La Couronne de Cuivre

" D'accord. On n'a qu'à dire près de l'abreuvoir de la place des Cailles. Et si la bande à Domi est là, alors on se retrouve dans le temple de Helm, sous l'arcade."
Son regard se fit plus grave.
" Merci Violette, dit-il alors d'un ton très sérieux. Sans toi, je ne sais pas comment je ferais."
Il lui prit les mains et les garda un moment dans les siennes, les regardant comme si elles étaient fragiles ou précieuses, puis il les serra un peu plus fort.
" Je file."
Puis, sans prévenir, d'un mouvement prompt qui laissa Taliesin incapable de s'en prémunir, il lui posa un baiser furtif sur les lèvres. Une seconde plus tard, il avait ouvert et franchi l'embrasure de la fenêtre, puis disparu le long de la gouttière.

Ahem... Le mieux, sans doute, était de faire comme si rien ne s'était passé et s'activer. D'abord, s'habiller, à savoir, enfiler une robe. Ensuite, descendre et s'atteler à la corvée légumes. Sans rechigner, évidemment : il était important de jouer les petites filles modèles pour ne pas écoper d'une interdiction de sortie. Mouais, la journée promettait d'être passionnante... Le côté positif était que, la nuit venue, les choses sérieuses commenceraient, plus périlleuses, certes, mais moins incongrues. Après tout, élaborer des mises en scène et jouer la comédie, c'était dans ses cordes, et qu'il n'ait pas son apparence habituelle n'y changeait rien...

La corvée légumes du jour consista en la découpe minutieuse d'un potimarron, seize poireaux, trois courgettes, quatre tomates, un navet, six salsifis, une cinquantaine de champignons violacés et un chou puant. Taliesin eut besoin d'un certain temps pour s'acclimater aux gestes de la petite fille dont il habitait le corps : sa force et son adresse étaient modifiées et il devait laisser aller, relâcher sa prise sur cet organisme étranger, pour pouvoir en user au meilleur de ses capacités. Mais il prit le pli, petit à petit, après quelques projections de tubercules maladroites qui lui valurent le regard compatissant, mais inquiet, de sa mère, et les sourcils froncés de son père. Il s'acquitta finalement de sa tâche en un temps raisonnable, même si ses parents doutèrent à voix haute de la qualité de son sommeil. Il fut ensuite forcé de participer au déjeuner familial, au cours duquel son paternel se félicita de la réouverture prochaine de l'école du temple, laquelle mettrait fin aux errances de Violette en la soustrayant aux influences néfastes de certains gamins du quartier. Les vacances avaient assez duré.
Pendant un moment, il sembla que le halfelin refuserait à sa fille le droit de sortir, mais sa mère se porta à son secours en lui demandant d'aller porter trois petites tourtes au poulet chez une vieille femme qui habitait à l'autre bout de la ville. Violette obtint ainsi sa poudre d'escampette...

S'abstenant consciencieusement d'afficher une mine par trop triomphante, il promit qu'il allait s'en charger dans l'instant, salua affectueusement les deux parents de Violette puis, après avoir fait un crochet par la chambre de la fillette pour récupérer, au cas où, son argent de poche, il enfila ses chaussures, prit les tourtes et s'en fut chez la vieille dame - heureusement qu'il connaissait relativement bien Manost ! Ensuite, il se dirigerait vers la place des Cailles mais ne s'y avancerait qu'après s'être assuré que les garnements qui s'en prenaient à Guéric n'étaient pas là. Si c'était le cas, et bien, comme convenu, le temple de Helm constituerait sa nouvelle destination.

Si Taliesin connaissait effectivement bien la ville, il fut forcé de constater que l'arpenter à hauteur d'enfant halfelin était une expérience pour le moins déstabilisante. Ses repères habituels, à taille elfique, étaient complètement transformés, sa perspective sur l'environnement intégralement modifiée et il se perdit à plus d'une reprise, induit en erreur par l'absence de certains signes qui étaient en réalité hors de sa portée. Sa situation particulière avait de plus un avantage et un inconvénient. L'avantage, c'était qu'il était invisible. Personne ne l'importunait, personne ne baissait les yeux sur lui, personne ne lui faisait de remarque, de commentaire, ou ne tentait de lui subtiliser ses tourtes. L'inconvénient, c'était... qu'il était invisible. Personne ne prenait garde à lui, ni les passants, ni les chariots, si bien qu'il devait sans cesse anticiper les déplacements de la foule autour de lui pour ne pas être bousculé ou tout bonnement écrasé par le cheval de trait de passage.
Lorsqu'il parvint chez la cliente de ses parents, qu'il frappa à la porte, la vieille ouvrit et regarda droit au-dessus de sa tête, pensant un moment qu'un plaisantin l'avait dérangée avant de s'enfuir. Il fallut que Taliesin attire son attention d'un mot et d'un geste pour qu'elle baisse les yeux et la découvre, avec un sursaut de saisissement. La vieille la gratifia d'un petit sucre d'orge avant de la renvoyer dans la rue, lui tapotant aimablement la tête et lui enjoignant d'être bien prudente. Et Violette put reprendre sa route. Elle chemina donc vers la Place des Cailles, noyée dans un flot de passants de plus en plus dense, qui lui bouchait toute vue. Longer les murs était impossible, car les obstacles s'y succédaient : barriques, gouttières, sacs empilés, chiens revêches endormis, petites frappes aux aguets. Les flaques qui jalonnaient certaines rues avaient des allures de mares qu'elle devait contourner, si quelqu'un ne l'y poussait pas par mégarde, et ses chaussures, ainsi que le bas de sa robe, furent rapidement trempés. Pire, le crottin des chevaux lui arrivait parfois au mollet.
Non, la vie d'enfant halfelin, dans une grande ville, n'était pas de tout repos.

Se montrant plus prudent et plus vigilant que jamais - rentrer chez Violette complètement crotté aurait été le meilleure moyen de se voir disputer et puni -, il prit tant bien que mal la direction de cette fameuse place, se demandant s'il parviendrait jamais à l'atteindre. Dans de telles conditions, l'idée que les tourmenteurs de Guéric puisse s'y trouver était pour le moins déprimante. Pas parce qu'il craignait d'être repéré, non. Simplement parce que devoir s'infliger le trajet jusqu'au temple de Helm serait pour le moins pénible... Il fallait donc espérer que la chance serait avec lui et qu'aucun "ennemi" ne le guetterait là où il se rendait pour l'heure.

Taliesin fit bien d'être attentif, car il repéra les ennemis bien avant la Place des Cailles, à la faveur d'une brèche dans la foule. Heureusement, ceux-ci étaient en train de tourmenter un vieux chien, et ils ne repérèrent pas la gamine qui passait, furtive, à quelques mètres seulement. La petite halfeline put ainsi atteindre l'abreuvoir et son point de rendez-vous. Mais Guéric n'y était pas encore, aussi dut-elle patienter un moment. La Place des Cailles abritait un marché aux bestiaux de taille moyenne, apparemment dédié aux animaux de bât, ânes, mules, chevaux et boeufs dociles. En fin de matinée, les échanges battaient leur plein, et les maquignons circulaient entre les animaux en tâtant croupes rebondies et garrots osseux, discutant de prix et de poids porté, dans une odeur et un bruit à peine tolérables.
Violette vit alors un homme en armure venir dans sa direction. C'était manifestement un paladin de Helm. Et sa mine n'avait rien de particulièrement engageant.

Bon sang, que s'était-il passé, encore ? Guéric avait-il fait une bêtise ? Allait-on lui reprocher la pomme volée la veille ? L'envie de se carapater le démangea mais y céder, ç'aurait été reconnaître qu'il avait quelque chose à se reprocher. Aussi n'esquissa-t-il pas le moindre mouvement, demeurant au contraire immobile et attendant que le paladin le rejoigne en arborant une mine à la fois respectueuse et détendue.

Le paladin s'immobilisa tout près d'elle. C'était un humain d'un certain âge, le cheveu gris fer coupé court et les yeux clairs perçants. Une balafre lui traversait le visage de part en part, vestige d'une ancienne bataille, sans doute, et son armure rutilait, fruit du travail diligent d'un écuyer invisible. Il portait une épée qui faisait le double de la hauteur de la gamine et il aurait probablement pu la trancher en deux sans transpirer.
Mais un sourire atteignit soudain ses traits et il se pencha sur elle.
" Helm aime les enfants, petite." dit-il.
Il se redressa, son expression se durcit.
" Mais il les surveille, aussi."
Son regard d'aigle se fit plus inquisiteur.
" Qu'est-ce que tu fais là ? Tu lorgnes la bourse des marchands ?"

Bon, voyons voir si je sais encore jouer la comédie malgré mon changement d'apparence...
Il écarquilla de grands yeux et arbora une mine indignée, sans pour autant se départir de son attitude respectueuse.
-Messire, je vous demande humblement pardon, mais je ne comptais pas faire une chose pareille. Voler, c'est mal. Mon papa, il est marchand aussi, et j'aimerais pas qu'on lui pique sa recette, alors je ferai jamais ça à quelqu'un d'autre. Et puis, j'ai pas besoin de sous, vu que j'ai de l'argent de poche. Je peux vous montrer, si vous voulez. Pis vous pourrez aller voir mon papa pour vérifier que c'est bien le mien. Mais faut que je fasse attention à ce que d'autres le voient pas, parce qu'il y en a plein que ça gêne pas, de voler ou de faire des mauvais coups, surtout à plus petit qu'eux. C'est pas facile d'être une halfeline, vous savez !

" Hum." fit simplement le paladin, en posant la main sur la garde de son épée.
Il la dévisagea une seconde puis hocha la tête. Il ne pouvait sans doute pas s'abaisser à vérifier ses dires.
" Bonne journée, mon enfant. Souviens-toi qu'Helm te regarde."
Et sans autre forme de procès, il se détourna et reprit sa ronde aux alentours du marché, raide et soupçonneux. Taliesin nota que les gens s'écartaient précipitamment sur son passage, bien qu'il ne fasse aucun geste dans leur direction et ne prononce aucun mot.
Il sentit alors une légère pression sur son épaule et découvrit Guéric, caché dans l'ombre de l'abreuvoir.
" Qu'est-ce qu'il voulait, la barrique ?"

-Il voulait savoir si je surveillais les marchands pour leur piquer leur bourse. Alors, je lui ai répondu que non, que voler c'était pas bien, pis que j'avais de l'argent de poche. Je lui ai même proposé de le lui montrer, puis qu'il aille voir mon père pour vérifier que c'était bien le mien. Mais il a préféré laisser tomber...
Il lui sourit.
-Comment tu vas, depuis ce matin ?

" Ces fichus paladins, ils croient tout le temps qu'on va faire un mauvais coup... Ils ont comme... comme un nuage noir devant les yeux, j'te jure ! Même quand tu fais un truc bien, ils supposent que c'est dans un but sombre ! Il parait qu'en Féérune, dans certains coins, on te mène au bûcher rien que sur la suspicion d'un paladin. Ils te regardent, et puis ils décident, et c'est bon, tu peux avoir rien fait, tu brûles quand même."
Il cracha par terre puis dessina un étrange petit signe cabalistique dans l'air, sans doute une malédiction halfeline ou inventée. Puis il sourit.
" J'ai été chez le rebouteux. J'ai nettoyé sa cuisine immonde, et puis j'ai brossé son horrible chat, et j'ai aussi vidé son placard à balais d'environ deux cent mille araignées. Enfin. J'compte pas très bien, tu sais. Et j'ai reçu la poudre !"
Il exhiba une petite bourse de cuir, ravi.

Son sourire s'élargit.
-Bravo, Guéric ! Vraiment ! Et maintenant, c'est donc à mon tour de nous procurer ce dont on a encore besoin. Je vais acheter à manger pour le chien, et quand je rentrerai chez moi, je demanderai un drap à ma maman.
Restait à espérer qu'elle accepterait, ce qui n'était pas impossible mais non gagné d'avance. Enfin, dans le pire des cas, peut-être l'argent de poche suffirait-il à en payer un...

" Ça m'ennuie que tu doives acheter quelque chose... Je pense que si on va dans la cour de l’équarrisseur, on trouvera quelque chose dans les déchets... Même si on garde presque tout, y'a toujours des morceaux dont on ne sait que faire... Non ? Genre les yeux des boeufs... A moins que les magiciens mettent ça dans leurs potions, c'est encore possible..."
Il haussa les épaules.
" Ensuite, faut qu'on décide ce qu'on va faire... Tu crois qu'un discours va suffire ? Moi j'suis pas très doué pour improviser ce genre de choses..."

-D'accord pour l’équarrisseur, mais si on trouve rien de bien, j'achèterai un truc. Ça me dérange pas du tout, au contraire, je suis contente de pouvoir participer. Et pour le discours, ben, il a pas besoin d'être très long : le fantôme dira que Helm l'a envoyé pour leur donner un avertissement : s'ils continuent à embêter les plus petits qu'eux, ce qui est pas juste, ils devront, heu... affronter son courroux. Et si tu veux, c'est moi qui parlerai : ils connaissent pas ma voix et ils imagineront pas qu'une fille peut leur faire un truc pareil... Bon, après, je sais pas si ça suffira, mais on peut réfléchir à d'autres trucs qui les feront vraiment flipper. Faut qu'ils aient tellement peur qu'ils oseront en parler à personne. Parce que sinon, on pourrait avoir des ennuis...

" Mais avec quoi on pourrait leur faire peur ? Moi je dois dire que je connais pas bien Helm... c'est toi qui vas à l'école, pas moi ! Est-ce qu'il est pas représenté par une grande main qui donne des baffes ? Ou alors ça c'est Torm ? Moi j'les mélange tous ces dieux sévères... Les humains sont tellement sérieux... Ou alors c'est pas un oeil ? On pourrait utiliser un oeil de boeuf, si on en trouvait un chez l'équarisseur, puis le mettre dans leur lit ou quoi, comme petit souvenir...
— Hé ! Mais c'est Morpion et sa Punaise ! Comment vous allez, les minus ?"
Pris par leur conversation, les deux petits halfelins avaient omis de scruter attentivement la place, et trois silhouettes d'adolescents dégingandés venaient dans leur direction, déjà terriblement proches, regards et sourires goguenards, mains dans les poches...

-On file ! souffla-t-il. Ils sont plus forts que nous, mais on est beaucoup plus rapides et on peut se faufiler n'importe où ! Et en plus, si un paladin les voit nous poursuivre, ils vont passer un sale quart d'heure, oh oui ! Parce que comme je le disais à l'instant, c'est pas juste de s'en prendre à plus petit que soit.
Et de s’apprêter à déguerpir. Il fallait impérativement qu'il rentre avec une mise présentable, sinon, l'opération de la nuit serait compromise...

Guéric obtempéra. C'était sans compter avec deux autres membres de la bande du dénommé Domi, qui avaient contourné les deux amis à leur insu, et qui tentèrent de leur faire barrage. Mais comme l'avait affirmé Violette, les halfelins sont rapides, menus, peuvent se glisser partout, et c'est ce qu'ils firent, avec l'aide d'une vache de passage et d'un paladin pris au dépourvu, entre les jambes duquel Guéric se faufila et qui fut ensuite percuté par trois garçons qui maîtrisaient mal le freinage subit. Sans se soucier du bruit de ferraille qui s'ensuivit, les deux enfants détalèrent à toute vitesse dans les ruelles et ne s'immobilisèrent que bien plus loin, à l'abri de la charrette d'un boulanger ambulant. Guéric ne put s'empêcher de rire de bon coeur.
" Bon sang, Violette, on est grillés, grillés, grillés ! Il faudra qu'on se trouve un autre point de rendez-vous pendant les trois ans à venir minimum !"
Mauvaise nouvelle pour la gamine, cependant, sa robe arborait désormais une vilaine déchirure sur le bas. On pouvait la masquer dans les plis, en la tenant de la main d'une manière particulière, mais elle ne résisterait pas à un examen attentif.

Cette découverte mit Taliesin hors de lui. Comme si la situation n'était pas déjà assez complexe comme cela... Mais non, il avait fallu que ces crétins en rajoutent !
-On va pas changer de point de rendez-vous, répondit-il d'un ton qui, quoique maîtrisé, laissait percevoir sa fureur. On va leur filer une telle frousse que, plus jamais, ils n'oseront s'en prendre à nous. Et qu'ils avoueront que c'est leur faute si le paladin nous fait des reproches.
Il s'accorda quelques secondes de réflexion.
-Le coup de l’œil de bœuf dans le lit, j'aime bien. Mais ça ferait pas très divin, tu crois pas ? Et puis, ils pourraient le montrer à leur parents, et eux ils comprendraient que quelqu'un leur a joué un mauvais tour... Faut qu'on trouve un truc qui laissera pas de preuves. Pis qui fera qu'ils oseront jamais en parler. Malheureusement, je sais pas quoi exactement. Helm, son symbole, c'est bien un œil. "Helm voit tout, sachez-le, et soyez jugés", comme on dit. Mais on peut pas parler de ce qu'ils nous on fait, sinon, ça leur mettrait trop la puce à l'oreille. Faudra rester vague. Et avoir de bonnes idées pour vraiment, vraiment les terrifier.

Guéric prit la main de la petite fille et l'entraîna avec lui dans les ruelles.
" Peut-être qu'alors, on pourrait simplement dessiner un oeil, tu ne crois pas... Sur le mur de leur chambre... Un grand oeil à la craie... ou bien avec du sang..."
Son sourire s'élargit.
" L'oeil sanglant de Heeeeeelm qui veeeeeeille... Je le sens bien, là, le fantôme... Faudrait sans doute qu'on s'entraîne un peu, une fois qu'on aura le drap. J'voudrais pas te faire tomber. Même si tu es légère comme la plume d'une petite mésange bleue et leste comme l'écureuil qui escalade le chêne..."
Il rougit de ses propres paroles.
" Heu... On est presque chez l'équarrisseur. J'irai seul, pour pas que tu ruines encore plus ta robe..."

-Tracer un symbole, c'est une super idée ! s'exclama-t-il. Malheureusement, si on fait ça sur un mur, leurs parents le verront, non ? Enfin, on trouvera une solution. De toute façon, on doit encore réfléchir aux moyens de les empêcher de fuir ou de nous poursuivre... On en rediscute à ton retour ! D'ici là, je vais me faire discrète comme une ombre, au cas où certains de ces crétins nous cherchent encore...

Guéric fila donc dans une petite ruelle voisine, bifurqua sous une arche de pierre et disparut. Resté dans l'artère principale, Taliesin trouva rapidement le temps long. Les passants défilaient sans lui prêter la moindre attention mais le ciel s'était couvert, menaçant la ville qu'une vilaine averse. Bien sûr, vu sa petite taille, elle trouverait aisément un porche où se réfugier ou l'abri d'une corniche, mais sa robe risquait d'en pâtir.
Elle fut surprise, après quelques temps d'attente, par une pièce de cuivre qui tomba devant elle et le sourire d'une femme bien mise qui faillit lui tapoter la tête d'un air compatissant avant de s'esquiver d'un pas rapide. On l'avait prise pour une mendiante... Opinion que le boutiquier d'en face, un cordonnier, semblait sur le point de partager. Guéric apparut heureusement à ce moment là, brandissant devant lui deux morceaux de viande sanguinolente.
" J'ai reçu un pied de porc..."
Il secoua sa prise.
" Il a un furoncle, alors il est impropre à la consommation, semble-t-il. Et ça, c'est un coeur de cheval. Il parait que c'est trop coriace pour être mangé. T'en penses quoi ?"

Gêné au plus haut point, il s'était préparé à expliquer au cordonnier qu'il y avait méprise, qu'il ne mendiait pas, qu'il attendait simplement un ami et que sa robe déchirée était due à de sales garnements. Mais le retour de Guéric lui épargna ces explications embarrassées.
-Génial ! Avec ça, le chien, il sera notre copain, tu vas voir ! Bon, par contre, faut qu'on trouve un endroit où se mettre à l'abri avant que ça commence à pleuvoir. On doit tout mettre au point, pis peut-être s'entraîner un peu, même si on a pas encore le drap...

Guéric n'osa plus lui prendre la main mais se mit en marche, brandissant toujours ses trophées écarlates. Les gens prenaient désormais conscience de sa présence et s'écartaient avec une grimace en le voyant approcher. Il prit d'ailleurs un malin plaisir à marcher au milieu de la rue, se délectant du flot des passants qui s'ouvrait pour le laisser passer.
" Je sais où on peut être à l'abri et s'entraîner sans que personne nous trouve : dans la petite chapelle helmite près de la forge. Elle est en travaux, en ce moment, donc personne y va. Mais moi je sais comment y entrer, pas de soucis. On peut y déposer nos affaires. Je me laverai à la fontaine. Et je suis certain qu'Helm verra ça d'un bon oeil... Haha ! D'un bon oeil !"
Et il se mit à rire tout seul de sa bonne blague, tout en secouant sa viande avec plaisir. Violette constata que trois chats les avaient déjà pris en chasse. Aucun chien, heureusement. Certains étaient nettement plus grands qu'eux.

La bonne humeur et l'enthousiasme de Guéric le réjouissaient et il n'était pas sans les éprouver lui aussi. A un degré moindre, cependant. Car, sans doute parce qu'il était un adulte, il était soucieux, songeait aux conséquences de leurs actes. D'abord, il y avait cette histoire de robe déchirée qui l'obligerait à jouer très finement quand il rentrerait chez Violette. Il lui faudrait la cacher au père de la petite fille puis, probablement, s'en ouvrir à sa mère : s'il expliquait qu'il n'y était pour rien, que c'était la faute de ces maudits garnements qui s'en prenaient constamment à eux, peut-être celle-ci se montrerait-elle compréhensive et accepterait-elle plus volontiers de leur prêter un drap, pour qu'ils puissent faire en sorte de ne plus jamais être embêtés... Ensuite, les détails de l'opération nocturne le préoccupaient beaucoup : outre se faufiler dans la chambre de leurs bourreaux, ils devraient faire en sorte que ceux-ci ni ne crient, ni ne s'enfuient, ni ne les poursuivent, lorsqu'ils partiraient. Pire, il faudrait s'arranger pour qu'ils n'osent pas en parler à leurs parents ou, s'ils le faisaient, que ces derniers pensent qu'ils avaient été victimes d'un simple cauchemar. Dans le cas contraire, les deux petits halfelins pourraient s'attirer de très gros ennuis... Bref, ce ne serait pas simple, et il serait nécessaire de préparer le coup avec le plus grand soin.

La chapelle se trouvait dans une ruelle proche de la forge, on entendait le bruit du marteau retombant sur l'enclume, régulier, métallique, et une fumée noire se dégageait de la cheminée, flottant sur le pâté de maisons. C'était une construction de petite taille, renfermant probablement juste un autel, quelques bancs, pas plus. C'était impossible à dire, car la porte était barricadée de planches clouées, et les fenêtres tendues de toile grise. L'une d'entre elle était cependant fendue et c'est manifestement par là que Guéric entendait pénétrer dans les lieux. Si la petite rue était déserte pour l'heure, il fallait espérer qu'elle le reste et que les huit chats qui les accompagnaient désormais n'allaient pas attirer le passant de leurs miaulements.
" Je fais le guet, vas-y grimpe !"

Taliesin soupira.
-D'accord, j'y vais. Mais si je vois que je risque d'abîmer à nouveau ma robe, on cherchera un autre endroit... Parce que si papa remarque quelque chose à mon retour, j'aurais de gros ennuis, et ça pourrait nous empêcher de mener à bien notre mission...
L'instant suivant, avec moult précautions, il essayait de pénétrer dans la chapelle.

Il ne restait heureusement ni verre, ni bois dans l'encadrement de la fenêtre et une fois la toile écartée, Violette put se hisser dans le passage et sauter lestement à l'intérieur de la chapelle. Il y faisait sombre, mais rien de dramatique pour sa vision de halfeline. Elle repéra ainsi l'autel, une statue martiale, quelques bancs, une armoire.
" Eeeeeecarte-toi !" lança une voix depuis l'extérieur.
Taliesin s'exécuta rapidement car Guéric lança la viande à l'intérieur avant de la suivre. Il avait encore les mains sanguinolentes, cela dit, et il remonta la travée entre les sièges pour aller arracher le tissu qui masquait le vitrail du fond et s'en servit comme serviette. La lumière pénétra alors plus abondamment dans la chapelle abandonnée, au travers des quelques carreaux bleus qui demeuraient dans leur gangue de métal.
" Bon, c'est quoi, alors, le plan ?"

-Pour ce soir, tu veux dire ? Ben, grâce à toi, on sait comment entrer chez eux et on a de quoi s'occuper du chien. Après, faut qu'on peaufine notre déguisement : je demanderai un drap à maman, et on doit trouver quelque chose pour l'éclairer par en dessous, et un truc pour déformer ma voix. Pis, surtout, faut qu'on trouve des moyens pour qu'ils crient pas, qu'ils s'enfuient pas ou qu'ils tentent pas de nous poursuivre quand on aura terminé... Le mieux, ça serait de les bâillonner et de les attacher. Mais pas trop fort, parce qu'ils doivent pouvoir se libérer tout seuls : sinon, si leurs parents les découvrent ligotés, ils comprendront qu'il s'est vraiment passé un truc et que c'était pas... heu... surnaturel. C'est aussi pour ça qu'on doit pas laisser de traces... Et du coup, on peut pas utiliser de corde ou quoi... Bref, je sais pas comment on va faire. Peut-être qu'on doit espérer leur faire assez peur pour qu'ils soient paralysés ?

La Couronne de Cuivre

[Ailleurs] Quête : Dix Petits Gosses