attirail.
L'elfe papillonna des yeux et poussa un léger soupir. Sa respiration était laborieuse. Son regard demeura vague pendant quelques secondes, se fixa sur le Mélandien qui l'observait, l'expression sévère, puis alla jusqu'à la prêtresse. Il parut surpris. Elle lui sourit doucement et déboucha la fiole.
" Vous irez vite mieux." dit-elle.
" Laisse mourir moi... Je prie... " lui répondit-il en levant une main.
" Qu'est-ce qu'il a dit ?" s'exclamèrent le Mélandien et Valaellyn de concert, en se tournant vers Taliesin.
Celui-ci réalisa alors que l'esclave avait parlé en elfique, un mauvais elfique, langue que ni l'humain, ni l'elfe élevée par des humains ne maîtrisaient.

De mal en pis.
Voilà qu'il se retrouvait à jouer les traducteurs entre, d'un côté, un esclave qui espérait qu'on le laisse enfin mourir pour échapper à ses souffrances et, de l'autre, une prêtresse ébranlée et un maître qui voulait voir son serviteur asservi remis sur pied au plus vite.
Cruel dilemme.
Quoi qu'en réalité, il savait déjà ce qu'il devait faire. Traduire fidèlement les propos du malade, c'était augmenter considérablement le malaise de Valaellyn et mécontenter le Mélandien. Ce qui ne pourrait qu'attirer des ennuis supplémentaires au malheureux...
-Il dit qu'il se sent mal, lâcha-t-il finalement, avec aplomb, sans rien laisser deviner de la culpabilité qu'il éprouvait.
Il espérait que tout cela se terminerait au plus vite.

L'elfe poussa un soupir misérable. Valaellyn acquiesça puis approcha la fiole de ses lèvres. Il se détourna mollement, elle lui parla à mi-voix, pour l'encourager, mais il garda les lèvres closes. La jeune femme leva les yeux vers Taliesin mais ce fut le Mélandien qui agit le premier.
" Ils n'obéissent jamais." grommela-t-il en s'avançant.
Il s'agenouilla près de l'esclave, lui attrapa la mâchoire et lui pinça le nez fermement, le forçant à ouvrir la bouche. Valaellyn demeura paralysée tandis que l'elfe essayait de se dégager en agrippant faiblement les poignets de son agresseur. Tout ce que sa tentative de rébellion lui valut fut une gifle violente qui l'assomma à moitié.
" Donnez-moi ça." gronda le Mélandien en tendant la main vers la prêtresse.
Elle lui donna la fiole, tétanisée.
" Je dois tout lui donner ?"
Elle secoua la tête et reprit ses esprits.
" Non, non, la moitié." murmura-t-elle. " La seconde ce soir."
Il opina du chef puis versa le liquide ambré dans la bouche de l'elfe, qui commença par s'étrangler mais finit par boire docilement ce qu'on lui administrait. Valaellyn était déjà debout.
" Je dois sortir." souffla-t-elle à Taliesin.

Il hocha la tête, lui serra le bras.
-Je te rejoins tout de suite, répondit-il à voix basse.
Il l'aurait bien suivi immédiatement, mais il fallait attendre le paiement du Mélandien. La pièce lui brûlerait la paume quand il la recevrait, à n'en pas douter. Mais s'ils ne concluaient pas la transaction sur l'heure, l'autre viendrait probablement les trouver dans la salle commun.
Or, il comptait bien ne plus devoir approcher cet individu au cours de leur séjour.

Le Mélandien ne s'offusqua pas de la disparition de la jeune femme. Il se remit debout et fouina dans ses poches avant d'en extirper une pièce d'or, dont il se sépara avec réticence. Il considérait manifestement que le service rendu ne valait pas une telle somme mais il n'en dit rien. Il demeura ensuite campé devant son esclave, les bras croisés, attendant que le barde prenne la porte.
" Vous demanderez à votre amie s'il est contagieux." dit-il cependant avant que Taliesin ne sorte.

-D'accord, répondit-il simplement.
Puis, sur un salut sobre, il quitta le dortoir, referma l'huis et, préférant ne pas songer au traitement que réserverait le Mélandien à son esclave - il lui ferait plus qu'à coup sûr payer cette dépense -, il se mit en devoir de retrouver Valaellyn.

Elle était déjà descendue d'un étage, mais l'attendait sur le palier, fébrile. Lorsqu'il parut, elle lui attrapa le bras et l'entraîna immédiatement vers le rez-de-chaussée.
" J'ai besoin d'un remontant." souffla-t-elle sans lever les yeux.
Un frisson lui anima les épaules et elle pressa le pas.

-Moi aussi... fit le barde.
Il observa un instant la jeune femme, puis ajouta.
-Bon, j'ai une dernière question à te poser, et après, on pourra... mettre de côté cette sinistre histoire. Enfin, sauf si tu veux en parler, évidemment... Le Mélandien veut savoir si le malade est contagieux.

Valaellyn s'immobilisa et releva les yeux, le fusillant du regard.
" Que le Mélandien aille se faire foutre !" s'exclama-t-elle. " Il veut savoir s'il est contagieux ? Oui, il est horriblement contagieux ! Celui qui le touche mourra dans d'atroces souffrances ! Pourquoi cette question ? Entend-il partager son verre ou son assiette ? L'embrasser ? Le... Le... "
Elle s'interrompit et dévisagea Taliesin, les yeux fixes.
" J'ai besoin d'un remontant." répéta-t-elle et, lui lâchant le bras, elle dévala la dernière volée d'escaliers pour se réfugier dans la salle de l'auberge.

Taliesin resta sans bouger, observant l'espace qu'avait occupé, un instant plus tôt, la jeune prêtresse.
Il était inquiet.
Bien sûr, la scène à laquelle ils venaient d'assister, à laquelle ils venaient de participer, était choquante et révoltante. Lui-même, malgré ce qu'il avait déjà vécu, ne pouvait nier un sentiment de sourde colère.
Pourtant, si cela suffisait à ébranler à ce point Valaellyn, comment réagirait-elle face à l'horreur mélandienne ? Car ce qui s'était produit aujourd'hui, ce qui l'avait tant choquée, était là-bas monnaie courante, pain quotidien. Pire : sans doute était-ce, au cœur de la sinistre réalité locale, le moins insupportable.
Et cette sinistre réalité, elle devrait la côtoyer, s'y plonger jour après jour. Sans craquer. Sans se laisser atteindre. Sans se laisser emporter par un inévitable dégoût, un désir presque inéluctable de changer les choses.
Des choses qui, malheureusement, ne pouvaient être changées.
Il avait failli, lui, lorsqu'il avait gagné Mélandis pour la première fois. Et pourtant, à l'époque déjà, il était endurci, voyageait sur les routes depuis des décennies, avait assisté à bien des horreurs. Cela n'avait pas fait le poids. La révolte l'avait envahi. La volonté d'infléchir le destin de tant d'esclaves, de tant de pauvres gens l'avait submergé. Dépassé.
S'en était suivi la rébellion, la guerre civile.
Le massacre.
Si lui n'avait pas su garder tête froide, comment Valaellyn le pourrait-elle ? Alors qu'elle semblait déjà ravagée par ce qu'elle venait de voir ? Par cette once infime de la malignité mélandienne ?
Elle n'avait connu que Hautépine...
L'elfe se prit à douter, tout à coup. A douter de son amie dont, il le présentait, il serait davantage le soutien que le soutenu. A Douter, aussi, du bien fondé de cette expédition, de cette organisation. Bien sûr, il y aurait des hommes et des femmes expérimentés, là-bas. Pour les guider, les encadrer, les contenir. Des hommes et des femmes que rien ne prédisposait à semblables fonctions, et qui avaient fourbi leurs armes à force d'expériences.
Mais combien seraient-ils ?
Et cette idée d'emmener sur place ceux qui avaient perdu les leurs, était-elle bien raisonnable ? Certes, la vie n'avait pas été tendre avec eux. Ils avaient dû traverser la dictature... Serait-ce suffisant, néanmoins ? Ou, au contraire, n'allait-ce pas nourrir leur désir profond de se battre, de lutter, de renverser les montagnes ?
Taliesin ferma les yeux. Poussa un profond soupir. Tenta de faire le vide.
N'y parvint pas.
Il allait entraîner Valaellyn dans cet enfer. Elle avait été volontaire, certes, mais cela n'y changeait rien. En venant trouver les Merlus, il l'avait poussée à intervenir, à se jeter elle même dans la gueule du loup. Un loup dont les mâchoires risquaient fort de la broyer.
Il allait entraîner Valaellyn dans cet enfer. Alors qu'il refusait que Victor l'y suive. Victor qui, pourtant, aurait été probablement plus solide. En cela, la prêtresse avait raison : c'était un survivant. Du haut de sa poignée de printemps, il avait survécu à plus d'épreuves que bien des vieillards.
Et tenu bon, fait face. Toujours. Même quand lui flanchait.
Taliesin se massa les tempes. Il s'égarait. Il ne pensait plus droit.
Il observerait Valaellyn. Et si, d'aventure, elle ne se remettait pas, si le choc s'avérait plus profond... Il lui demanderait de rester avec les enfants. L'encouragerait à demeurer à Mersant, à prendre le prochain navire pour Luménis.
C'était sans doute la meilleure chose à faire.
Les épaules basses, son bel allant du réveil déjà balayé, oublié, il se remit en marche pour gagner la salle commune.

Dans la salle de l'auberge, le petit déjeuner se terminait. Il ne restait plus guère que Fred et George attablés, qui lorgnaient leur assiette avec les mines piteuses de ceux qui ont trop bu la veille. Les courtisans étaient rassemblés à une autre table, aussi enjoués que d'ordinaire. Valaellyn s'était réfugiée près d'une fenêtre et fixait, solitaire, ses mains. Katja revenait déjà vers elle avec un bol fumant.
A cet instant, la porte s'ouvrit sur Constance, trempée mais pleine d'énergie, qui décocha un sourire radieux à Taliesin en croisant son regard, avant de se débarrasser de son épais manteau ciré. Toujours pas la moindre trace des enfants.

Il rendit vaille que vaille son sourire au capitaine... Puis demeura immobile.
Il ne savait que faire, vers qui aller. Il aurait bien demandé à Constance ce qui provoquait sa bonne humeur, mais ç'aurait sans doute été indiscret ; il aurait voulu réconforter Valaellyn, craignait toutefois de la déranger plus qu'autre chose au milieu de son trouble ; il aurait pu, aussi, venir tenir compagnie aux jumeaux, quoi qu'avec le mal de crâne qu'ils devaient avoir, ils préféraient sans doute qu'on ne leur parle pas trop...
Alors, il finit par gagner le comptoir, pour y commander un thé corsé. Lui aussi avait besoin de se remettre.

Le dénommé Rutger, un homme d'une cinquantaine d'années, curieusement mal assorti avec Katja, se trouvait derrière le comptoir et il servit Taliesin sans véritablement ouvrir la bouche. Il ne semblait pas hostile pour autant. Constance ne tarda pas à le rejoindre, s'assit sur un des tabourets qui faisaient face au tenancier et ébouriffa ses cheveux mouillés.
" Le bateau a bien tenu le coup et mon équipage est toujours vivant !" s'exclama-t-elle avec le sourire. " Je pense qu'ils étaient tellement ravis d'avoir la cabine pour eux seuls qu'ils ne se sont rendu compte de rien."
L'expression neutre de Rutger s'altéra un peu, amusée.
" A mon avis, cela va tomber pendant la nuit, nous pourrons partir dans la matinée, demain."

-Voilà une bonne nouvelle... dit l'elfe d'un ton bien plus joyeux que lui-même ne l'était en réalité.
Certes, il n'était pas mécontent de voir cette halte se terminer sous peu : aller de l'avant était un bon moyen de ne plus tergiverser, d'autant qu'une fois quitté Mersant, beaucoup de choses seraient définitivement réglées.
Mais s'il avait compté observer la manière dont Valaellyn se remettrait... Le délai semblait bien court. Il devrait donc être attentif et, le cas échéant, agir avant qu'il ne soit trop tard.

Mais Constance ne semblait pas dupe de l'expression faussement enjouée du barde et elle le dévisagea, suspicieuse.
" Quelque chose vous chagrine ? Est-ce à cause de... nos compagnons d'escale ?" demanda-t-elle de but en blanc.
Rutger toussa dans son poing et le Capitaine soupira avant d'attraper Taliesin par la manche et de l'entraîner à une table voisine.
" Si c'est le cas, je dois le savoir."

Le barde ne put s'empêcher de jeter un regard en direction de la jeune prêtresse, toujours solitaire. Puis de grimacer.
Il rechignait à parler d'elle hors de sa présence, mais... Le capitaine devait être mis au courant de ce genre de chose. Afin d'encadrer au mieux ses troupes, de prévenir les problèmes...
-Il n'y a pas vraiment de problème. finit-il par dire. Mais... Un Mélandiens a demandé l'aide de Valaellyn pour soigner l'un de ses esclaves. L'elfe qui est dans le dortoir, sous les toits. Elle a accepté, nous y sommes allées ensemble, et... Je crois qu'elle a été très ébranlée. Par le collier, les chaînes, le mépris du Mélandien, la façon plus que brutale dont il a forcé le malade à boire sa potion, alors que celui-ci... n'en voulait manifestement pas.
Il soupira, baissa encore le ton pour que personne, hormis Constance, ne puisse l'entendre.
-Du coup, forcément, je me demande comment elle réagira, quand nous serons arrivés. Je me demande comment tous ceux qui n'y sont jamais allés réagiront. Parce que là-bas, c'est... On ne peut pas imaginer pire que là-bas, serais-je tenté de dire.

Constance acquiesça.
" Il y a une différence fondamentale, là-bas. Nous ne serons pas en huis-clos avec les esclavagistes. Bien sûr, nous en verrons mille, et nous serons confrontés aux manières mélandiennes. Mais nous n'aurons jamais à les fréquenter d'aussi près... et sans pouvoir nous en éloigner au besoin. Enfin... Certains d'entre vous devront peut-être s'infiltrer plus profondément dans le système, pour atteindre des proches sur lesquels la toile s'est refermée plus fortement..."
Elle eut un maigre sourire.
" Ce n'est que la quatrième fois que j'y retourne. Je suis Capitaine de mon navire, je ne participe pas aux opérations sur place... Seskan a dû vous expliquer cela. Mais de mon expérience... La moitié des gens que nous recherchons sont déjà morts. Ce sont souvent ceux que l'on cherche le plus longtemps, pour lesquels nous devons le plus nous impliquer. C'est dans ces moments là que parfois, des liens se tissent avec d'autres esclaves sur place... En général, nous laissons les personnes qui ont perdu leur parent ramener quelqu'un d'autre. Cet acte de générosité agit comme un hommage, adoucit le deuil, je ne sais pas. Mais vous avez raison de penser que Melandis marque à jamais. Vous devez le savoir mieux que quiconque..."
Elle leva les yeux et les posa sur Valaellyn.
" Avoir Valaellyn avec nous serait vraiment très positif pour le groupe... Nous n'avons plus de clerc sur place depuis que Seskan s'est grillé la dernière fois qu'il a mis les pieds à Melandis... Amener un Lathandrite à Melandis n'était pas non plus une idée lumineuse, je l'avoue. Mais les talents de Valaellyn seraient très appréciables. On ne récupère pas toujours les gens dans un état très reluisant. Cela dit, si vous pensez qu'elle n'est pas capable de faire face... C'est votre choix. Une autre possibilité serait de la confiner au quartier général. Si elle ne sort pas, elle ne verra rien."

Taliesin demeura pensif quelques instants, puis hocha lentement la tête.
-C'est une possibilité. Ce sera à elle de décider, dans tous les cas. Pour être franc, je rechigne de plus en plus à la laisser m'accompagner. Mais... Autant pour les gosses, je pense pouvoir décider, autant pour elle... Elle s'est proposée pour venir. A décliné chaque fois que je lui suggérais de rester en arrière. Qui suis-je, pour lui imposer quoi que ce soit ? D'autant que j'ai bien conscience que ses talents nous serons très utiles...
Il but quelques gorgées de son thé encore brûlant.
-Pardonnez-moi cette question, mais... Ne craignez-vous jamais que ceux que vous menez là-bas... se laissent gagner par la révolte ? Qu'ils veuillent agir au-delà de leur mission première ? C'est ce qui m'effraie le plus, pour tout dire. D'autant que j'ai moi-même... commis cette erreur, autrefois. Je sais donc comme il est facile de se laisser emporter, face... à la situation.

" A part vous... et je pense que vous avez d'avantage de roc dans la tête qu'autrefois, ce groupe ne diffère pas des précédents. Les jumeaux sont peut-être un peu plus enflammés, mais nous avons des agents sur place qui savent gérer ce genre de personnalités. Non, Melandis va les écraser, comme les autres. Ils réaliseront rapidement qu'ils doivent s'en tenir à leur mission et rien d'autre. La première veille sera terrible : elle l'est toujours. Il y aura des larmes et des cris derrière les murs de notre repaire. Puis les forces reviendront. Peut-être que l'un ou l'autre restera en arrière, la plupart du temps... Mais les gens finissent par puiser en eux-mêmes, par se fortifier, par agir comme ils le doivent. Ceux qui ne parviennent pas à aller de l'avant... intègrent la Réunion, simplement. Sur place, vous verrez au moins trois personnes qui, comme vous, ont fait partie d'un voyage et n'ont pas pu repartir en arrière ensuite. Pourtant, deux d'entre elles ont retrouvé celui qu'elles cherchaient. Mais l'horreur les a engagés auprès de nous pour toujours. Je ne serais pas surprise que ce soit le cas pour Fred et George, par exemple. Ils sont jeunes, déterminés... et ils naviguent bien. Quoi qu'il advienne, ils pourraient ne plus jamais retourner à leur ancienne vie."
Elle soupira, revint à Taliesin.
" Le risque est plus grand ici, parce que ces Mélandiens sont coincés à l'auberge avec nous. Là-bas, les esclaves seront innombrables. Ils ne seront pas, je suis désolée de le dire, des individus. Ils seront la masse et ils s'y perdront."

-Oui...
Il reposa son bol.
-Désolé pour ces interrogations. Je ne veux certainement pas paraître remettre en cause vos méthodes, que je sais bien rodées et efficaces. C'est juste que... Oui, ici, la situation est particulière, comme vous le disiez. Vivement que nous ayons repris la mer.
Il fallait juste tenir bon encore quelques heures. Et prier pour qu'aucun incident ne se produise.

" Ce ne sera plus long. Vous devriez peut-être conseiller à votre amie de rester dans sa chambre... et garder un oeil sur elle. Il serait dommage qu'elle fasse quelque chose d'inconsidéré alors que jusqu'ici, tout le monde se tient bien. Si vous sentez qu'elle est vraiment proche d'un point de rupture, je peux la consigner à bord, mais je ne voudrais recourir à cette mesure que si c'est la seule solution... Je n'aime pas donner des ordres à mes passagers... et la mer est vraiment mauvaise."

-Comptez sur moi. J'ai bon espoir que... le choc passe. Et Valaellyn est tout aussi consciente que nous de l'importance de ne pas faire de vagues. Mais je serai aussi attentif que possible. Mieux vaut prévenir que guérir.
Il s'efforça de sourire.
-Merci de m'avoir écouté.

" Tant mieux si j'ai pu vous aider quelque peu." fit Constance, dubitative. " Je n'aime pas extirper leurs secrets aux gens, chacun a le droit à sa part de mystère, mais tout ce qui est du ressort de la sécurité de cette expédition me concerne au premier chef. Je vous remercie de m'avoir parlé. N'hésitez pas à venir me trouver au besoin."

-Je n'y manquerai pas. répondit-il doucement.
Puis il reporta son attention sur la salle, sur ses occupants. Sur Valaellyn, particulièrement. Enfin, il parut, pour la première fois, remarquer l'absence des gamins, et en vint à se demander si, la veille, Fred et George n'aurait pas partagé trop généreusement leurs pintes avec eux... Ce n'était pas impossible, les connaissant.
En tout cas, il n'était pas inquiet. Et se sentait un peu plus léger. Ce n'était pas la première expédition du Capitaine, pas la première opération de la Réunion. Les choses étaient bien en place et, de fait, il n'avait sans doute pas de réelle raison de s'inquiéter.

Constance laissa Taliesin et s'en retourna au bar. La journée promettait d'être semblable à la précédente : propice au repos, peut-être à quelques menues activités comme un décrassage en règle ou un peu d'exercice. L'échoppe voisine et la ferme étaient peut-être ouvertes en dépit du mauvais temps. En tout cas, plusieurs personnes arrivèrent à l'auberge et en repartirent, toujours trempées mais sans réel fracas.
Valaellyn était toujours solitaire à sa table, jusqu'au moment où un des courtisans vint s'installer en face d'elle et commença à lui parler. Katja leur apporta à boire. Fred et George finirent de déjeuner mais ne quittèrent pas la table pour autant.

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