[Quête] Dans la Campagne du Soleil

Face aux grands océans, la côte du soleil, à l’extrême nord d’Hélonna, porte bien son nom. Jouissant d’un climat clément, cette région est peut-être plus civilisée même que les alentours de Luménis. Grands vignobles, vergers fleuris et pâturages verdoyants émaillés de villages se succèdent de Solarcis jusqu’aux contreforts sauvages de l’inquiétant canyon de Kahn’ym. Ce lieu, mystérieux, est évité comme la peste par les locaux et nombreux sont les aventuriers de passage qui s’y sont risqués… pour ne jamais en revenir.
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Taliesin
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Parvenu dans l'écurie, ses deux clients sur les talons, l'homme s'en fut récupérer dans un coin selle et harnachement : il émanait des divers éléments une odeur de cuir fraichement traité qui attestait qu'ils étaient absolument neufs. Il équipa ensuite le hongre, avec une grande dextérité mais aussi beaucoup de douceur, tout en lui murmurant parfois quelques mots à l'oreille. Enfin, après l'avoir observé un moment, après lui avoir caressé affectueusement le chanfrein, il le conduisit hors de la stalle.
-Il est à vous, dit-il d'une voix très légèrement rauque. Vous n'aurez à regretter ni de l'avoir choisi, ni d'avoir déboursé tant d'argent pour l'obtenir, je vous le garantis. Et je vous dirai bien d'en prendre grand soin mais... Je sais qu'il n'est pas nécessaire de vous infliger semblables recommandations.
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Galathée
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« J’en prendrai grand soin, vous avez ma parole. » dit Hubert en entraînant le cheval vers l’extérieur.
Le ciel s’obscurcissait doucement, signe que le crépuscule était proche et que la nuit ne tarderait pas à tomber. Le mois de Chès avait débuté, l’hiver avait saisi la campagne et Albérich avait du mal à croire qu’ils allaient voyager dès le lendemain, dans la tourmente, sous la neige, par des températures ignobles. Il espérait vraiment qu’Hubert leur trouverait des étapes acceptables... Bivouaquer dans la froidure ne le tentait en rien.
Les deux hommes saluèrent l’éleveur puis le paladin se tourna vers l’ancien clerc et lui fit signe de grimper en selle. Le Luménien renonça à protester et s’exécuta. A peine eut-il posé les fesses sur le cuir que le chevalier commença à lui donner des conseils, rectifia sa position, le déséquilibrant pour qu’il compense en modifiant son redressement, lui tira le pied vers l’avant, repoussant son bassin, lui força les épaules en arrière tout en bloquant son dos d’une paume ferme. Albérich manqua tomber, se raccrocha à la crinière de Placide et insulta vertement le paladin qui éclata d’un rire joyeux. Une fois plus ou moins satisfait des changements obtenus, Hubert le laissa cependant tranquille et ils redescendirent au village en devisant du prix des choses et de la facilité de l’oublier lorsqu’on était entretenu par un maître, une fonction ou un temple.


Une fois rendus, Hubert alla superviser l’installation de leur nouveau cheval aux écuries, curieux de voir comment Douce et Grand Vent allaient accueillir leur addition à l’équipage, tandis qu’Albérich montait se laver et se changer. Ils se retrouvèrent devant le lièvre en sauce de l’auberge et le Luménien fut forcé d’admettre qu’il était délicieux. L’ancien clerc nota que le capitaine était reconnu par plusieurs convives, même si personne ne vint les aborder. Cette notoriété était inévitable, évidemment, et Hubert n’avait aucune intention de se faire discret, mais Albérich ressentait comme une pointe d’angoisse. Il avait la conviction que Béranger l’estimait coupable de cette défection subite et qu’il avait intérêt à se faire oublier au plus vite. Solarcis entière devait jaser. Il ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la version officielle qui circulerait pour tempérer l’insulte faite au seigneur et le sens que les gens y verraient immanquablement. Hubert devait avoir raison : Béranger n’avait pas été surpris, mais il ne devait pas être content. En même temps, peut-être avait-il été ravi d’avoir l’opportunité de se débarrasser sans heurts de quelqu’un qui ne lui était plus complètement loyal.
Le paladin, de son côté, était parfaitement tranquille, comme s’ils avaient voyagé de concert depuis longtemps, qu’il n’y avait rien eu d’étrange dans leur association inopinée. Dix jours plus tôt, Albérich ne savait même pas qu’il aurait à quitter la ville. Dix jours plus tôt, il se voyait directeur d’école dans les bâtiments de l’ancienne caserne, se glissant au conseil une fois par veille pour donner son humble avis au maître des lieux, bavardant avec Pernille dans les jardins du Temple, épaulant Aloysius au dispensaire, devisant avec Hubert aux Lumières du Large. C’était la seule chose qui pouvait perdurer et c’était inestimable. La jeune aubemestre emportée lui manqua subitement et il croisa le regard du paladin qui, plus subtil qu’il n’en avait l’air, sans doute, lança immédiatement la conversation sur les jours à venir. Il lui détailla leurs premières étapes, discuta de leur organisation générale, lui suggérant notamment d’accepter de monter Placide et Douce en alternance. Une fois le repas fini, cependant, son expression se fit mutine, et le plateau d’Hermines fit son apparition. S’il refusa qu’Albérich lui donne le moindre conseil, il accepta cependant, pour la première fois en près de vingt parties, de jouer avec les Brunes. Cela ne suffit bien sûr pas et le Luménien le défit aussi facilement que toutes les fois précédentes. Hubert était heureusement bon perdant.

Ils se couchèrent relativement tôt car le paladin voulait qu’ils partent tôt le lendemain et ils devaient encore passer chez l’armurier avant de quitter Fergast. Une fois dans le noir, pourtant, Albérich ne parvint pas à trouver le sommeil, oppressé par des pensées multiples, touchant au passé, au présent, au futur. La respiration d’Hubert restait superficielle et il l’entendit se retourner, aussi ne fut-il pas surpris quand le chevalier prit la parole.
« Tu ne dors pas ?
— Non.
— Qu’est-ce qui se passe ? »
Le Luménien soupira et lorgna le plafond obscur.
« J’ai une sensation de gâchis. Pourquoi pars-tu avec moi, Hubert ? Tu es connu, ici, les gens t’apprécient, ils te reconnaissent à ta juste valeur… Je suis certain que tu pourrais retourner à Solarcis et demander à Béranger de te reprendre. Est-ce de la culpabilité à cause de ce qui s’est produit ? Tu n’es coupable de rien, pourtant… Et je ne voudrais pas qu’un tel sentiment préside à notre… à notre voyage.
— Ce n’est pas de la culpabilité, Albérich. Ce que je ressens… J’ai honte de la manière dont j’ai géré les derniers jours, mais je ne pense pas que j’aurais pu infléchir le cours des choses. »
Il s’éclaircit la gorge et Albérich s’attendit à ce qu’il poursuive sur cette voie. Mais il n’en fit rien.
« Ecoute… Depuis des années, à la place de respecter mes vœux, de vivre pleinement ma vocation de paladin, je me suis enterré dans le rôle tranquille d’un simple soldat.
— Pas d’un simple soldat, Hubert. Du capitaine de la garde de Solarcis. Ce rôle t’a permis, et te permettrait encore, de promouvoir tes valeurs… Tu as pu infléchir bien des choses, toutes ces années…
— C’est là que tu te méprends. J’étais le bras droit de Béranger. Son exécutant. Mais il ne m’a jamais considéré comme tu m’as considéré quand tu étais au fortin : jamais comme un égal, jamais comme un ami. Je lui ai donné mon avis, mais j’ai toujours obéi, avant tout. Protégé ses intérêts, soutenu ses décisions. Bien sûr, ma conscience était en accord avec ce qu’il entreprenait, mais… c’est un peu faible. Et indigne d’un véritable paladin. Ma mission n’est pas de faire régner l’ordre d’un seigneur, Albérich. Etre paladin, c’est autre chose…
— Je comprends, murmura l’ancien clerc, songeant à sa propre vocation révolue. Mais en quoi m’accompagner va-t-il changer les choses ?
— Parce que la route me donnera immanquablement des opportunités de jouer mon rôle. Redresser des torts, pourchasser le mal, colporter la parole de mon dieu… Ce genre de choses qui sonnent si faux quand on les énonce mais qui signifient tout quand on peut les réaliser.
— Je comprends mieux la Lande des Sirènes, soudain. Tu imagines partir en croisade contre l’ombre qui y sévit…
— Honnêtement, Albérich, tu me dirais que tu veux aller pêcher la truite à Fondor, je t’y accompagnerais. Mais tu n’as pas de plan… et je pense que ton avenir est dans le Sud. Il est vrai que j’aspire à retrouver mon élan, à me dérouiller, si tu veux… Mais j’irai où tu iras.
— Me suivre, ça ne colle pas avec ta mission, pourtant. Je suis le prétexte, pas la cause. »
Hubert eut un léger rire, à peine audible.
« Tu te trompes, Albérich. Le rôle premier des paladins de l’Aster est de protéger les dignitaires du culte lathandrite. Tout spécialement quand ceux-ci sont peu doués pour le faire d’eux-mêmes. »
Albérich se redressa sur un coude et se tourna vers le chevalier. Il le distinguait à peine dans la pénombre.
« Quel dignitaire du culte ? Je ne suis plus clerc, plus aubemestre, plus rien... depuis un an, maintenant.
— Tu seras toujours un dignitaire du culte, Albérich. Que tu t’en défendes n’y change rien. »
Le Luménien soupira avec bruit.
« Je n’ai plus rien d’un lathandrite. S’il y a bien une chose qui me fait défaut, c’est l’espoir !
— Ce n’est pas vrai. Tu es démoralisé à cause des événements récents, mais de l’espoir, tu en as toujours eu. Il suffit de voir comment tu t’es donné pour Solarcis. Un homme sans espoir n’a pas de vision, pas d’idées, pas de projets. Tu en avais presque trop, bon sang ! Que tu n’aies pas d’espoir pour toi-même… J’imagine que cela s’explique. Mais cela ne durera pas. »
Un instant, l’ancien clerc sentit la colère et l’amertume l’envahir, une envie débordante d’exprimer quelque chose de violent, de douloureux, le ras le bol de ces bons conseils inutiles, de ces déclarations vides de sens… et vides de pouvoir. Il se contint.
« Tu ne peux pas comprendre.
— Non, je sais. »
Hubert ne savait rien de ce qui s’était passé dans la Tour. Comme les autres, il imaginait quelque chose, probablement, quelque chose qui n’avait peut-être rien à voir avec ce qui s’était réellement produit. Pourtant Albérich savait qu’il lui raconterait. Un jour. Le silence s’installa une seconde entre eux.
« Albérich, peux-tu juste me laisser t’accompagner ?
— Oui.
— Merci. »
Le Luménien eut alors la certitude que la question était définitivement réglée. Il sentait qu’il aurait encore des doutes, et il avait l’impression qu’il aurait dû insister davantage pour qu’Hubert réfléchisse encore.
Mais tant pis. Ce n’était pas ce dont il avait envie.
Il s’endormit apaisé, avant le paladin.
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Il avait beaucoup neigé durant la nuit, comme le constatèrent Albérich et Hubert en ouvrant les volets de la chambre qu'ils partageaient : Fergast et la campagne environnante étaient recouverts d'un épais mentaux immaculé que semblait refléter un ciel couvert mais particulièrement lumineux. Cependant, ce brusque assaut de l'hiver n'avait pas engourdi le village, loin s'en fallait. Du dehors provenaient les cris joyeux d'enfants en train de s'amuser, tandis que, de la salle commune, leur parvenait le murmure lointain de multiples voix mêlées. La Fête de la Lune était passée et plus elle s'éloignait, plus les voyageurs se faisaient nombreux, tentant sans doute d'accomplir leur périple avant que la morte saison ne le rende par trop hasardeux.
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Message par Galathée »

" Oh misère, fit Albérich en contemplant le paysage sous leur fenêtre.
— C'est plutôt joli, non ? lança Hubert en terminant de s'habiller.
— Certes."
Il espérait surtout que d'autres voyageurs auraient déjà dégagé la route : s'ils devaient progresser dans une telle couche de neige, ils n'atteindraient certainement pas le village qu'Hubert avait choisi pour leur étape du soir. L'ancien clerc songea à la campagne luménienne qu'il avait traversée dans des circonstances similaires, au début de l'année, quand il avait fui la capitale. Il avait alors eu la chance de croiser un convoyeur affable, ce qui l'avait certainement sauvé, compte tenu de l'état dans lequel il s'était trouvé à l'époque. Il chassa ces souvenirs chargés et rejoignit le paladin comme celui-ci ouvrait la porte de leur chambre. Le Luménien jeta un dernier regard à la pièce chaleureuse, se demandant quand il aurait l'occasion de profiter d'un tel confort à nouveau, puis suivit son compagnon jusqu'à la salle commune où ils s'installèrent à la même table que la veille.
Hubert insistait pour qu'ils mangent bien, mais rapidement : l'étape du jour était raisonnable mais ils devaient encore passer chez l'armurier avant de quitter Fergast. Il attira cependant l'attention de l'aubergiste lorsqu'il la vit.

" Excusez-moi, Dame, mais je me demandais s'il était possible de vous acheter quelques denrées de base pour nous sustenter au cours de la journée. Et aussi si vous avez des informations, n'importe lesquelles, sur la piste du sud..."
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Message par Taliesin »

-Pour la nourriture, il n'y a pas le moindre souci : nous vendons souvent des vivres aux voyageurs... Je peux vous proposer du pain, de la viande, de la charcuterie, du fromage, des pommes, du vin pour vous réchauffer. Presque tout ce que vous voudrez, en somme ! En revanche, je n'ai pas de nouvelles concernant l'état de la route : il est encore trop tôt pour que des gens venant de cette direction soient arrivés jusqu'à nous. En revanche, je sais que la neige n'a pas empêché maître Eckhart de partir avec ses garçons pour Beaupré où il doit livrer du fourrage : cela signifie qu'il pensait le trajet tout à fait faisable.
L'homme en question n'était pas inconnu d'Hubert : Tobias Ekhart était l'un des fermiers les plus prospères de la région et son domaine s'étendait un juste au sud de Fergast.
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Message par Galathée »

« C’est parfait, nous nous rendons justement à Beaupré. Ekhart nous ouvrira la route. » se réjouit Hubert, après avoir commandé les victuailles nécessaires auprès de l’aubergiste.
Une fois le petit déjeuner avalé, ils ne tardèrent plus. Le paladin se chargea de leurs chevaux avec le palefrenier, tandis qu’Albérich musardait dans la neige, jetant un dernier coup d’œil à Fergast, se demandant s’il se souviendrait du village dans six mois. Il avait du mal à énumérer les mille hameaux dans lesquels il s’était arrêté pendant son été d’errance dans la Vallée du Nirvana, mais il avait alors été dans un état second, à côté de lui-même. Là, dans ce petit matin glacé, il avait une sensation douloureuse d’exister.

Après leur passage chez l’armurier, ils entamèrent leur périple sur la piste enneigée qui menait vers le sud, suivant le chemin tracé par le chariot qui les avait précédés. Hubert chevauchait en tête, Albérich sur ses talons. Il avait obtenu de pouvoir monter Douce pour ce premier jour, mais le paladin tenait à ce qu’il alterne ensuite entre les animaux, pour des raisons qu’il n’essayait même pas de comprendre. Placide semblait de bonne composition, il devait le reconnaître, aussi n’avait-il pas l’intention de faire tout un foin autour de cette histoire. Au bout d’une heure de marche tranquille, Hubert proposa un petit galop, ce que le Luménien accepta : c’était une allure confortable qu’il ne craignait pas. Ils accélérèrent ainsi un moment puis le paladin les remit au pas, avant de s’arrêter sous un arbre et de descendre de cheval.

« Entraînement, annonça-t-il et Albérich gémit en selle avant de se laisser glisser à terre.
— J’ai déjà mal partout.
— Ce ne sont pas les mêmes muscles qui travaillent ! »
Hubert fouina dans les sacs que transportait Placide et en extirpa un paquet oblong qu’il tendit à Albérich. Celui-ci reconnut tout de suite le poids et la forme de la masse qu’il avait utilisée au fortin. Elle était légère, maniable, d’une brutalité simple et meurtrière.
« On va travailler sans armure, ce sera plus facile. Essaie de ne pas me broyer l’épaule.
— Ha ha. »
Le paladin rit et tendit son bouclier à Albérich, avant d’aller chercher son propre équipement, qu’il gardait toujours à portée de main, sur Grand Vent. Il dégaina son épée longue, ceignit le bouclier arborant ses armoiries, chamois argent sur fond azur. Albérich ne put s’empêcher de soupirer et se garda. La torture pouvait commencer.

Ils s’arrêtèrent une demi-heure plus tard environ. Le Luménien ne comprenait pas comment il avait pu trouver le temps froid : il était en sueur et s’était débarrassé de son manteau et de sa veste au fil des assauts. Sa chemise était marbrée de transpiration. Hubert paraissait ravi, malgré une glissade peu harmonieuse qui l’avait trempé des fesses aux épaules.
« On se sent vivre !
— On sent mauvais, surtout.
— C’était pas mal, Albérich. L’air frais te réussit.
— Ce n’est pas très fonctionnel. Nous ferions mieux de nous entraîner près des auberges.
— Mais il y aurait des témoins, tu y as songé ?
— Peu importe. L’idée de baigner dans mon jus pendant des heures me tente encore moins. »
Le paladin sourit.
« Il y a un ruisseau un peu plus loin en contrebas. Si tu ne crains pas l’eau froide…
— Tu parles à un ancien prêtre. Jusqu’il y a peu, je ne connaissais que l’eau froide. »
Albérich dénicha une chemise de rechange dans ses fontes puis se mit en quête du ruisseau, qu’il trouva une quinzaine de toises plus loin. La surface en était gelée mais il la brisa d’un coup de botte, puis retira sa chemise souillée et entreprit de se laver. Il nota qu’Hubert n’avait aucune intention de l’imiter et sourit à l’idée de pouvoir l’impressionner un rien. Mais l’eau était absolument glaciale et il abrégea ses ablutions. Il mit rapidement sa chemise propre et remonta la pente, dérapant à plusieurs reprises, heureusement sans chuter.
« Les bains du fortin vont me manquer, commenta-t-il tandis qu’il repassait sa veste, puis son manteau, qu’Hubert lui tendit, serviable.
— A moi aussi, si tu savais... » fit ce dernier avec une grimace, avant de retourner vers son destrier.
Quelques secondes plus tard, ils reprenaient leur route, profitant de leurs chevaux reposés pour galoper un peu.
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Message par Taliesin »

Il devait être un peu plus de midi lorsque, parvenus au sommet d'une côte, ils aperçurent la charrette de Tobias Ekhart, à quelques centaines de mètres devant eux, avançant au pas lent mais sûr de deux imposants chevaux de trait. Elle était pleine à ras-bords de fourrage et quatre personnes l'occupaient, deux sur le banc du conducteur, deux autres à l'arrière, jambes pendant dans le vide.
Depuis qu'Albérich et Hubert avaient quitté les abords de Fergast, et si l'on exceptait la piste creusée dans la neige qu'ils avaient suivi, c'était la première fois qu'ils voyaient les signes d'une présence humaine au milieu du paysage immaculé. Certes, c'était la mi-journée, et les voyageurs partis de Beaupré étaient sans doute encore loin, surtout s'ils n'avaient pu profiter de quelqu'un pour leur ouvrir la voie. Cependant, peut-être y avait-il une autre explication. En effet, depuis leur position élevée, les deux compagnons découvrirent une inquiétante masse de nuages qui s'accumulaient au sud. Il n'était donc pas impossible que, face à des conditions climatiques défavorables, personne n'ait tenu à prendre la route conduisant vers Solarcis...
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Message par Galathée »

Albérich resta silencieux en découvrant les nuages noirs qui obscurcissaient le ciel et ne put s'empêcher de songer à Belles-Vagues, à la tempête, à Noir Dessein. Il frissonna malgré lui, tandis qu'Hubert paraissait réfléchir.
" Faisons halte pour manger, proposa le paladin.
— Ne devrions-nous pas nous hâter, au contraire ?
— Difficile de dire dans quel sens souffle ce vent... Peut-être le blizzard est-il en train de s'éloigner ?
— Le blizzard ?!
— Enfin, l'orage, la tempête, le... le crachin, que sais-je ! Je ne suis pas spécialiste des nuages.
— Hubert, rejoignons le chariot. L'union fait la force, dit-on. Si nous devons essuyer un... un... incident climatique, nous gagnerons à être nombreux. Ils auront peut-être besoin de notre aide, et nous de la leur.
— Toi, on voit que tu n'as jamais rencontré Tobias Ekhart. Mais à ta guise."
Puis, sur un claquement de langue, il mit Grand Vent au galop, Douce lui emboîta le pas, puis Placide, et ils couvrirent rapidement la distance qui les séparait du fermier et de ses fils.
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Message par Taliesin »

Ils aperçurent d'abord les deux passagers installés à l'arrière de la charrette : il s'agissait de deux adolescents, l'un d'une quinzaine d'années sans doute, l'autre un peu plus vieux, quoiqu'il soit difficile d'en juger, tant ils étaient emmitouflés. À côté d'eux reposaient des pelles dont ils devaient faire usage lorsqu'une congère se dressait en travers du chemin ; pour l'heure, cependant, ils maintenaient en place la bâche dont ils venaient de recouvrir le fourrage pour le maintenir au sec, au cas où il se mettrait à neiger.
Ils découvrirent ensuite, assis à côté de son plus jeune fils, le fameux Tobias Ekhart. Il était difficile de le manquer, vu sa stature massive, sans compter son majestueux embonpoint sur lequel reposait la pointe d'une imposante barbe rousse. On aurait presque pu le prendre pour un nain, bien qu'on devinât sans peine qu'il soit particulièrement grand.
-Ah, ça galope, ça galope ! lança-t-il d'une voix tonitruante quand les deux cavaliers furent à sa hauteur. Et bien, essayez voir de galoper un peu de l'avant, messires voyageurs ! Et profitez-en pour déblayer cette fichue route ! Ce n'serait que justice, après-tout, vu qu'on vous ouvre la voie depuis Fergast...
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Message par Galathée »

Hubert leva les yeux au ciel mais se garda bien d'entrer dans le jeu du fermier et se tourna vers Albérich.
" Reste derrière, je vais faire travailler Grand Vent un moment." dit-il.
Il guida ensuite son destrier vers l'avant, dépassant sans difficultés le chariot et ses occupants. Il contourna les deux chevaux de trait et se plaça en travers de la route. Il jeta un regard défiant au fermier, non sans l'assortir d'un sourire, puis invita sa monture à se déplacer latéralement, ouvrant une tranchée suffisamment large pour permettre le passage du chariot.

" C'est fou ce que ça sait faire, un destrier bien dressé..." fit-il d'un air faussement surpris, tout en caressant l'encolure de son animal qui, les oreilles dressées, semblait goûter à la démonstration.
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Message par Taliesin »

-Aaaaaah, mais c'est donc à ça qu'ils servent, les cavaliers du Rayon ! s'exclama l'homme, visiblement peu impressionnable. A déblayer la neige lorsque vient l'hiver ! Mazette, je comprends mieux pourquoi ils fichent rien le reste de l'année ! Dire que je m'énervais à chaque fois que j'allais à Solarcis, à les voir rester les bras ballants, alors que nous autres on s'épuise du soir au matin, pour payer leur solde avec nos impôts ! Je me demande juste pourquoi les routes étaient pas plus praticables, l'année dernière... Probablement parce qu'il vous a fallu un temps fou pour mettre au point cette technique ! Enfin, faut avouer, elle est rudement efficace... Faut juste voir si vous tiendrez jusqu'à Beaupré.
Il jeta un regard par-dessus son épaule.
-Les gars, permission de roupiller ! C'est le capitaine de Maleval en personne qui nous ouvre la voie !
Puis, à Alberich :
-Vous devriez attacher vos deux chevaux à l'arrière de la charrette, messire gouverneur, et monter avec nous. Quand il y a de la place pour quatre, il y a de la place pour cinq ! Et puis, si vous profitez pas de la piste que nous ménage ce bon capitaine, vous allez pas tarder à être distancé. Or, y a encore long, jusqu'au village...
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Message par Galathée »

Albérich et Hubert échangèrent un regard et une grimace, puis l'ancien clerc obtempéra à la suggestion du fermier et se hissa à bord de la charrette. Il avait une vague envie de piquer un petit roupillon dans le fourrage, à vrai dire, mais sans doute était-ce une activité propre à le gâcher, aussi accepta-t-il la place qui lui était faite aux côtés du patriarche. Tout était mieux qu'une selle, de toute façon.
" Je ne voudrais pas m'attribuer des lauriers immérités, maître Ekhart, dit alors Hubert. C'est Grand Vent qui ouvre la piste, pas moi."
Il gratifia le cheval d'une caresse amicale puis sauta à terre, laissant l'animal poursuivre la manoeuvre sans plus s'en soucier. Il ne rejoignit pas pour autant le véhicule, se contentant de marcher, nonchalamment, derrière son destrier.
" Je ne suis plus gouverneur de Solarcis, vous l'avez sans doute appris." se permit alors Albérich, désireux de dissiper tout malentendu.
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-Gouverneur un jour, gouverneur toujours, répondit-il, tranquille. Vous avez gouverné Luménis, vous avez gouverné Solarcis, vous gouvernerez bientôt une autre cité, je ne me fais pas de souci pour vous. J'espère juste que vous pourrez vous installer définitivement, cette fois. Plier bagages sans arrêt, ça doit pas être évident. Sans compter les administrés qui, après votre départ, se retrouvent sous une férule bien moins avisée...
Il se tourna vers son plus jeune fils, qui devait avoir dans les douze ans.
-Jonas, le vin.
Le gamin lui se pencha et tira de sous le banc une outre volumineuse qu'il donna à son père. Lequel la tendit aussitôt à Albérich.
-Tenez, messire. Vous devriez boire un coup : fait sacrément frisquet, surtout quand on ne bouge pas...
Maître Ekhart s'intéressa à nouveau à Hubert.
-Pardon, capitaine, mais pourriez-vous dire à votre monture d'accélérer le rythme ? C'est pas que je m'ennuie, mais le temps tourne au mauvais.
De fait, le vent, non content de forcir, ramenait les nuages menaçants dans leur direction.
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Message par Galathée »

Le discours du fermier eut l'effet inverse de celui que l'homme escomptait probablement, mais Albérich avait l'habitude de faire bonne figure même quand il était bouleversé, aussi se contenta-t-il d'acquiescer avec un pâle sourire. Il évita cependant de lever les yeux, craignant de croiser le regard d'Hubert et d'y lire quelque chose, n'importe quoi, qui le fragiliserait. Il aurait pourtant aimé que le paladin se rapproche, un moment, histoire de regagner la zone d'influence de son aura pour y puiser quelque réconfort. A peine formulée, la pensée le révulsa, et il masqua son trouble dans le goulot de l'outre qu'on lui tendait.
Les paroles du fermier le ramenèrent cependant dans l'instant présent, et il releva le col de son manteau avant de contempler le ciel menaçant. Hubert regardait également les nuages, songeur, et il reprit appui sur son étrier pour remonter en selle.

" Pensez-vous pouvoir atteler vos chevaux en file plutôt que de front ? demanda le paladin à Ekhart. Si Grand Vent pouvait progresser normalement, nous avancerions nettement plus vite."
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Message par Taliesin »

-Alors comme ça, la déplacement latéral, c'est juste pour les parades durant lesquelles on se déplace à une allure d'escargot ? lança-t-il en souriant, dévoilant de grandes dents qu'un ogre n'aurait pas reniées, quoi qu'elles fussent fort blanches.
L'instant suivant, malgré sa boutade, il sautait à terre, soulevant un épais nuage de neige. Albérich put alors constater que s'il n'atteignait pas les sept pieds, il devait les frôler de très près.

-Je suis pas sûr qu'on ira beaucoup plus vite avec votre méthode, parce que la tranchée sera bien moins large que la charrette, dit-il au paladin. Enfin, ce sera toujours ça de pris... Hans, Willhelm ! Venez me filer un coup de main !
Les deux adolescents accoururent aussitôt : ils avaient déjà une forte stature mais, comparé à leur père, ils paraissaient n'être que de grands échalas trop vite montés en graine. Quoi qu'il en soit, ils étaient à leur aise en matière d'attelage car, en un rien de temps, les chevaux furent placés puis harnachés l'un derrière l'autre.
-Je crois qu'on est parés... fit le colosse, réintégrant sa place.
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Message par Galathée »

Mais il n'était pas dit qu'Hubert s'avouerait vaincu pour autant. Il parut hésiter un instant, lorgnant la charrette et ses occupants. Ensuite il jeta un nouveau regard au ciel, puis posa une main sur l'encolure de son cheval, concentré. Au bout de quelques secondes, il opina du chef, comme si un conciliabule inaudible avait eu lieu et qu'une décision avait été prise. Il fit pivoter son destrier et partit brusquement au galop dans la neige, ouvrant une tranchée étroite dans la poudreuse. Grand Vent fila sur une trentaine de toises puis fit volte face et revint en arrière, élargissant la première tranchée d'une nouvelle largeur de poitrail. Une fois de retour à la charrette, le chevalier sourit tranquillement, puis repartit dans l'autre sens. La voie restait un peu étroite mais les angles du chariot pourraient sans doute écarter le petit excédent de neige sans trop de difficultés.
Albérich regarda le paladin poursuivre son manège, creusant leur chemin en de multiples allers-retours et ne put s'empêcher de craindre pour le destrier, au vu de la débauche d'énergie nécessaire à cette méthode. Avec un peu de chance, les chevaux d'Ekhart pourraient profiter du répit pour se requinquer et relayer ensuite Grand Vent. Jusque là, ni Hubert, ni sa monture ne semblaient fatiguer. Mais c'était seulement la mi-journée...
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Message par Taliesin »

Tobias, qui avait remis ses chevaux en mouvement, observait la scène avec un mélange d'incrédulité et d'amusement.
-Bon, je sais bien que les destriers des paladins ne sont pas des montures tout à fait ordinaires, mais quand même, pauvre bête... commenta-t-il. Et pourquoi faut-il que leurs maîtres fassent toujours les malins ? Et je crois que celui-là est le pire de tous ! Franchement, il a quel âge ?
Ils cheminèrent ainsi une bonne heure, à un rythme légèrement plus soutenu qu'auparavant. Autour d'eux, le paysage avait pris des aspects sauvages, et l'on voyait des bois touffus s'étendre à quelque distance de la route. Le terrain était plus accidenté, aussi, présentant par endroits de grands escarpements rocheux.
Ils se lancèrent bientôt dans l'ascension d'une colline plus haute que toutes celles qui l'avaient précédée. Parvenu à son sommet, Maître Ekhart poussa un retentissant "
Ben ça alors !" et tira aussitôt sur les rênes. Sa surprise était compréhensible. Devant eux, en contrebas, s'étendait la partie méridionale de la Côte du Soleil. Aurait dû s'étendre, plutôt. Car à une lieue de distance, le monde smblait s'arrêter brusquement, cédant la place à une gigantesque muraille blanche et tourbillonnante qui se ruait dans leur direction à la vitesse d'un cheval au galop, avalant tout sur son passage.
-Ben ça alors ! répéta le fermier. Le premier blizzard ! Et c'est pas un p'tit, oh non ! Les Rocheuses du Dragon sont d'humeur généreuse, on dirait. Tant mieux : c'est juste ce qu'il fallait pour nous revigorer un peu ! Et puisqu'on dit "Hiver neigeux, hiver heureux"...
Il se tourna sur son banc.
-Les gars ! Vérifiez que la bâche est bien en place ! Si notre veine est proportionnelle à la virulence de cette tempête, Talbot va nous payer la cargaison au triple de son prix !
Le moins que l'on puisse dire, c'est que Maître Ekhart ne paraissait pas du tout inquiet. Au contraire, il avait l'air de trouver cette péripétie fort à son goût.
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Message par Galathée »

Albérich, lui, contemplait le front nuageux avec appréhension. C'était leur tout premier jour de voyage, l'hiver était à peine entamé, et ils devaient déjà affronter... ça. Il se souvint de la tempête qui noyait Solarcis le jour de son arrivée en ville et se demanda si, une fois de plus, les dieux tentaient de lui communiquer quelque chose.
Passe-ton chemin, humain, renonce, il ne sortira rien de bon de ce périple, jamais.
Il n'avait pas écouté, la dernière fois, avec des retombées qui le faisaient toujours saigner de l'intérieur. Allait-il se montrer buté à nouveau ?
De toute façon, toutes les réflexions, toutes les décisions, devraient se prendre après, s'ils survivaient au blizzard. Il constata avec soulagement qu'Hubert s'était arrêté plus bas et le paladin fit volte-face pour les rejoindre.

" Je crois que nous faisons mieux de rester groupés." se justifia-t-il en glissant Grand Vent aux côté du chariot.
Le Luménien perçut comme une légère onde lorsqu'il se retrouva aux côtés du chevalier, un souffle ténu, bienfaisant. Une partie de lui regrettait qu'ils aient lié leur destin à celui du fermier : il sentait Hubert sur ses gardes, et il avait l'impression que les frimas n'en étaient pas le cause.

" Désolé, souffla le paladin. La journée va être plus difficile que prévu."
Albérich sourit.
" Tu n'es pas maître du temps."
Hubert acquiesça mais son expression demeura tendue et l'ancien clerc se souvint de combien sa sécurité avait été cruciale pour le capitaine du temps où ils jouaient encore leurs rôles respectifs sur la butte seigneuriale de Solarcis. Le protéger avait alors été sa mission principale, la phrase en lettres capitales sur son contrat, et la seule fois qu'il l'avait vu réellement en colère avait été la nuit de l'embuscade quand, pendant un moment, il avait failli échouer. Leurs rapports devraient se redéfinir sur la route, mais Hubert était un paladin de l'Aster... et il était un ancien dignitaire du culte, assurément. Il aurait voulu lui dire de ne pas se charger inutilement, que lui-même ne lui demandait rien, mais il ne pouvait pas le faire devant témoins.
Un sourire était revenu sur les traits du chevalier.

" Maître Ekhart, ne devrions-nous pas songer à nous abriter quelque part, plutôt que de foncer tête baissée dans la tourmente ?"
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Message par Taliesin »

-Pardon ? s'exclama le fermier, d'un ton empreint d'une surprise trop exagérée pour être naturelle. Un grand chevalier comme vous, effrayé par trois flocons et une brise légère ? Mon ouïe ne doit plus être ce qu'elle était...
Il secoua la tête puis reprit, toujours aussi décontracté :
-Il y a bien une grotte, à une lieue et demi en avant. On pourra pas l'atteindre avant que le blizzard nous soit tombé dessus, mais je sais parfaitement où elle se trouve : pas de risque de s'égarer, donc. Et comme son entrée est très large, on pourrait y abriter les chevaux, et peut-être même la charrette.
L'homme prit un air mystérieux.
-Cependant, je crois que vous n'allez pas aimer cet endroit, capitaine. Je crois même que quand vous saurez comment on l'appelle dans le pays, vous trouverez cette ombre de tempête on ne peut plus engageante. Parce que le petit nom de la grotte, c'est... l'Antre du Dépeceur.
Il sourit, goguenard.
-Alors, sir Hubert, n'est-ce pas que vous n''avez plus envie de vous abriter, tout à coup ? Allez, il n'y a pas de mal : tout le monde sait que les chevaliers sont courageux... mais pas téméraires !
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Message par Galathée »

" Honnêtement, Maître Ekhart, je crains moins ce que je peux faucher du tranchant de mon épée que ce qui peut m'engloutir et me pétrifier en un instant... Les chevaliers affrontent les dragons, pas les nuages. A moins qu'un clerc d'Aurile ne soit derrière ce déferlement, auquel cas je pourrais probablement me porter à sa rencontre."
Hubert était très calme, Albérich se demanda s'il était inquiet des minutes à venir, fatigué des provocations du fermier ou simplement... indifférent. Difficile à dire, il ne l'avait jamais vu dans ce genre de circonstances.
" Cependant, si vous estimez que continuer dans la tempête est viable, je me fierai à vos conseils. Vous êtes, après tout, un habitué de ce parcours et des hivers dans la région."
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Message par Taliesin »

-De me ruer tête baissée dans la tourmente, c'est pas l'envie qui me manque ! dit-il, bombant le torse. Il en faut plus pour effrayer un Ekhart ! Malheureusement, je dois veiller à ce que le fourrage ne soit pas trop humide... Alors tant pis, va pour l'Antre du Dépeceur.
Il tendit la main et indiqua, à une demi-lieue en avant, une autre éminence qui s'élevait à droite de la route.
-On va essayer d'arriver là-bas avant que le blizzard ne nous tombe dessus. De ce point, ce sera un jeu d'enfant de se diriger jusqu'à la grotte, même si on n'y voit goutte.
Aussitôt dit, aussitôt fait : l'équipage s'engageait dans la descente, adoptant une allure aussi élevée que possible. Malheureusement, ce fut insuffisant. Ils avaient tout juste atteint la plaine que, déjà, des bourrasques glaciales et chargées de flocons les giflaient. Encore quelques centaines de mètres, et la tempête se dressait juste devant eux.

-Jonas, va aider tes frères à maintenir la bâche, dit le fermier.
Il tira de sous le banc un lourd bâton ferré, sauta à terre et alla prendre le cheval de tête par la bride, pour le guider.

-Que la fête commence !
rugit-il.
L'instant suivant, ils étaient happés par le blizzard.
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Message par Galathée »

Albérich ne put que se recroqueviller sur lui-même, sous son capuchon, pour faire front à la violence des flocons serrés, au vacarme du vent, à la tourmente qui voulait l'arracher à son siège et le projeter dans l'infinie blancheur de l'hiver. Il eut une pensée confuse, inquiète, pour leurs chevaux et espéra que la charrette les protégerait en partie de la brutalité des éléments. Il prit ensuite conscience de la disparition d'Hubert, qui s'était probablement porté vers l'avant pour aider le fermier à guider les roussins. Il se demanda un moment si lui-même n'aurait pas dû faire quelque chose pour porter main forte à leur équipage, mais il n'avait aucune idée d'en quoi il aurait pu être utile, et préféra ne pas risquer de prendre une initiative stupide. Il avait la conviction que s'il se redressait, une bourrasque le saisirait, et qu'il serait gelé sur place.
Bon sang, c'était seulement leur premier jour ! Il faudrait qu'il aborde à nouveau l'idée d'hiverner dans un village avec Hubert. La Lande des Sirènes pouvait sûrement attendre le printemps.
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Message par Taliesin »

Ekhart connaissait la région comme sa poche et, tout fanfaron qu'il soit, il ne manquait pas de prudence. Il continua tout droit un certain temps puis, confiant le cheval de tête à Hubert, il entreprit de sonder le terrain avec son bâton. Il réitéra l'opération à plusieurs reprises, ce qui rendit leur progression terriblement lente, alors que la virulence de la tempête aurait donné envie de se hâter. Cependant, la technique s'avéra payante et, une dizaine de minutres plus tard, le paladin crut discerner, à quelques pas sur sa droite, les contours flous d'un affleurement rocheux.
-On est sur la bonne voie ! annonça le fermier, hurlant pour se faire entendre malgré les rugissements du vent.
La marche reprit et le temps s'écoula, interminable, tandis que les six voyageurs étaient transis jusqu'à la moelle par les éléments déchaînés. Une demi-heure, une heure peut-être s'écoula encore avant que Tobias n'annonce fièrement :

-Et voilà l'Antre du Dépeceur ! Je vous avais bien dit que ce serait un jeu d'enfant !
Ils se tenaient devant le flanc escarpé d'une colline où béait, noire, la gueule évasée d'une grotte. D'ordinaire, l'endroit n'aurait rien eu d'engageant mais, au vu des circonstances, il avait des allures de nid douillet.
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Message par Galathée »

" Je vais atteler Grand Vent avec vos chevaux, fit Hubert en contemplant l'entrée de la caverne. Et il va falloir pousser..."
Il se tourna vers la charrette et Albérich le sentit hésitant. Il se doutait que le paladin avait l'habitude de donner des ordres mais répugnait à le faire en compagnie d'un homme qui paraissait bien décidé à prendre la direction des opération. De l'avis du Luménien, c'était sage : Ekhart ne perdrait aucune occasion de contester ou de moquer ses propositions. Mais Hubert n'était pas non plus du genre à se taire pour autant.
" Peut-être serait-il préférable que tout le monde mette pied à terre ? Enfin... Vous connaissez mieux vos chevaux que moi."
L'ancien clerc eut envie de rire devant tant de précautions oratoires, mais le vent en profita pour lui geler le visage et s'engouffrer dans son manteau, ce qui lui arracha un semblant de cri de surprise. Il décida cependant de soutenir son compagnon de route en descendant du véhicule.
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Message par Taliesin »

Les trois garçons l'imitèrent, tendit que leur père, jouant avec sa barbe à demi gelée, se plongeait dans une intense réflexion.
-D'accord, on va faire comme vous dites. Vous attelez votre destrier avec mes chevaux et vous le conduisez. Les gars et moi, on pousse la charrette, et le gouverneur ferme la marche avec vos deux autres montures. Si ça coince, j'enverrai Willhelm et Jonas déblayer un peu.
De fait, cela coinça presque immédiatement. Portée par le vent, la neige s'était accumulée au bas de la colline, si bien qu'elle y atteignait pas loin de cinq pieds de haut. Aussi, malgré la puissance combinée de Grand Vent et des deux imposants animaux de trait du fermier, malgré les efforts déployés par les Ekhart, la charrette n'avança que d'un mètre ou deux avant de s'immobiliser, Il fallut donc se servir des pelles pour ménager un semblant de tranchée qui commença à se remplir aussitôt creusée. Néanmoins, la progression put reprendre.
Une éternité plus tard, trempés, frigorifiés et épuisés, hommes et bêtes atteignaient enfin le couvert de la grotte. Comme l'avait dit Tobias, son entrée était assez vaste pour y faire passer même le véhicule. Plus loin, cependant, elle se rétrécissait pour n'être finalement plus qu'un étroit boyau s'enfonçant dans les entrailles de la terre.
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Message par Galathée »

Albérich était engourdi des orteils aux épaules et il se demanda confusément s'il allait perdre ses oreilles ou le bout de son nez tant ceux-ci lui semblaient gelés. Il lui paraissait crucial d'allumer un feu et il espérait que le fermier avait songé à s'équiper en fonction, contrairement à eux. Il avait soudain l'impression qu'ils étaient les voyageurs les plus mal préparés de l'île et cela l'emplit d'une lassitude assassine. Un village, une petite auberge, des parties d'Hermines et un verre de vin le soir, une flambée garantie, un bon bouquin, il parvenait de plus en plus à s'imaginer un hiver d'oisiveté entre quatre murs. Et au bout de trois mois, sans doute Hubert et lui-même ne pourraient-ils plus se sentir, mais au moins, ils seraient vivants quand reviendrait le printemps.
Il reprit ses esprits pour mener les chevaux à l'abri de la charrette, jeta un oeil distrait sur le fermier et ses fils qui organisaient leur semblant de bivouac, vit qu'Hubert restait mal à l'aise. Il leur faudrait probablement se dépouiller de leurs vêtements trempés et bouchonner les chevaux, mais l'inertie du paladin était contagieuse, et celui-ci guettait manifestement les initiatives du fermier. Par acquis de conscience, le Luménien se porta jusqu'au chevalier.

" Nous sommes vivants, jusqu'ici." lui dit-il.
Hubert eut un sourire contraint.

" Comment te sens-tu ?
— Mouillé, moulu et gelé. Et j'ai faim, aussi."
Le sourire du paladin s'élargit.
" J'imagine que ça pourrait être pire.
— Bien sûr que ça pourrait être pire."
Hubert soupira et le gratifia d'une tape amicale sur l'épaule.
" Allons nous occuper des bêtes, ça nous réchauffera. Ensuite, on trouvera bien de quoi manger dans nos fontes. Le fromage n'avait pas l'air mauvais."
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Message par Taliesin »

Les Ekharts formaient une équipe parfaitement organisée, comme purent sous peu le constater Albérich et Hubert. Les deux fils aînés s'empressèrent de desseller puis de bouchonner leurs chevaux. Quand ils en eurent terminé, ils leur donnèrent de larges rations de fourrage et, sur un geste de leur père, en offrirent de tout aussi généreuses à Placide, Douce et Grand Vent.
Pendant ce temps, leur cadet était monté dans la charrette et en avait sorti des bûches et du petit bois, entreprenant aussitôt, à la demande du fermier, de les transporter dans un renfoncement qui creusait le flanc gauche de la caverne : asses vaste pour que tout le groupe puisse y prendre place, l'endroit présentait aussi l'avantage de ne pas être trop exposé aux courants d'air.
Tobias lui-même ne resta pas les bras croisés, loin s'en faut. Il prépara le foyer, battit du briquet et, bientôt, une réconfortante flambée se mit à crépiter. Il planta également, haut dans les parois du renfoncement, des pitons de métal entre lesquels il attacha une corde sans doute destinée à faire sécher les frusques trempées. Enfin, comble du luxe, il se servit de bâtons et de cordes pour bricoler un support qu'il plaça au-dessus des flammes et auquel il suspendit une petite marmite. Quelques minutes plus tard, une bonne odeur de vin chaud envahissait les lieux.
Ses préparatifs terminés, il se lança dans une tournée d'inspection, s'assurant que la bâche protégeant sa cargaison était parfaitement en place et vérifiant que ses bêtes étaient à leur aise. Il ne trouva rien à redire et, au contraire, se fendit d'un large sourire.

-Du bon boulot, les gars ! Et comme je dis toujours, après l'effort, le réconfort ! Allez, tous près du feu.
Il se tourna vers les deux voyageurs.
-Cela vaut pour vous aussi, messieurs. Enfin, sauf si vous y voyez un inconvénient...
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Message par Galathée »

Albérich et Hubert s'étaient occupés de leurs propres montures, le Luménien suivant les directives du chevalier. Débarrassés de leurs manteaux trempés, ils rejoignirent la famille Ekhart auprès du feu. Le paladin avait sorti leurs provisions, prévues pour deux et pas pour six, mais il les déposa à portée de chacun. Il s'assit ensuite sur le sol avec un soupir de satisfaction et dérouilla lentement ses épaules, tandis que l'ancien clerc se coulait à ses côtés. Albérich ferma les yeux un instant, puis les rouvrit. Il avait l'impression de voir un peu trouble et il se frotta les paupières d'une main incertaine. Il faisait très chaud, soudain, il se sentait curieusement fatigué, les muscles ankylosés, la tête légère. Un vertige le saisit et pendant une seconde, tout tourna autour de lui, les parois de la grotte semblant s'étendre et se contracter au rythme des battements de son coeur. La main du paladin sur son épaule le stabilisa.
" Vapeurs de vin chaud sur estomac vide et carcasse éprouvée, lui glissa Hubert à l'oreille. Tu ferais mieux de manger quelque chose."
Il lui mit d'autorité un morceau de pain entre les mains puis sourit doucement.
" Nous avons de la chance que vous ayez décidé de rallier Beaupré aujourd'hui, dit-il ensuite à Ekhart. Les dieux seuls savent dans quel congère nous serions à présent enfouis sans votre excellente connaissance de la région."
Au moins, il est lucide, songea Albérich avec une grimace.
La nourriture lui faisait du bien, lui éclaircissant peu à peu l'esprit.
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Message par Taliesin »

Le fermer avait également déposé ses vivres près du feu, à la disposition de tous. Sensiblement identiques à ceux d'Albérich et d'Hubert, quoiqu'un peu plus variés, ils impressionnaient surtout par leur quantité astronomique : il y avait là de quoi faire un véritable banquet ou, plus raisonnablement, de quoi tenir au moins deux jours. Sauf si l'appétit de Tobias était à l'aune de son imposante stature, évidemment... L'homme avait encore apporté des outres - dont une au moins, avec un peu de chance, contiendrait de l'eau - ainsi que des gobelets métalliques : il n'en possédait que quatre mais, d'autorité, il en avait réservé deux pour ses "invités", s'en était attribué un et avait laissé l'autre à ces fils qui devraient se le partager.
Estimant accomplis ses devoirs d'hôte, il suspendit son manteau dégoulinant à la corde. Il en était à ôter sa tunique lorsqu'Hubert le remercia. Interrompant son geste, il parut hésiter puis secoua la tête.

-Bah, vous auriez bien trouvé moyen de vous en sortir. D'ailleurs, sans doute que les nuages, au sud, auraient suffi à vous faire rebrousser chemin...
Il acheva de se défaire de son vêtement, dévoilant une bedaine rebondie traversée par une longue et profonde cicatrice. Nul doute qu'il n'avait pas écopé de cette ancienne blessure en labourant son champ...
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Galathée
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Message par Galathée »

Albérich somnolait désormais franchement. Il but de l'eau glaciale pour tenter de rester dans l'instant mais sans réel succès. Il avait à nouveau froid et se rapprocha du feu. Il n'avait qu'une envie, se rouler en boule et dormir.
" Tu ferais mieux de te changer complètement, lui suggéra Hubert, tu vas attraper la mort.
— Et toi ?"
Le chevalier sourit.
" Les paladins n'attrapent jamais rien." fit-il avec un haussement d'épaules désolé, avant de reporter son attention sur Ekhart, lequel exhibait sa bedaine balafrée.
Albérich se releva tant bien que mal et retourna vers les chevaux. Chaque pas l'éloignant de la chaleur lui demandait un effort surhumain et il finit par s'appuyer contre Douce pour retourner ses fontes. Le flanc de la jument puait terriblement, mais au moins, il dégageait une tiédeur bienvenue.

" Je ne suis pas sûr que nous aurions rebroussé chemin, disait Hubert, quelque part plus loin. On ne prend la mesure de ces tempêtes qu'en les affrontant, je suppose."
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