La Couronne de Cuivre

Entre les mains d'Astrée, l'âne se calmait peu à peu.
" Attendez qu'il soit tout près pour abaisser le pont-levis... dit Bertille aux hommes qui manoeuvraient le mécanisme de la porte.
— Les autres reviennent ! cria le guetteur.
— Est-ce qu'ils sont suivis ?
— Non... Non, on dirait que non. Mais il manque... Isaure tire une flèche... Je ne vois pas Jack... Si ! Oh... Bouse ! Il a l'air de porter quelqu'un... C'est... Je crois que c'est... Ah... François ?"
Bertille et Antoine échangèrent un regard chargé.
" Les autres ?
— Je vois... Hugo. Cyprien. Philémon. Albert. Mathilde.
— Madeleine ?
— Non. Non, je ne vois pas Madeleine.
— Ce n'est pas possible ! s'exclama la rebouteuse.
— Hugo l'aura prise sous son manteau, dit Antoine, ne t'emballe pas.
— Au pont !" lança le guetteur.
La passerelle s'abaissa avec fracas tandis que la herse était soulevée. Le clerc était demeuré immobile, silencieux, mais son expression reflétait une tension extrême.

Astrée ne perdait pas une miette de la scène, tendue, cherchant de son mieux à comprendre ce qui se passait. Apparemment ils étaient tous là, non ? L'un d'eux était blessé... Elle voyait le clerc et Bertille se tendre à chaque annonce du guetteur, et partageait l'angoisse générale.
Il manquait quelqu'un... Madeleine... Non, c'était absurde, ça devait être une autre Madeleine, ils n'auraient pas emmené une enfant avec eux. Mais ils disaient qu'elle pouvait tenir sous un manteau.... Et elle les accompagnait, après tout, la veille, sur cette même route. Ça n'avait pas de sens...
Renonçant à comprendre, elle donna une dernière caresse distraite à l'âne, et fit machinalement un pas dans la direction du pont-levis, guettant, comme chacun, ceux qui allaient le traverser. Elle se savait inutile : le mieux qu'elle puisse faire était de ne pas se trouver en travers du chemin des villageois, qui, eux, semblaient tous savoir parfaitement de qu'ils avaient à faire.

La première personne à franchir le pont-levis était un homme d'une carrure impressionnante, le visage orné d'une moustache fournie, et le regard clair furieux. Il jeta un épieu brisé sur le sol avec brutalité.
" Saloperie ! s'exclama-t-il avec violence. Saloperie de saloperie de maudites bêtes !"
Derrière lui s'engouffrèrent les sept autres, dont Hugo. Isaure et Jack fermaient la marche, la première gardant une flèche encochée dans son arc, le second transportant son camarade. La herse se referma avec un claquement derrière eux et un attroupement se forma aussitôt. Le brouhaha des conversations forma comme un nuage de sons, indistinct, autour d'Astrée, qui fut incapable d'en tirer le fil.
" Dans le repli... Ils étaient revenus vers la bergerie...
— Madeleine, où est Madeleine ?
— Trois flèches. Bon sang, elle n'est même pas tombée !
— En furie, qu'il était... Je crois qu'il aurait tué...
— Il respire... mais regarde ça...
— C'est du délire.
— Laissez-moi passer.
— Ils l'ont prise. On a rien pu faire, je te jure.
— Conseil, maintenant.
— Elle ne tiendra pas, elle pissait le sang.
— Une force, je te dis...
— Ils ne viendront pas ici, jamais...
— Mais il me le faut. Il me le faut.
— Je te le briserai, moi. Bientôt.
— Ça ne peut plus durer.
— Mon dieu, Madeleine..."
Tandis que les Montequins échangeaient leurs impressions, exprimaient leur colère et leur angoisse, Astrée vit, entre les jambes et les corps, la silhouette de l'homme blessé. Il était à plat ventre et le clerc, agenouillé à côté de lui, lui parlait doucement. Son dos était ensanglanté. Deux flèches sommaires, empennées de noir, en pointaient.

Astrée ne pouvait pas comprendre grand-chose. Elle restait à l'écart, consciente qu'elle n'était pas des leurs, qu'elle n'avait pas à intervenir ni même à questionner, que ce n'était de toute façon pas le moment.
Elle essayait désespérément de démêler l'écheveau des conversations. Elle crut comprendre que ça s'était passé vers la bergerie, là où elle avait passé la nuit, l'avant-veille. Une angoisse rétrospective la fit pâlir. Elle n'avait pas eu conscience du danger, pourtant la présence des corps aurait dû l'alerter, l'inquiéter davantage. Elle s'était montrée bien trop optimiste. Mais ce n'était plus temps d'y penser.
Le brouhaha des conversation était si flou... Madeleine... Il lui était arrivé quelque chose... Ils l'avaient prise ? Qui, pourquoi ? Ou parlaient-ils d'autre chose ? Mais pourquoi diable l'avaient-ils emmenée en expédition avec eux ? Que lui était-il arrivé ?
Elle ressentait leur colère, leur angoisse, leur haine peut-être. Elle ne comprenait rien, sauf que c'était très grave. Et que le conseil allait se réunir. Mais pour quoi faire? Une guerre ? C'était la sensation, absurde, qui venait de la traverser. Les yeux fixés sur le blessé, elle finit par perdre complètement le fil des paroles échangées, ne cherchant plus à y comprendre quoi que ce soit. Deux flèches noires. Le pauvre, heureusement qu'il y avait un prêtre... Mais cela signifiait, réalisa-t-elle après coup, que ça n'était pas des bêtes qui les avaient attaqués.

Le groupe se décala légèrement pendant que le clerc officiait. Un homme s'était accroupi près du dénommé François, une main sur son dos, l'autre autour d'une flèche, tandis que le prêtre avait commencé à officier. Bertille, Antoine et l'homme bardé de cuir qu'Astrée avait vu la veille, ainsi qu'Hugo et le colosse arrivé le premier à Montequine, s'étaient écartés et devisaient à bâtons rompus. Clémence entraîna l'âne vers les écuries. Les autres paraissaient relativement sonnés par les derniers événements. Isaure finit par remarquer Astrée et vint vers elle.
" Vous tombez à un très mauvais moment, dit-elle. Je ne sais pas s'il sera possible de quitter Montequine avant plusieurs jours. La piste de l'est reste probablement dégagée, mais je ne suis pas certaine que le conseil vous donnera l'autorisation de partir. A moins que vous ne le fassiez aujourd'hui."
Elle eut un petit soupir.
" L'un dans l'autre, les choses se règleront probablement rapidement."

Astrée observait les villageois, restant à l'écart. Des milliers de question se pressaient dans son esprit mais elle n'osait pas les poser.
Elle eut un triste sourire à l'attention d'Isaure et hocha la tête.
- Ne vous en faites pas pour moi. Je n'ai pas d'urgence, il n'y a rien qui m'oblige à redescendre rapidement. J'attendrai que tout se règle...
Elle se fichait que le conseil lui donne ou non l'autorisation de partir. Elle ne voyait pas pourquoi il s'arrogerait le droit de décider à sa place si oui ou non elle pouvait s'aventurer sur les sentiers. Mais de toute façon, elle ne voulait pas redescendre tout de suite dans la vallée. Pas avant d'avoir trouvé ce qu'elle était venue chercher.
D'un autre côté, songea-t-elle en réprimant un soupir, ce n'est pas en restant cloîtrée au village que je le trouverai.

Elle jeta un coup d'oeil au petit groupe où se trouvait Hugo, qui semblait débattre des décisions à prendre, et se tourna à nouveau vers Isaure, osant enfin la questionner.
- Que s'est-il passé exactement ? Qu'est-il arrivé... à Madeleine ?
Ses parents devaient être effondrés... mais elle réalisa avec surprise qu'elle ne savait même pas qui était ses parents. Et pourquoi, par tous les dieux, emmenait-on cette petite fille dans des expéditions dangereuses ?

Isaure pinça les lèvres et jeta un coup d'oeil derrière son épaule, vers le groupe d'aînés qui discutait toujours.
" Heu... Et bien, elle a été emportée par..."
Elle soupira et passa une main lasse sur son visage.
" Par un groupe de centaures. Je ne sais pas ce qu'on va faire... Je ne vois pas pourquoi ils la garderaient en vie... Sans doute vont-ils juste.. Ah. Pardonnez-moi, je n'ai pas vraiment le coeur à dire ces choses..."
Hugo arriva derrière elle et posa la main sur son épaule.
" Dès que tu es d'attaque, nous ressortons. Il faut qu'on les retrouve."

Des centaures ? Mais pourquoi s'en prendraient-ils à une enfant ? Astrée se souvint qu'Isaure avait effectivement cité les centaures parmi les races hostiles des environs, ce qui l'avait vaguement étonnée : cela ne correspondait pas vraiment à l'idée qu'elle se faisait de cette espèce, à en juger par le peu qu'elle avait entendu. Peut-être ceux-ci étaient-ils différents ? Quoiqu'il en soit, les villageois semblaient s'en défier autant que des ogres. Et finalement, Isaure n'avait peut-être pas tort dans son raisonnement : pourquoi la garderaient-ils en vie si les rapports entre eux et les villageois étaient aussi tendus ? Mais peut-être allaient-ils simplement l'abandonner dans les bois ? En ce cas, il fallait absolument la retrouver très vite.

Quand Hugo annonça qu'ils ressortaient, elle n'hésita pas une seconde à proposer son aide.
- Je peux vous accompagner, si vous voulez.
Sans doute allaient-ils refuser qu'une étrangère se mêle de leurs affaires, leur vienne en aide. Pourtant, elle était certaine de pouvoir être utile. C'étaient leurs montagnes, certes, mais elle était sans doute aussi bonne pisteuse qu'eux ou presque, et probablement en meilleure forme. Et puis ils ne seraient pas trop d'un de plus. Bafouillant légèrement, elle insista :
- Je... je sais suivre une piste, tirer à l'arc, j'ai l'habitude des montagnes même si je ne connais pas la région aussi bien que vous. Je pourrais vous être utile... Et j'aimerais vraiment aider...

Hugo parut hésitant. Il jeta un oeil vers ses collègues, qui débattaient toujours avec véhémence.
" Je ne sais pas si ce serait sage, dit-il finalement. Mais c'est vrai qu'avec François alité... Peut-être Gabriel pourra-t-il nous le relever rapidement, cela dit, mais ce n'est pas son genre... Je vais un peu aviser... Hum. Il n'est pas dans nos habitudes de... d'exposer des étrangers à nos difficultés."
Isaure grimaça.
" Ils sont très dangereux et très robustes. Une flèche ne suffit pas à les terrasser, ajouta-t-elle. Je ne veux pas douter de vos compétences, entendez-moi bien, mais... ce n'est pas comme chasser le daim ou même l'ours.
— Peut-être que si je vous adjoignais deux bons chasseurs... Vous pourriez vous contenter de pister... et laisser le combat aux traqueurs expérimentés. Ce serait sans doute le mieux."
Il soupira.
" Je vais voir avec Cyprien. Ne bougez pas, toutes les deux."
Et il retourna auprès des autres qui, aussitôt, se tournèrent dans leur direction. Astrée sentit toutes les paires d'yeux sur elle, la jaugeant, avant que la conversation ne reprenne.
" Si vous ne le sentez pas, vous pouvez encore vous retirer, dit Isaure. Personne ne vous le reprocherait."

Astrée secoua la tête.
- Non. Je tiens à vous aider.
Elle ne pouvait tout de même pas laisser une gamine exposée au danger. Ils devaient tenter quelque chose. En espérant qu'il ne soit pas trop tard.
- J'avais une fille de cet âge, autrefois... expliqua-t-elle simplement.
Elle tourna le regard vers les hommes qui discutaient, un peu gênée d'être au centre des conversations, avant de le reporter vers son interlocutrice.
- Isaure... Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi emmenez-vous Madeleine en expédition ?

" Ah... C'est étrange, je peux l'imaginer. Mais Madeleine, elle a... un sens de la nature... Elle perçoit les créatures à distance... Elle nous permet de les éviter, quand nous allons en cueillette ou que nous voulons couper du bois... et elle nous permet de les pister quand nous les recherchons. Aujourd'hui... Nous voulions mettre toutes nos chances de notre côté. Madeleine, elle a l'habitude, nous avons toujours fonctionné ainsi. C'est vrai que ça peut paraître risqué mais... Nous sommes des chasseurs expérimentés. Nous pensions... nous pensions que les choses tourneraient comme elles ont toujours tourné. Jamais je n'aurais pensé... qu'ils nous tendraient une embuscade. Ils savaient exactement où nous passerions. Ou ils ont eu de la chance. Je n'en sais rien."

Astrée grimaça. Pourquoi les centaures leur auraient-ils tendu une embuscade ? Etaient-ils si hostiles ?
- Vous ne pouviez pas savoir... Vous n'avez rien à vous reprocher...
Mais ce n'était pas cela, finalement, qui la surprenait le plus dans les révélations de la jeune femme. Cette petite fille n'était pas une enfant ordinaire. Elle-même aussi avait, d'une certaine manière, ce sens de la nature, elle pouvait percevoir les animaux alentours pour peu qu'elle se concentre. Mais à l'âge qu'avait la petite, elle en aurait été incapable...
Elle secoua la tête.
- C'est incroyable, une telle perception de la nature chez une enfant de cet âge. Moi, il m'a fallu des années pour arriver à ressentir les animaux présents à proximité, et ça me demande beaucoup de concentration... Et malgré son âge elle y parvient sans doute mieux que moi, vu ce que vous me dites...

" C'est très instinctif, chez elle... Il faut vraiment que nous la retrouvions... Mais les chances qu'elle soit vivante... Enfin... Il y a une chance, c'est sûr. C'est une enfant pleine de ressources, elle aura peut-être réussi... Elle a toujours un petit poignard avec elle, mais ces bêtes... Il faudrait qu'elle ait pu le plonger directement dans une gorge et... même si elle en a déjà vu beaucoup, en vivant à Montequine, ce n'est pas quelque chose qu'on peut souhaiter à un enfant..."
Elle secoua la tête, les lèvres pincées. Hugo revint.
" Nous allons former trois groupes. Isaure, tu iras avec Astrée et Léon. Je vais partir avec Caribert et Jack. Cyprien prendra Philémon et Mathilde. Bertille va nous apporter de meilleures flèches. Allez vous préparer si vous en avez besoin. Il vous faut un minimum de ravitaillement. On rentre demain soir ou alors dès qu'on a trouvé Madeleine. Je vous donnerai les directives plus précises dès que tout le monde s'est rassemblé."

Astrée acquiesça d'un hochement de tête.
- J'ai quelques provisions qui me restent... Je vais voir si Antoine a mieux à me proposer...
Elle s'était déjà équipée de pied en cap pour partir en cueillette, au cas où... Mais elle laisserait ses herbes, vérifierait le contenu de sa trousse de secours, et prendrait quelques flèches supplémentaires parmi celles données par Alice autrefois... juste au cas où ils croisent des nécrophages. Elle doutait qu'elles aient le moindre effet sur autre chose que des morts-vivants.
Elle songea à Prince. Elle était tentée de l'emmener, sous sa forme d'écureuil. Peut-être, si l'enfant était blessée, aurait-on besoin de la transporter. Mais il aurait pour cela fallu révéler son secret. Elle ne voulait pas inquiéter inutilement Clémence. Quoique... sa disparition passerait peut-être inaperçue ? D'un autre côté, il y avait suffisamment d'hommes forts pour transporter une enfant blessée. Non, elle se contenterait de le prévenir qu'elle partait en expédition, pour ne pas qu'il s'inquiète en la percevant en train de s'éloigner.
Elle ne perdit pas davantage de temps et se dirigea vers l'"auberge".

Antoine ne s'y trouvait pas, mais la jeune femme put déposer le fruit de sa cueillette et préparer ce dont elle avait besoin. Elle gagna ensuite les écuries, où se trouvaient Clémence et Marc, en grande discussion. Ils se turent cependant à son arrivée et la jeune femme se tourna vers Astrée.
" Nous avons appris que vous alliez vous joindre aux chasseurs... C'est extrêmement courageux et bon de votre part, de nous aider de la sorte, fit-elle. J'espère qu'il ne vous arrivera rien de fâcheux. Il n'est pas dans nos habitudes d'impliquer des étrangers dans nos difficultés... Mais en même temps, nous ne voyons pour ainsi dire jamais d'étrangers."
Elle n'en dit pas davantage et laissa la rôdeuse se rendre au chevet de son cheval.

Astrée était presque embarrassée par ces compliments. Elle ne se jugeait pas particulièrement courageuse. Simplement, elle ne pouvait pas laisser une enfant en danger alors qu'elle avait la possibilité, peut-être, de lui venir en aide. Mais elle ne perdit pas de temps à protester, et se dirigea vers la stalle de Prince.
Elle le caressa doucement, cherchant comment lui faire comprendre la situation. Elle devait aller en expédition, elle ne reviendrait pas tout de suite. Demain.
Concentrée, elle cherchait à percevoir ses émotions, à lui transmettre les siennes, à évoquer des concepts aussi flous que "bientôt", "demain", "attente". Elle essaya de lui faire comprendre qu'il ne devait pas s'inquiéter, masquant de son mieux l'inquiétude qui l'animait elle-même, sans être sûre d'y parvenir.
Au fond, elle aurait voulu l'emmener, elle détestait l'idée de partir à l'aventure sans lui. Il aurait pu être utile, peut-être. Mais il était hors de question d'emmener un cheval, ils devaient rester discret. Et elle ne se sentait pas le droit de lui demander de révéler son secret... et ça aurait été une chose complexe à lui demander, du reste.
Elle quitta l'écurie avec un soupir, prenant subitement conscience que si elle ne revenait pas, Prince se retrouverait seul au monde. Pensée presque saugrenue. Mais elle reviendrait... Et puis, il était mieux ici, au moins ne courrait-il aucun risque.

Prince n'émit aucune protestation et ne la suivit pas tandis qu'elle retournait vers les portes. Elle retrouva là le cercle des chasseurs, ceux qu'elle connaissait, ceux qu'elle connaissait moins bien. Bertille était également présente, tout comme Antoine. Ils avaient disposé devant eux un panier de flèches et un panier contenant des petits paquets enrobés de toile. Hugo prit la parole.
" Bon, nous allons nous diviser en trois groupes. Isaure, tu entreras dans le bois directement, avec Astrée et Léon. J'irai à hauteur de la rocaille. Cyprien, tu te charges des abords de la bergerie. Je vous rappelle qu'il s'agit de retrouver Madeleine. C'est la priorité. Si vous parvenez à autre chose, tant mieux, mais ce n'est pas l'objectif. Ne prenez pas de risques inconsidérés. Chaque chef d'équipe a une trompe, en cas d'alerte. Si vous trouvez un campement, revenez en arrière... Nous pouvons organiser une attaque concertée. Ils ne sont que quatre, dont un blessé. Ils sont dangereux mais pas invulnérables. Rappelez-vous des consignes : le coeur est dans la poitrine, l'oeil et la gorge sont fragiles. Ne visez pas la partie cheval, ça ne sert à rien, aucun organe vital ne s'y trouve. Bertille nous a préparé quelques flèches plus efficaces...
— Les empennages rouges sont les plus fortes, les jaunes un peu moins. Les vertes sont empoisonnées, méfiez-vous, dit l'herboriste en désignant son panier.
— Et prenez de quoi manger." ajouta Antoine en soulevant un de ses petits paquets.

Astrée prit un petit paquet de ravitaillement avec un signe de remerciement, et quelques flèches. Elle était sensée pister, et pas tirer, aussi en laissa-t-elle bien davantage aux deux traqueurs qui l'accompagnaient. Mais il valait mieux être équipée, au cas où. Et être prête à s'en servir, aussi. Ce qui, vu sa mésaventure récente avec les ettercaps, ne lui paraissait pas évident du tout. Oui, décidément, mieux valait qu'elle se contente de pister.
- Les centaures semblent particulièrement hostiles, dans votre région, fit-elle remarquer à Isaure.
Elle n'avait jamais entendu parler de semblables problèmes avec ces créatures. Mais elle devait bien admettre n'en avoir jamais rencontré : tout ce qu'elle connaissait venait de vagues histoires entendues autrefois. Elle aurait tout de même voulu comprendre pourquoi ces tensions étaient si vives par ici. Mais en demander brutalement la raison aurait pu être mal perçu.

Isaura avait mis une dizaine de flèches dans son carquois, de couleurs différentes.
" Ce sont des bêtes vicieuses. Nous les combattons depuis des années mais il en vient toujours. On se laisse abuser par leur apparence semi-humaine, comme avec les ogres, ou ce genre de créatures, mais c'est un leurre. La part animale est beaucoup plus grande qu'on ne pourrait le penser. Ce groupe-ci nous cause des soucis depuis l'été dernier... Nous espérions les éliminer rapidement... ou alors qu'ils soient partis. Mais voilà... Je ne sais pas comment ils ont pu oser s'approcher si près de Montequine, au point de nous ravir... notre Madeleine..."
Elle secoua la tête.
" Je dois me préparer au pire. Ce n'est pas facile."
Derrière eux, la herse était relevée et le pont-levis commençait à descendre.

Astrée grimaça, et n'ajouta rien. Elle sentait la peine d'Isaure, son inquiétude. Comme celle de Bertille, tout à l'heure.
Elle se demanda comment elle réagirait, face à un centaure. Elle devait les considérer comme des bêtes, c'est ce qu'Isaure avait dit. Mais face à un être intelligent, doué de parole... Elle n'était pas sûre du tout d'y arriver. Elle se connaissait : elle ne tirerait que si elle, ou quelqu'un d'autre, était en danger.
Elle franchit le pont-levis à la suite des autres, songeuse.
- Madeleine... C'est votre fille ? demanda-t-elle à Isaure après un temps d'hésitation.

Isaure secoua la tête.
" Madeleine est orpheline. Mais c'est un peu notre fille à tous. Ou alors notre petite soeur. Je la considère davantage comme une petite soeur. C'est une chance, finalement, qu'elle n'ait plus de parents..."
Les deux jeunes femmes, suivies de Léon, un chasseur plus âgé, au visage sombre, traversèrent le pont-levis, sur les traces du groupe d'Hugo.
" Je n'ose imaginer dans quel état ils seraient... Restez au centre."
La Montequine fila se placer en périphérie de leur groupe et ils se mirent à progresser, aux aguets, dans la prairie ensoleillée.

Orpheline... Elle comprenait mieux pourquoi tout le village semblait vibrer d'un même élan pour la petite. Mais elle n'eût guère le temps d'approfondir sa réflexion. Les choses sérieuses allaient commencer, et l'heure n'était plus à analyser la situation.
Elle obéit sans un mot à l'injonction de Léon, et calqua son pas sur ceux de ses deux compagnons, son arc en main, un flèche encochée. Mais son rôle était de pister, non d'attaquer, aussi se concentra-t-elle sur la nature environnante. L'endroit où avait disparu la fillette était plus loin, certes, mais un danger pouvait les guetter auparavant, peut-être juste au-delà de la ligne de crête qui se dessinait devant eux. Ses compagnons semblaient craindre que leurs adversaires soient proches. Tous les sens en éveil, elle s'efforçait de percevoir les mouvements autour d'elle, de deviner la présence d'animaux, potentiellement hostiles, non loin d'eux.

Les neuf chasseurs avancèrent un moment de concert, en petite grappe sur la route rouge, jusqu'au moment où ils atteignirent la crête. Trois d'entre eux la franchirent en tête, arcs prêts, pour repérer le terrain en contrebas. Satisfaits de ce qu'ils avaient observé, ils invitèrent leurs compagnons à les suivre, et le groupe entama la descente dans la rocaille, avant d'emprunter le sentier de la crête, qui retournait vers la silhouette sombre du bois. En contrebas, rocs et broussailles offraient un décor peu accueillant. Une rivière invisible rugissait. Ils parvinrent à l'endroit où la route redescendait le long de la forêt, et c'est là qu'Isaure, Léon et Astrée se détachèrent du reste de l'équipe. Sur les traces de Léon, les deux jeunes femmes rejoignirent l'orée des arbres et il leur fit signe de s'accroupir.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, le visage tanné par les éléments, les sourcils broussailleux, qui dégageait une impression de force malgré sa sveltesse. Comme ses homologues plus jeunes, il était manifestement rompu à la marche, l'escalade et la traque en montagne. Il posa un regard très bleu, incisif, sur Astrée, puis sur Isaure.
" Bon. Nous allons rester en terrain boisé. Souvenez-vous que les centaures sont énormes : ils doivent emprunter des voies larges, tracées par de gros animaux. Cette zone n'est pas leur territoire préférentiel, mais ils y seront peut-être, pour profiter de la cachette qu'offrent les arbres. S'ils ont dû passer par les broussailles, ils auront laissé des couloirs très visibles. Le mâle dominant fait plus de deux mètres de haut et ils se déplacent très difficilement voûtés. Cela ne lui laisse pas beaucoup de possibilités...
— Est-ce qu'il y a la moindre chance, réellement, qu'ils soient en forêt ? C'est un terrain qui ne leur permet en rien de développer leur puissance...
— Ils se sont enfuis par les bois, hier. Et ils ont dû chercher à se mettre à couvert. Mais effectivement, ils sont peut-être en plaine, dans un amas de rochers ou un bosquet. Je pense cependant qu'ils ne se seront pas éloignés de la falaise. Et ils ont besoin d'eau, de nourriture..."

Astrée écouta les consignes en silence. La piste de si grosses créatures serait facile à suivre, sans même avoir le moindre talent de pistage. Mais peut-être la petite fille n'était-elle plus avec eux ? Peut-être s'était-elle enfuie, ou l'avaient-ils laissée quelque part ? Il faudrait aussi qu'elle soit à l'affût de ses traces à elle, au cas où. Mais tout de même, ça n'avait pas de sens qu'ils l'aient emmenée... Et elle préférait ne pas envisager qu'ils l'aient tuée. Pourtant tout le monde se préparait à cette éventualité, elle ferait bien d'en faire autant....
Elle était d'accord avec Isaure : il était effectivement plus logique qu'ils aient quitté la forêt, ou au moins cherché une zone moins dense. Peut-être qu'ils souhaitaient s'y dissimuler, échapper aux flèches, mais ils devaient savoir que leurs traces étaient faciles à suivre.
- S'ils sont passés par les bois hier, nous devrions assez facilement retrouver leurs traces..., commenta-t-elle. Savez-vous dans quelle direction ils se sont enfuis, et par où ils sont entrés dans la forêt ?

" Ils nous ont suivis presque jusqu'à la crête... Puis ils ont fait volte-face et sont entrés par la tranchée de bucheronnage, c'était le moins coûteux, je suppose... Elle se trouve à une centaine de toises vers le sud, nous pourrions commencer par là... Mais c'est une zone très exposée... pour eux et pour nous.
— La tranchée est ouverte jusqu'à la rivière, non ?
— Plus pour l'instant. Des tas de ronces ont poussé dans le chemin. S'ils sont passés par là, ça se verra.
— Il ne faut pas oublier que la femelle grise était blessée.
— Ils l'auront laissée derrière si elle représentait un danger."
Ils se remirent en route, longeant l'orée de la forêt et scrutant la pénombre entre les arbres. Le sous-bois était dense et obscur, les branches des sapins basses, tuant toute végétation à leur pied. Branches mortes et aiguilles couvraient le sol. Mais Astrée devinait de la lumière plus loin, sans doute là où les épineux laissaient place à des essences feuillues, moins étouffantes. La jeune femme percevait la vie qui grouillait autour d'elle. Criquets de la prairie, fourmis des bois, oiseaux et petits mammifères, mais rien d'autre. Enfin, ils atteignirent la large tranchée qui perçait le flanc de la forêt.

Astrée était tendue, aux aguets. Elle ne percevait rien de dangereux aux alentours, pour le moment, mais on l'avait suffisamment prévenue des dangers que recelaient ces forêts. Il y avait des espèces plus mauvaises que les centaures, et elle n'avait nullement l'intention de finir dévorée par une créature quelconque.

La tranchée des bûcherons était un espace découvert, suffisamment large pour permettre aux centaures de s'enfoncer facilement dans les bois. Peut-être avaient-ils été jusqu'à la rivière, pour s'abreuver, ou peut-être avaient-ils bifurqué plus tôt, mais leurs traces, en ce cas, serait aisément détectables. En revanche, cet espace dégagé ne leur permettrait pas, à eux-mêmes, de se dissimuler. Ils pouvaient aisément s'y faire attaquer. Pour le moment, aucun danger n'était perceptible, mais il pouvait y avoir une embuscade plus loin.
- Il faut vérifier si nous y voyons leurs traces. Mais ensuite, il serait sans doute plus prudent de rester autant que possible à couvert, d'avancer en longeant la tranchée, quitte à vérifier régulièrement qu'il s'y trouve toujours des traces de passage. Je pense que nous n'aurons pas de mal à détecter s'ils l'ont quittée, tant que le bois reste dense. Et si le bois devient moins dense autour, si on risque de perdre la piste, je la suivrai de plus près, vous pourrez me couvrir... Je ne sais pas ce que vous en pensez ?
Après tout, ils connaissaient mieux la région et étaient des chasseurs expérimentés.

Elle se dit que si la petite fille avait quitté la tranchée seule, ses traces seraient en revanche bien moins visibles. Bah, s'ils se trouvaient du bon côté, elle les verrait, et ils pourraient scruter l'autre côté par la suite. Mais il était peu probable qu'elle ait pu fausser compagnie aux centaures.

Les traces des centaures étaient apparentes dans la terre humide de la tranchée. Des marques de sabots, certaines larges comme une main déployée, filaient vers l'intérieur du bois. Leur disposition renseigna Astrée sur ce qu'elle savait déjà : ils galopaient. Un lot d'empreintes était cependant moins régulier, louvoyant pendant quelques toises avant de bifurquer vers un arbre dont les branches étaient maculées de sang noir, séché, qui avait attiré une myriade de mouches. A cet endroit, Astrée détecta une autre trace dans le sol, sans doute à l'endroit où la créature s'était agenouillée. Il y avait, sur une pierre plate, le dessin d'une paume sombre, couverte d'insectes, là aussi. Mais la bête était repartie. Comme Astrée l'avait suggéré, le trio demeura dans les bois, suivant la piste de loin. Aucune trouée n'indiquait que les centaures avaient bifurqué, jusqu'à ce qu'Isaure indique le sentier plus étroit qu'avait probablement laissé une harde de sangliers. Les branches qui le surplombaient paraissaient cassées, aussi, par acquis de conscience, Astrée traversa-t-elle la tranchée pour aller vérifier. Elle constata alors que le groupe s'était séparé : l'animal blessé avait bifurqué dans cette direction, tandis que les trois autres continuaient leur route vers la rivière.

Astrée regarda un instant, songeuse, le chemin par où avait fui le centaure blessé. Il aurait fallu suivre la femelle, peut-être l'achever si elle était grièvement blessée, ce qui semblait être le cas. Elle se doutait que ses compagnons voudraient l'achever même si elle ne l'était pas, d'ailleurs... Mais de toute façon, l'urgence était de retrouver l'enfant, et il était plus que probable que la petite fille soit restée avec le groupe. Cette autre piste devrait attendre. Et puis, si elle s'était ainsi isolée, c'était sans doute pour mourir. Mais Léon avait dit, aussi, que ça pouvait être parce qu'elle représenterait un danger. Blessés, les centaures devenaient sans doute encore plus agressifs.
Revenant vers le reste du groupe, elle préféra vérifier qu'ils partageaient son avis.
- La femelle blessée est partie par là, mais Madeleine est certainement avec le reste du groupe. On n'a pas vu de trace indiquant qu'ils l'auraient déposée quelque part. Donc je pense qu'il vaut mieux suivre la tranchée principale...

" Vous avez raison, fit Léon. C'est le second mâle qui a pris Madeleine. Il n'y a aucune raison qu'il l'ait refilée à la femelle."
Les traces se poursuivaient malheureusement jusqu'à la rivière : les centaures avaient piétiné le chemin envahi de ronces, les arrachant littéralement sur leur passage, puis étaient entrés dans l'eau. Il y avait à nouveau du sang sur une des pierres qui bordaient les rives, de leur côté. Séché, en moindre quantité que ce qu'ils avaient vu auparavant, il était impossible de déterminer s'il appartenait à un centaure ou un être humain. Isaure le toucha du bout des doigts, puis le flaira, sans ouvrir la bouche.
Le cours d'eau était large de deux toises, peu profond et transparent. Son lit, tapissé de pierre, abritait des poissons argentés qui filèrent à l'approche des humains. La piste ne paraissait pas reprendre de l'autre côté, où les buissons étaient touffus après une bande d'herbe intacte.

Astrée grimaça. La piste devenait impossible à suivre. A moins que, plus loin, il n'y ait des branches basses surplombant la rivière et qu'ils ne les aient arrachées. Mais pour l'heure, ils ne pouvaient que suivre la rivière dans une direction, au hasard. Ou bien se séparer, mais ce n'était sans doute pas une bonne idée.
- Ils n'ont pas traversé... Je pense qu'on devrait suivre au hasard une direction, en espérant trouver des traces de passage. Ils ont forcément repris pied quelque part, d'un côté ou de l'autre. Et s'il n'y a rien, rebrousser chemin en sens inverse... On peut aussi, bien sûr, aller d'abord explorer simultanément les deux côtés, sur quelques dizaines de toises, au cas où la piste reprenne très vite, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée de nous séparer trop longtemps. Vous qui les surveillez depuis longtemps, vous ne savez pas s'il y a une direction plus probable, quelque chose qui peut les attirer ? Peut-être celle se rapprochant de la bergerie, s'ils s'y sont réfugiés hier ?

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine