La Couronne de Cuivre

Rester debout, veiller à ne pas écoper d'un mauvais coup, guetter le moment opportun pour porter une nouvelle attaque... Il y avait là de quoi monopoliser toute l'attention de Taliesin, si bien qu'il failli ne pas réagir au juron du Luménien. Cependant, celui-ci lui ramena à l'esprit ses craintes récentes, notamment celles liées à l'humanoïde qu'il avait vu brièvement sortir la tête de l'eau.
-Des ennuis, Kerun ? s'enquit-il.
Certes, Gauthier leur avait recommandé le silence. Mais ce conseil n'avait plus guère de sens, vu le bruit provoqué par l'affrontement... et celui causé par l'appeau.

Taliesin attendit le moment opportun et se fendit pour toucher la zone approximative du coeur de la bête. Son épieu s'enfonça profondément dans l'animal, lequel redoubla de frénésie. Cette fois, la gueule furibarde s'accrocha dans la corde et Gauthier poussa un juron. Il en profita pour frapper à nouveau lui aussi. L'alligator se contorsionna dans d'ultimes soubresauts et la corde céda, l'envoyant choir dans l'eau rougie et brisant les épieux. Mais la bête à l'agonie n'était plus capable de contrôler sa furie et elle se contenta de rouler sur elle-même, transformant la mare en bassin bouillonnant. Gauthier s'était reculé, mais Taliesin fut fauché aux genoux par la queue et tomba assis dans un buisson de roseaux. Kerun, de son côté, perçut le danger et, le petit monstre désormais ceinturé contre lui, esquiva l'alligator en remontant sur la berge. L'animal bougeait déjà avec moins de violence. Il se débattit encore quelques minutes, de moins en moins fort, puis finit par s'immobiliser. Gauthier s'approcha, le poussa du bout de son épieu cassé, et le reptile tenta de l'atteindre. A la troisième tentative, il demeura flasque.
" Victoire ! annonça le second, le sourire ravi.
— Est-ce que quelqu'un peut me débarrasser de ce truc ?" répondit Kerun.

Entretemps, Taliesin s'était relevé et avait entrepris de s'épousseter, ce qui n'améliora guère l'état de sa mise.
-Kerun, on ne t'a jamais dit que c'était déloyal de s'en prendre à plus petit que soi ? lança-t-il en s'approchant. Bon, je veux bien essayer de te libérer des charmantes attentions de ton nouvel amis, mais reste à savoir comment... Hum, tu tiens à ce qu'il garde la vie sauve ou cela n'a-t-il aucune importance ?
Tout en parlant, il examinait la créature. Peut-être sa race ne lui était-elle pas complètement inconnue ?

Kerun avait le visage marqué de grandes griffes sanglantes. Le reste de son anatomie semblait avoir survécu aux attentions de la créature, laquelle tourna son regard jaune vers Taliesin.
" Tu ne vas pas me tuer, ssssssi ? Pourquoi me tuer ? Je sssssuis petit, ssssssi sssssi petit, hein ? Non ? Tu aimes le poisssssssson ? Je peux te donner du poissssssson, l'elfe, je voudrais te donner du poisssssssson !"
Gauthier arriva derrière le barde.
" Ah, pouah. Un diablotin des marais. On fait mieux de le liquider puis de filer. Ils sont rarement seuls et si toute la famille rapplique, ils vont essayer de nous noyer. Surtout vous, en fait. Ils adorent noyer les elfes.
— Oh, non, non, on ne fait pas ççççççça, nous, non. On les invite, cccccc'est tout, pour le poisssssson, tu ssssssais ?"

" Non, non, non, non, non ! Méchant elfe ! Trrrrrrrrrès méchant ! s'exclama la petite créature de sa voix aiguë. Je te donnerai mon trésor !
— Il bluffe, ces créatures n'ont pas de trésor." dit Gauthier.
Kerun paraissait vaguement mal à l'aise, mais il ne dit rien pour venir en aide au monstre, se contentant de détourner la tête pour ne pas se retrouver aspergé de ce qui ne manquerait pas de gicler.

La créature le dévisagea avec des yeux larmoyants puis pleins de haine, mais Taliesin ne se laissa pas atteindre et d'un coup précis, il enfonça sa lame dans la nuque du diablotin. Celui-ci se crispa puis se détendit et Kerun le jeta dans l'eau avec une grimace. Il y demeura, flottant face vers le fond.
" Il va falloir rentrer rapidement. Ces griffes sont généralement empoisonnées, tu pourrais avoir de la fièvre.
— J'ai des frissons mais je crois que ça va aller. J'ai une certaine habitude des empoisonnements, je dois dire."
Il passa les doigts sur ses joues, les couvrant de sang.
" Par contre, je vais avoir une superbe allure pendant quelques jours... On pourra m'appeler le balafré."
Gauthier rit, posa une main consolatrice sur l'épaule de Taliesin et retourna au chevet de l'alligator.
" Enfin, pendant que tu dansais la gigue avec le diable, Taliesin et moi avons tué l'alligator."

Rengainant son épée, Taliesin jeta un regard inquiet aux alentours : il ne pouvait s'empêcher d'imaginer une horde de diablotins fondant sur eux à l'improviste...
[color=#FFFFF66]-Je te file un coup de main pour ramener notre prise à bon port ?[/color] demanda-t-il en rejoignant Gauthier.
Plus vite ils seraient rentrés, mieux ce serait : il ne se sentirait vraiment tranquille qu'une fois remonté sur la Vouivre. Et en attendant, il comptait bien faire preuve d'une grande vigilance...

" File-moi ton épieu, Kerun." dit Gauthier.
Armé de la lance survivante, le marin rapprocha la carcasse du bord de la mare. Ensuite, avec l'aide du barde, il tira l'alligator hors de l'eau. C'était une bestiole énorme, pesante, et Gauthier grimaça.
" Je vais en dépecer une partie ici, ou on n'y arrivera pas."
Il se pencha et incisa la peau du ventre, découvrant les chairs, qu'il coupa ensuite jusqu'aux organes internes. Il extrait les entrailles, qu'il jeta à l'eau. Immédiatement, celle-ci se mit à bouillonner comme d'innombrables poissons voraces profitaient du festin. Il conserva le foie, le coeur, les poumons et les reins, qu'il glissa dans le sac du canard, puis attaqua la gorge afin de sectionner la tête. Il hésita un moment puis l'encorda et la déposa par terre. Enfin, il se servit de la lance de Kerun pour ficeler les pattes de l'alligator.
" Espérons que ça tiendra. C'est un gros." fit-il avec une grimace.
Il se tourna vers ses deux acolytes.
" Taliesin, tu vas prendre le sac et la tête. Même avec sa mine écarlate, je pense que Kerun a un peu plus de muscles. Si tu craques en chemin, Kerun, on organisera un relais. Mais nous ne sommes pas si loin..."
Kerun se frappa la joue du plat de la main.
" Je ne serais pas contre bouger car j'attire les insectes.
— En route, alors."

-J'aurais bien aimé garder une main de libre pour tirer l'épée en cas de mauvaise rencontre, mais j'imagine que lâcher nos trophées ne me prendra pas si longtemps que ça... commenta-t-il.
Le regard fouillant toujours les environs, il jeta le sac par dessus son épaule et s'empara de la tête du saurien.
-Je vais couvrir vos arrières, reprit-il.
Même s'il avait déjà fait le trajet, il se fait davantage à Gauthier qu'à ses souvenirs...

Ils cheminèrent à nouveau dans le marais et Gauthier n'avait pas menti : malgré l'angoisse insidieuse qui avait saisi le barde, le chemin lui parut moins long. Sans doute avaient-ils progressé en zigzag à l'allée et pouvaient-ils regagner la Vouivre par le chemin le plus court, à présent. Kerun ne demanda pas à être relevé mais il eut quelques pas incertains et s'enfonça une fois jusqu'au genou dans un trou de boue, duquel Gauthier dut l'arracher. Il parvint cependant à conserver sa botte, ce qui n'était pas un maigre exploit.
Malgré sa vigilance constante, Taliesin ne vit rien de spécial. Ou plutôt, il vit mille créatures, cochons sauvages, serpents et salamandres, perroquets colorés et échassiers timides, rats furtifs, castors pansus, des grenouilles de toutes les couleurs, un demi-million de têtards et d'imposantes libellules, beaucoup trop de mouches et de trop près, mais aucun autre humanoïde.
Lorsqu'ils arrivèrent près de leur navire, Greta et Constance se portèrent à leur aide, le capitaine délesta Kerun de l'épieu, Greta se porta à la hauteur de Taliesin et le félicita pour la taille de leur prise. Ils gravirent la passerelle et retrouvèrent Guéric à bord, qui les félicita à son tour, puis se moqua joyeusement de l'agent luménien. Ce dernier finit par s'asseoir par terre et retirer ses bottes, découvrant des mollets pâles couverts de grosses traces noires.
" Ah bouse..." fit-il et Taliesin reconnut la petite forme oblongue des sangsues.
Pendant ce temps, Gauthier s'entretenait avec Constance. Le barde eut à peine le temps de déposer son sac que la Vouivre larguait les amarres. Peut-être fallait-il s'inquiéter, après tout...

Sans doute, même. Mais la grande question était : pour quelle raison devaient-ils s'inquiéter ? A cause d'une possible attaque massive des diablotins des marais, ou à cause du poison qui courrait dans les veines de Kerun ? Une chose était sûre : il comptait bien en avoir le cœur net.
-Désolé, on n'a pas eu le temps de récolter des têtards... dit-il en gratifiant le Luménien d'une tape amicale sur l'épaule. Mais je parie que les sangsues peuvent faire de la très bonne confiture...
L'instant suivant, il se mettait en quête de Gauthier. Si le motif de leur départ précipité était l'empoisonnement, et s'il y avait le moindre risque qu'ils n'atteignent pas Ferhulm à temps, il utiliserait le pipeau. Après tout, l'instrument lui avait déjà fourni un antidote pour soigner Griselda...

Gauthier aidait aux manoeuvres, aussi Taliesin dut-il patienter avant d'avoir son attention. Quand la Vouivre eut regagné le coeur du fleuve et reprit sa progression, toutes voiles dehors, le second revint vers Kerun. Celui-ci avait trouvé de l'aide en la personne de sa fouine, qui gobait allègrement les sangsues. L'elfe grimaçait chaque fois qu'Esther arrachait une des bestioles.
" C'est un peu de moi que tu manges, maudite ! Et je ne suis pas certain que ce soit nécessaire au lien, non !" disait l'agent.
Gauthier le surplomba et posa une main sur son front.
" Il va bien, dit-il à Taliesin. S'il avait été sensible au poison du diablotin, il serait déjà fiévreux. Son organisme a bien résisté.
— Voilà une bonne nouvelle, répondit l'elfe.
— J'ai préféré nous mettre en route rapidement à cause des risques que nous soyons suivis par sa famille. Ils ne sont pas très dangereux, mais en groupe, c'est tout de suite autre chose. Et s'ils sont généralement cinq ou six, on ne peut jamais être sûrs... Nous avons déjà pris assez de retard comme ça.
— Heureusement, il y aura de l'alligator au souper pour me remonter le moral.
— Oh non, l'alligator doit mariner. Ce sera pour demain soir. Aujourd'hui, nous dînons sur terre !"

" Je crois que je vais encore bronzer un rien, si ça ne te dérange pas, répondit l'elfe. Esther n'en a pas fini et je ne suis honnêtement pas pressé de me voir dans un miroir."
Sur ce, il poussa un juron et attrapa la fouine par la peau du cou.
" Ça, ce n'était pas une sangsue, stupide bestiole ! Si, tu le savais !"
Gauthier leva les yeux au ciel.
" Je crois que Guéric a pêché en notre absence. Il y a de belles écrevisses dans ce coin et puisque la confiture de libellules n'est pas à l'ordre du jour...
— J'ai trouvé des fèves des marais, et il y avait plusieurs parterres de cresson sur le ruisseau un peu plus haut... Il devrait y avoir moyen de faire quelque chose d'un peu plus printanier, intervint Greta en s'arrêtant à leur hauteur. Guéric a déjà mis ses écrevisses dans un tonneau, en bas."

HRP : au prochain saut de niveau, Taliesin est obligé de mettre tous ses points de compétence en "cuisine" !

Mais Taliesin n'en était pas à sa première improvisation culinaire et il trouva rapidement ses marques devant les victuailles qu'on lui avait trouvées : des écrevisses, certes, mais aussi un saumon dodu, des fèves déjà écossées et des monceaux de cresson. Avec quelques oignons, une carotte encore dure, et des pommes de terre, il y avait là de quoi concocter un repas succulent. Sa seule frustration fut peut-être qu'ils ne purent s'asseoir tous ensemble pour le déguster et il dut porter des assiettes à droite à gauche sur le pont. En effet, le vent était devenu capricieux et tout l'équipage était à pied d'oeuvre. Cependant, tous le félicitèrent et le remercièrent pour ses prouesses gastronomiques. Seul Kerun déclina : il semblait un peu vaseux et expliqua au barde que son estomac n'était pas en état de tolérer quoi que ce soit. Il se replia d'ailleurs sur l'entrepont où, après un rapide décrassage, il alla se coucher. Son état ne paraissait cependant pas inquiétant.
Ils naviguèrent ainsi une bonne partie de l'après-midi.
Le soleil était à nouveau généreux, mais le vent demeurait froid et les arbres, de plus en plus grands, ombraient les bords du fleuve. L'eau demeurait verte, sans transparence, et l'on devinait ses habitants à leurs formes sombres et aux dos gris sale qui fendaient parfois la surface. Les abords de Ferhulm s'annoncèrent un peu plus tard, sous forme de quelques constructions sur pilotis. Des barques allongées étaient amarrées un peu partout et la Vouivre croisa plusieurs pêcheurs affairés, utilisant de grands filets pour capturer crustacés et poissons. Le cours de la Houleuse s'élargit soudain, formant comme un petit lac et Taliesin découvrit la petite ville à babord. Le port s'ouvrait dans la rivière, protégé par des digues assez imposantes, puis les maisons, de faible hauteur pour la plupart, colonisaient une pente douce qui s'élevait dans la forêt clairsemée. Leur bateau entama une manoeuvre tranquille pour se glisser à quai.

Une fois la Vouivre amarrée à quai, Constance rassembla l'équipage sur le pont. Kerun avait meilleure mine, il s'était changé et les griffures qu'il avait sur le visage s'étaient considérablement atténuées, même si l'une d'entre elles, plus profonde, marquait sa joue gauche d'un trait sombre.
" Bon. Greta et Belenn, vous irez au ravitaillement. N'oubliez pas de laisser les marchandises sur place, nous passerons les chercher demain matin avant de reprendre notre route. Gauthier et Calanon, vous irez négocier la revente des pierres précieuses dont nous avons hérité. Guéric et moi restons à bord pour les réfections et les aspects administratifs, mais nous vous rejoindrons à la Fleur de Sel en fin de journée. Gauthier, tu peux déjà réserver les chambres... N'oubliez pas que nous ne nous arrêterons plus avant Melandis, donc si vous avez des emplettes à faire, c'est le moment."
Elle se tourna vers Gauthier et Guéric.
" Et on se tient à carreaux, cette année, sinon je vous promets qu'il n'y aura plus d'alcool à bord avant le retour à Luménis.'
Les deux matelots ouvrirent des yeux scandalisés mais se gardèrent bien de protester.

L'elfe, qui s'était "verdi" avec un soin tout particulier, tira de sa poche la liste qu'il avait rédigée au cours des heures précédentes.
-Normalement, tout y est, capitaine. Sélectionner nos vivres ne devrait donc prendre guère de temps, et il sera aisé de remplacer une denrée par une autre, si le magasin n'en dispose pas.
Il avait évidemment employé sa passable imitation d'accent. Cependant, il avait l'intention de laisser Greta parler autant que possible. Rien n'interdisait à un matelot d'être taciturne, après tout...

Quelques minutes plus tard, ils étaient à terre, cheminant dans les rues de Ferhulm. La partie basse de la bourgade reposait sur des pilotis construits dans le marécage. Si l'ensemble paraissait solide, Taliesin nota plusieurs charpentiers affairés à certains endroits et de temps en temps, le sol s'affaissait légèrement sur son passage. Greta paraissait trouver cela tout à fait normal. De temps en temps, le marais se faisait cours d'eau et ils empruntèrent plusieurs ponts de bois, ainsi que des passerelles de planches reliées entre elles par des cordes, qui tanguaient dangereusement lorsqu'on les empruntait. Ferhulm semblait un lieu à éviter lorsqu'on était éméché et devait être extrêmement glissant en cas de pluie. Heureusement, le soleil était avec eux. Les allées étaient étroites et les maisons incertaines, dans cette partie du hameau, mais dès qu'ils commencèrent à gravie la colline boisée, la terre battue remplaça le bois sur les chemins et les constructions gagnèrent en solidité et en audace. Certaines des maisons avaient même une allure cossue qui n'aurait pas détoné dans un bourg hélonnien de moyenne importance. Taliesin vit quelques tavernes, plusieurs échoppes, mais Greta semblait savoir où le mener, si bien qu'ils grimpèrent encore quelque peu avant d'arriver devant la double porte d'un comptoir surnommé "L'Antre des Mille Mets". La jeune femme s'effaça pour laisser Taliesin passer le premier, puis le suivit à l'intérieur. Les odeurs mélangées de nourriture étaient presque suffocantes. Une demi-douzaine de personnes s'affairaient dans la pénombre, rangeant, triant et comptant les victuailles, si bien que l'arrivée des deux voyageurs passa quasiment inaperçue. Une femme d'un certain âge finit par venir à leur rencontre, les poings sur des hanches plantureuses.
" Si c'est pas la p'tite Greta qui vient faire ses courses. Comment qu'tu vas, p'tit feille ?
— Très bien, Madame Plantesouc. Et vous-même ?
— Toujours le pique-fesses, tu sais pas c'que c'est, mais je te le souhaite pas, ça non. Alors, qu'esse qui t'f'rait plaisir, c'te fois ?
— C'est mon collègue qui a la liste.
— Allons, reste pas planté-là, mignon. Mais va falloir qu'tu m'dises, parce que dans l'noir, là, j'sais pas lire les papiotes."

Il l'avait salué courtoisement et espérait bien pouvoir en rester là lorsque tomba la sentence. Sans se laisser démonter, il récupéra son morceau de papier et entreprit de le lire à haute voix, listant les denrées et les quantités nécessaires, le tout avec son pseudo accent de Vys. N'étant vraiment pas sûr de son coup en la matière, il prit grand soin de ne pas virer à la caricature, n'appuyant que les inflexions ou les prononciations sur lesquelles avait le plus insisté Gauthier, n'usant des autres que de manière discrète. De surcroît, ce qui comptait vraiment, c'était de paraître naturel, et c'est ce qu'il s'efforça de faire.
-Et je crois que c'est tout, conclut-il avec un sourire, ne sachant comment il s'en était tiré.

Greta lui accorda un sourire tranquille.
" Vous êtes encore allés les pêcher à Vys ? Ils sont pas très solides, ces Vysirs, si chaque fois, il vous en faut des nouveaux...
— C'est dans leur contrat ! se défendit Greta.
— Mais bon, j'vas voir c'que j'ai... Viens avec moi, p'tit gars... Faut qu'tu donnes ton avis, parce que c'est pas dit qu'la mère Plantesouc va r'filer d'la camelote, même à un p'tit zelfe dans ton genre..."
Elle prit une bonne inspiration.
" Mouais... J'préfère le miel des solaires. C'te p'tit parfum d'champis qu'baladent les sylvestres, ça donne la nausée quand on les pionce. Et m'regarde pas avec ces zieux. Dans mon jeune temps, j'en ai pioncé des plus jolis qu'toi ! J'suis toujours partante, d'ailleurs, si t'as d'la sève !"
Elle le fixa droit dans les yeux puis partit d'un grand rire.
" R'garde-le, Greta. Il a l'foie qui vire. T'inquiète, mon p'tit lapin, c'était une plai-san-trie !"
Puis elle l'entraîna dans les profondeurs du comptoir. Et la mère Plantesouc s'y connaissait en nourriture et elle trouva absolument tout ce que Taliesin avait mis sur sa liste, y compris les épices les plus rares. Elle le complimenta sur certains de ses choix, lui donna quelques conseils culinaires, l'aida à choisir la plus belle citrouille et le jambon le plus goûteux. Ensuite, elle l'embaucha comme manoeuvre pour qu'il l'aide à transporter tout ça dans des caisses en bois, qu'elle ferma soigneusement et estampilla du nom de la Vouivre. Greta se chargea de la payer, puis se pencha pour lui glisser quelques mots à l'oreille.
Le regard de la matrone s'illumina et elle s'approcha de Taliesin avec un sourire ravi.
" Viens, mon joli, j'ai une surprise pour toi..." annonça-t-elle en lui faisant signe de l'accompagner vers l'arrière de la boutique.
Greta sourit, encourageante, au barde, mais ne dit rien.

Il ne s'était pas trompé.
La Mère Plantesouc l'entraîna tout au fond de la boutique, tira un rideau, et l'introduisit dans un réduit où régnait une odeur encore plus épouvantable que dans le reste du comptoir. Taliesin fut d'ailleurs pris d'un léger vertige qu'il trompa en prenant place sur le tabouret que lui désigna la commerçante. Elle alla ensuite fourrager dans une étagère derrière elle, souleva des rames de tissu, deux paniers de tubercules un peu moisis, et extirpa finalement deux grandes caissettes de bois, qu'elle déposa sur la petite table face à l'elfe. Elle souleva les couvercles et révéla une trentaine de petits casiers, emplis chacun de brins végétaux aux senteurs entêtantes. Ce n'étaient que des échantillons, bien sûr, et le nom des différentes substances était calligraphié en pattes de mouche sous chacun d'entre eux. Taliesin reconnut plusieurs tabacs fameux, dont le Noir de Château-Zenthil et le Cuivré de Berdusk, mais aussi une variété locale, qu'on appelait le Houleux, et d'autres sortes moins connues. Mais il y avait des tas d'autres sortes d'herbes à fumer, dont certaines étaient nettement plus dangereuses... Il y avait là de l'herbe marie-jeanne et du pavot blanc, de la queue de lion et de la belladone, de la nyakwana et de la sauge des devins, ainsi que du Lotus Noir.
" Tu peux choisir, mon grand, c'est la p'tite Greta qui l'a dit."