La Couronne de Cuivre

En provenance de la Vierge d'Argent:

Le mal de tête reflua lentement sur la route de l’auberge. Il prit le temps d’errer dans le quartier du port. De profiter du chaos, et du relatif anonymat de la foule, des commerçants haranguant les derniers clients. Sa démarche était fluide, son pas sur et discret, et son regard attentif aux environs. Un jour comme un autre, en somme. Mais en ce qui le concernait, sa journée la plus constructive depuis bien longtemps.

L’après-midi touchait a sa fin, et Admar franchit la porte de l’auberge. Il s’installa au fond de la salle commune, par habitude dos au mur, commanda un ragoût avec une bière.
Ainsi pouvait lui profiter de son repas, sans attendre un coup derrière le crane. Tout en pouvant exploiter la vue sur l’entrée de l’auberge.
Peu lui importait s’il avait été suivi – il était simplement curieux de la suite des évènements. Il avait par ailleurs remarquablement peu de choses à cacher, mais cette apparente simplicité n’était jamais acceptée de bon gré dans sa branche. Une saine paranoïa bien souvent régnait dans le monde des mercenaires et des roublards ; c’était souvent ce qui faisait la différence entre une carrière réussie et un couteau dans le dos.

Il ne lui arriva rien. Du moins rien d'anormal. Personne ne vint tenter de le poignarder dans le dos ou d'autres joyeusetés de ce genre. Il put donc dîner tranquille. Il entendit quelques rumeurs entre la guerre perdue contre Mélandis, les privations, les pertes de territoire et le déshonneur qu'elle avait engendré. Les manostiens étaient moroses et à en croire les regards en biais qu'il reçut de plus en plus suspicieux.

Apparemment, le tout venant se méfiait des étrangers.

Ah. L’odeur des ennuis. Apparemment, ils n’étaient jamais bien loin. Il sirota sa bière, délibérément oublieux de l’ambiance progressivement hostile qui s’installait dans la taverne.

Il suffisait de gratter a peine sous le vernis de loi et d’ordre de la cité pour en percevoir la violence qui couvait. Loin des préoccupations et des idéaux de Manost, la bonne vieille frousse. Celle qui empêche d’agir seul, mais après tout, la transition entre une foule de trouillards et un ramassis d’imbéciles était souvent subtile. Une pensée que n’aurait pas renié Eliaëdel. Avec un langage plus fleuri, et probablement formulé à voix haute. Et avec une arme ouvertement prête à servir.

Et il constituait une cible en apparence parfaite. Un étranger, seul, dans une taverne remplie de citoyens frustrés. On en avait lynché pour moins que ça.

Il se détendit malgré tout imperceptiblement, et sortit de sa poche un vieux paquet de cartes. Il était prêt à agir*: non que la perspective d’un retour aux prisons manostiennes ne l’enchante le cas échéant, mais c’est toujours mieux qu’un aller simple pour une fosse commune au nom de la justice populaire. Il était doué avec un couteau. Voire avec un pied de table. Mais il savait encore mieux le cacher.
Il suffisait d’attendre qu’un de ces idiots fasse le premier mouvement. En attendant, il n’avait pas fait de réussite depuis longtemps.

Plusieurs hommes s'entre-regardèrent. Les brutes étaient revenues de la guerre humiliées, frustrées par la défaite. Depuis leur retour, elles s'ennuyaient. Elles cherchaient sans vraiment s'en rendre compte un bouc-émissaire. Quelqu'un sur qui vomir tous ces sentiments négatifs. Une victime expiatoire pour se venger. Et l'étranger seul dans son coin tombait à point nommé.

Ils se rapprochèrent donc, un sourire mauvais sur le visage. Le premier d'entre eux, autoproclamé chef lui voulut savoir.

"Toi l'étranger, qu'est-ce que tu fais ici ?"

« Je joue aux cartes. »

D’une voix nonchalante, et sans lever le regard.

Il n’y avait en revanche pas à se demander ce que le quatuor d’imbéciles avait en tête. Et rien de ce qu’il ne pouvait raconter les ferait changer d’avis. Ils n’avaient besoin que d’un prétexte, et au vu de leur profil, leur volonté de discuter se limiterait a quelques volées de phalanges dans le cas le plus optimiste.

Mais la patience et la politesse n’étaient toujours des qualités utiles face à une menace directe. Et se montrer émotif dans ce genre de situation n’a jamais permis de se tirer d’affaire. Pas dans domaine d’activité, tout du moins. Son visage resta indéchiffrable. Il avait toutefois un motif de satisfaction*: un chef qui se désignait de lui-même. Cela lui simplifiait la tache. Il était prêt, il n’attendait plus qu’a ce que la brute se découvre en faisant une action ouvertement stupide. Ce qui ne manquerait pas d’arriver de façon imminente.

"Tu as besoin d'un peu de compagnie comme qui dirait ..."

Un rire gras accompagna la réflexion du chef qui s'assit à sa table sans avoir été invité. Quelques secondes plus tard, les deux autre prirent place autour de lui, le toisant avec un petit sourire imbécile sur le visage. Apparemment, ils appréciaient ce genre de situation dans lesquelles ils pouvaient intimider en toute impunité.

Admar rangea les cartes avec soin, sans se précipiter. Le parleur s’était mis a portée, vraisemblablement pour lui passer un bras amical autour du cou. Une poigne de fer lui enserra la nuque, tandis d’une dague au métal mat, terriblement effilée, s’arrêta a quelques millimètres de sa gorge. Il savait rester efficace et minimaliste.

« Bonsoir, grande gueule. Tu cries, tu crèves. Un mouvement stupide, même sanction. Tes petits copains font de même, tu y passes. » D’un ton égal, froid, et professionnel, avec un sourire qui n'augurait rien de bon.

«Ah, et ne hoche pas la tête trop fort, tu pourrais bien finir par te couper tout seul. J’ai passé une mauvaise journée, et la présence de quatre imbéciles frustrés ne fait rien pour calmer mes nerfs. Tu as bien compris? »

Et s’adressant aux autres: « Je vous laisse dix secondes pour dégager le plancher. »

L'homme déglutit mais se garda bien de baisser la tête. Admar sentit bientôt une odeur suspecte indiquant que sa menace avait eu l'effet escompté voire un peu plus. Une fois libéré de l'emprise de l'homme, il s'en fut à grand pas vers la porte suivi de ses acolytes.

Mais au regard qu'il lui lança avant de franchir le seuil, Admar devina qu'il ne comptait pas en rester là.

Il secoua la tête sans joie, et rengaina sa dague. Il était circonspect, tout du moins. Il avait mieux a faire que de se préoccuper de quelques imbéciles, et pourtant, les circonstances les poussaient sur sa route. Et il n'avait pas fini d’en entendre parler probablement.
Il se leva. Il était temps d’aller dormir. La journée avait été longue, sa tête lui faisait de nouveau un mal de chien, et plus important, il devait penser a sa prochaine action. Elle impliquerait très vraisemblablement la Vierge d’Argent, et il préférait pour le moment faire les choses dans les règles. Il ne voulait pas s’attirer immédiatement l’hostilité de sa seule source d’information. Et, de manière plus importante, il était seul en ce moment. Il avait bien quelques contacts avec d’anciens prisonniers comme lui. Tous n’étaient pas de mauvais bougres, mais la paranoïa manostienne durant la guerre avait eu tendance à faire peu de distinction entre les vrais ennemis et ceux supposés. Mais aucun des contacts noues n’était assez fou pour risquer sans peau dans une mission ouvertement suicidaire. Admar avait du mal a leur en vouloir.

Il grimpa à l’étage. La chambre était simple. Mais défendable; la fenêtre donnait sur les toits, ce qui était toujours appréciable. Il doutait de la capacité des brutes précédemment rencontrées à jouer les acrobates, contrairement a lui. Il verrouilla la porte, tout en prenant soin de bloquer l’ouverture avec un coffre avec lourd pour lui offrir quelques secondes de répit. Et une clochette judicieusement placée pour le réveiller a temps. Si des visiteurs impromptus tels que ceux qu’il avait connus devaient venir, ils feraient avant toute chose un barouf du tonnerre avant d’arriver a leurs fins.

Il retira ses bottes, et s’allongea sur le lit. Un couteau de lancer idéalement à portée, et prêt à servir. La nuit portait conseil. Non?

Il put dormir tout son saoul. Apparemment, son geste avait mouché toute envie de confrontation directe. Il fut réveillé par le battement de la pluie sur les toits. Le fond de l'air s'était fait humide et la ville encore plus grise.

Les sons montant de la salle commune lui apprirent que la matinée était déjà bien entamée. Du moins pour les manostiens dont la discipline les poussait à se lever à l'aube.

Il se leva. Eh. À défaut de porter conseil, au moins il avait pu dormir. D’une nuit sans rêves, mais sans cauchemars par ailleurs. Il y avait du progrès. Il se débarbouilla consciencieusement, grimaçant au contact de l’eau froide, mais il appréciant ce retour a une vie plus normale. Les prisons manostiennes n’avaient pas arrange son humeur, et il lui fallait agir avec calme et détachement.

Quelques minutes plus tard, il était prêt. Présentable, même. Enfin, rien qui ne le fasse subitement passer sur la liste des gendres idéaux – trop de méfiance envers ses semblables et autres créatures pensantes-, mais au moins, rien qui n’attire l’attention d’une manière défavorable.

Il lui faudrait revoir Delcia. Mais il doutait qu’elle cherche a le contacter. Pas maintenant, tout du moins. Si l’herboriste avait bien connu Eliaëdel, il était par ailleurs hautement improbable qu’elle tente de bon gré a la retrouver. Il soupçonnait qu’elle se satisfaisait totalement de cette ignorance.
Et il était douteux que l’elfe soit encore présente a Manost. Il en aurait nécessairement entendu parler, d’une manière ou d’une autre. Elle jurait totalement avec la cité; il comprenait que ce raisonnement tordu qui a pousse la barde a s’installer brièvement ici. Mais il savait par ailleurs qu’elle ne saurait supporter trop longtemps le carcan rigide de lois imposé a la ville. Sans compter sa capacité presque innée de s’attirer des ennemis.

Non. Elle n’était sans nul doute plus ici. Ni dans la campagne avoisinante, ou le relatif anonymat des villes qui offrait une protection contre les regards trop curieux et trop méfiants était simplement absent.
Deux choix restaient. Soit il retrouvait ses ossements. Soit il lui fallait regarder vers Mélandis et le vaste territoire qu’elle contrôlait. Et se préparer pour un nouveau long voyage. Et un sacré paquet de dangers, aussi. Mais il avait déjà longuement considéré cette opportunité lors de ses mornes mois en détention.

Il n’avait guère mieux à faire. Et sa malédiction était particulièrement patiente et tenace. Partir maintenant n’aiderait pas a la lever, mais la mauvaise volonté et la paranoïa manostienne ne lui étaient d’aucun secours. Par simple sens de la curiosité, il en informerait Delcia, le moment venu. Non que ca ne trouble ses rêves, mais plus au nom d’un sens de l’humour teinte de cynisme. Et qui sait, peut-être en ressortirait-il quelque chose? Et la réponse, au plus profond de lui, tenait en quelques mots: des putains d’ennuis.

Il ouvrit la porte, et descendit dans la salle commune. Il avait du monde à rencontrer, aujourd’hui, et il ne le ferait que l’estomac plein.

Une forte activité régnait dans la salle commune. Plusieurs prenaient une collation avant d'aller travailler, quelques piliers de comptoir avaient déjà leur verre à la main. Admar ne repéra cependant aucun de ses agresseurs de la veille. Bien sûr, certains haussèrent un sourcil devant un étranger mais aucun ne fit mine de vouloir lui parler. Le récit de l'épisode de la veille avait sûrement gagné de nombreuses oreilles. Il pouvait donc manger tranquille.

Une serveuse s'approcha de lui, un plateau entre les mains.

"Qu'est ce que je vous sers ?"

«Le plat du jour, s’il vous plaît.»

Il ne serait pas fâché de quitter la taverne. Le point positif, c’est que personne ne le dérangeait. A contrario, si personne ne daignait communiquer avec lui, il risquait de devoir chercher encore longtemps. L’atmosphère de la ville lui déplaisait de plus en plus. Mais sa destination était par bien des aspects guère plus accueillante. C’était toutefois des règles implicites qu’il connaissait par cœur. Avec un penchant plus prononcé pour la brutalité.

Le ragoût le sortit de ses pensées. Il mangea sans joie ni empressement particuliers. Il était morose. Il avait besoin de continuer à réfléchir décemment, sans avoir l’impression de devoir se battre à mains nues contre un mur. De silence et de secrets.
Il avait besoin d’air. Frais, de préférence. Et d’une conversation qui ne finisse pas en cul-de-sac. Au moins, il savait où chercher.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] L'auberge du port