La Couronne de Cuivre

Conscient qu'on attend en général d'un officier qu'il sache cacher ses sentiments, il ne sourit pas mais mima une joie contenue.
-Vous accompagner sera un honneur, messire.
Simple, direct, sans fioritures... Militaire, en somme.
Ah, il était en train de jouer au bien mauvais coup à l'homme dont il avait usurpé l'identité et à sa cousine. Mais il s'en souciait comme d'une guigne. L'intéressé n'était-il pas déjà a demi décidé à laisser assassiner sa femme ? Dame Sourdebouche n'essayait-elle pas de l'en convaincre tout à fait, n'entendait-elle pas l'aider à mener l'opération à bien, n'offrait-elle pas de pauvres gosses à ses invités ?
En fait, mettre de nobles mélandiens en difficulté, c'était plutôt amusant...

" Parfait, dit l'officier avec un sourire appréciateur. Retrouvez-moi à la caserne une heure... non, disons deux heures après le lever du soleil. Je ne voudrais pas que vous deviez quitter les réjouissances organisées par Dame votre tante avant d'avoir pu profiter de son bon accueil."
Dame de Sourdebouche gloussa de plaisir.
" Formidable, s'exclama-t-elle. Je vais vous conduire auprès des jeunes, maintenant, Philoris... Si vous voulez bien nous excuser, baron"
Elle sourit au baron de Blanchemartre puis entraîna Taliesin à sa suite.
" Les jeunes hommes, bien sûr. J'ai calé Marissa avec un groupe soporifique mais qui lui convient bien. Tu trouveras des demoiselles plus à ton goût dans la salle du fond. Elles sont toutes propres, notre clerc y a veillé. Nous allons danser, bien sûr, mais tu n'es pas obligé... Je sais que ce n'est plus très à la mode, pour le moment, en ville... Aaah, je suis contente que tu aies plu au baron. Vraiment contente. Le vent tourne, Philoris."

Alors là, il était tout bonnement hors de question qu'il aille voir ces filles. Il trouverait un prétexte, arguerait que sa femme avait probablement trouvé un moyen de le garder à l’œil et qu'il préférait autant s'épargner une dispute conjugale afin d'être en forme pour son rendez-vous du lendemain.
-C'est à vous que je le dois et je ne saurais jamais assez vous en remercier, dit-il, d'un ton mêlant joie et gratitude.
Se retrouver au milieu de jeunes Melandiens ne le réjouissait en rien. Toutefois, la soirée s'annonçant moins décadente qu'il l'aurait pensé, il était presque certain de pouvoir faire bonne figure.

Dame de SourdeBouche remorqua son neveu à travers la grande salle, où il ne put pas apercevoir sa jeune épouse, dont il connaissait d'ailleurs à peine les traits. Elle l'entraîna ensuite vers le fond, ouvrit une porte et il se retrouva catapulté dans une pièce où se trouvaient une quinzaine de jeunes gens, bavardant et fumant dans une ambiance tamisée. Tous paraissaient de sexe masculin, à l'exception de deux esclaves dévêtues. Leur vue ne sembla pas troubler la maîtresse de maison.
" Hislaire ! Ton cousin Philoris est là !" s'exclama-t-elle, s'attirant tous les regards.
S'extirpant d'un divan, le fils SourdeBouche vint à sa rencontre. Il avait des traits communs avec sa mère, les paupières un peu tombantes, la bouche très rouge, une tendance aux rondeurs.
" Salut cousin. Entre donc."
A vingt-six ans, Taliesin était probablement un des plus âgés, si pas l'aîné, de l'assemblée. Parmi les convives, il reconnut bien sûr Gregor, mais aussi trois des participants au concours de tir, en ce compris son tourmenteur, Maugis d'Aigremont.

Procéder avec méthode.
Première étape : remercier sa tante et lui dire à plus tard.
Deuxième étape : retourner son salut au cousin Hislaire et entrer dans la pièce.
Troisième étape : saluer l'ensemble de l'assistance, comme le ferait quelqu'un de poli mais qui, ne connaissant pas grand monde, fait encore preuve de timidité.
Quatrième étape : essayer de nier la présence des participants au pique-nique... et les esclaves.
Enfin, cinquième étape, déjà réfléchir à ce qu'il allait raconter à tout ce beau monde. Bah, pourquoi s'inquiéter ? Un provincial tout juste sorti de son domaine n'avait rien d'intéressant à dire et préférerait de loin entendre parler de ce qui se passait en ville !

La tante s'esquiva et le cousin posa une main amicale sur l'épaule de Philoris.
" Bon, les gars, je vous présente mon cousin Philoris !
— Le Philoris des poireaux ? demanda un jeune homme que Taliesin ne connaissait pas, avachi dans un fauteuil, manifestement ivre ou drogué.
— Le Philoris des poireaux, oui.
— Trop splendide.
— Je leur ai raconté ce que tu faisais avec tes esclaves désobéissants. Et les poireaux. Tu as des admirateurs à Mélandis, tu sais.
— Dommage que ce n'est pas la saison." s'exclama Maugis d'Aigremont.
Gregor de DouceChute s'était déjà détourné pour discuter avec une autre personne, que Taliesin reconnut comme étant l'un des arbalétriers. Il avait cependant des traits familiers et à présent qu'il prenait le temps de le regarder, il lui reconnut un air de famille avec le vampire du Temple de Baine.

Un Hekka de Folkungar. Mais penser à son parent mort-vivant n'était pas très indiqué. Pas davantage que d'essayer d'imaginer en quoi consistait exactement cette punition à base de poireaux. En revanche, se réjouir des ennuis que connaitrait bientôt le vrai Philoris était opportun, puisque ça lui mettait du baume au cœur.
-Franchement, je n'ai aucun mérite, répondit-il, modeste.[color=#FFFFF66] Passer sa vie dans un domaine agricole est ennuyeux à mourir, alors innover, trouver de nouvelles utilisation amusantes pour les rares choses qu'on a sous la main, c'est une question de survie.[/color]
Autant aller dans leur sens, histoire de se faire apprécier : cela lui éviterait probablement des ennuis, plus tard dans la soirée.

" C'est la bonne attitude !" s'exclama Maugis en lui tendant de quoi boire.
C'était un alcool fort, d'une couleur suspecte, mais ils semblaient tous avoir leur verre.
" Viens donc te mêler à la débauche urbaine, cousin." lui dit Hislaire en l'entraînant ensuite vers l'un des divans.
On se poussa pour lui faire une place et il se retrouva coincé entre deux jeunes gens inconnus, qui lui décochèrent des sourires un peu vaseux.
" Si une des deux filles te plait, fais-lui signe et ordonne, elle s'occupera de toi. Si tu veux un peu d'intimité, y'a de la place au fond..."
Il désigna une alcôve voilée à l'arrière de la pièce.
" Cela dit, on aime partager et participer, en ville, intervint l'un des autres, faisant glousser l'assemblée.
— Il est un peu tôt encore, dit un second, tout en flattant les fesses nues d'une des deux jeunes femmes, alanguie sur ses genoux.
— Il y a d'autres choix, si elles ne te disent rien. Tu me glisses ce qui te tente, et je le fais venir. Juste pas de mômes. Tu sais comme la vieille est coincée, à ce sujet."

Voilà une autre bonne nouvelle : les esclaves distribués à l'entrée seraient épargnés sur ce plan là au moins.
-Son toit, sa loi, répondit-il, souriant. Pour le reste, je crois qu'il vaut mieux que je m'abstienne d'activités trop grivoises. Marissa a développé une sorte de sixième sens, si bien qu'elle débarque presque à coup sûr sitôt que je m'approche trop d'une autre femme. Or, pour une fois que je peux avoir un peu d'air, je compte en profiter !
Avec un peu de chance, on ne l'ennuierait plus avec ça, désormais...

" Sa femme est une putain de sorcière, renchérit son cousin. Ça me surprend pas !
— On peut la caler à l'entrée, ta bonne femme, proposa un des convives.
— Et si elle réagit pas quand tu t'approches d'un autre homme, il y a des possibilités de ce côté-là. Hislaire a de bons goûts en la matière...
— Hé, ça va, hein !
— Mais sinon, faudra te contenter de regarder. Ce sera sûrement émoustillant, tôt ou tard."

En fait si, la suite promettait d'être pénible : rester coincé avec de jeunes gens bien décidés à assouvir leurs instincts libidineux... Il avait la nausée rien que d'y penser. Enfin, viendrait bien un moment où on les appellerait pour le repas, ou pour le bal... Sans compter qu'il pourrait prétexter de son rendez-vous du lendemain pour plier bagages plus vite.
Espérant parvenir à faire changer le cours de la conversation, il se contenta de répondre d'un sourire puis demandé :
-Sinon, que se passe-t-il de beau à Melandis, ces temps-ci ? Dans ma cambrousse, les nouvelles mettent un temps fou à arriver...

" Oh, la routine, s'exclama un des jeunes gens, les yeux vitreux. Les Bainites et les Cyriciens se tirent dans les pattes...
— On s'assassine joyeusement pour un rien...
— Et on prépare la guerre contre les Manostiens. Ben oui. Faudrait quand même pas qu'ils croient que parce qu'on a signé un papier, on va les laisser tranquilles..."
S'ensuivit une conversation sur l'armée mélandienne, ses forces et ses faiblesses, à laquelle participèrent certains des jeunes gens les mieux informés qui, Taliesin le devina, devaient eux-mêmes être officiers. On railla aussi les Manostiens, de leur grand émissaire à leurs femmes, en passant par les paladins et les Helmites de manière générale. La porte finit par s'ouvrir sur un serviteur qui les invita pour le buffet. Ils le remballèrent en riant mais finirent, peu à peu, par s'extirper des sièges et de leur torpeur.

Il avait écouté sans chercher à masquer son intérêt. D'abord parce que Philoris était censé essayer de rejoindre l'armée. Ensuite parce que lui-même songeait que semblables informations pourraient fort intéresser Kerun, du moins quand celui-ci serait en état de les entendre... Alors, quitte à être ici, en si désagréable compagnie, pourquoi ne pas faire d'une pierre deux coups et jouer les espions ?
Cependant, son soulagement ne fut pas moins grand quand le serviteur se manifesta : peut-être n'aurait-il plus à revenir ici, qui sait... Néanmoins, il prit soin de continuer à jouer la comédie, mima une certaine déception et, loin de se précipiter hors de la pièce, resta aux côtés de son cousin : c'était la personne que son personnage connaissait le mieux, il semblait donc normal qu'il ne s'en éloigne pas trop. En tout cas, jusqu'à ce qu'il aperçoive son "épouse" à l'horizon.

Epouse qui fondit sur lui, en parfaite incarnation de ce qu'il avait dépeint, à peine eut-il regagné la salle principale. Les jeunes Mélandiens qui l'encadraient se mirent alors à glousser.
" Mais vous voilà donc, Dame Marissa... Toujours aussi bien portante." dit le cousin Hislaire.
La jeune femme s'empourpra légèrement et esquissa un semblant de révérence. Un des convives éméchés s'était glissé derrière elle et elle sursauta vivement comme, Taliesin le supputa, une main baladeuse lui palpait le fessier. Elle se réfugia contre lui, outrée, mais n'osa pas rétorquer quoi que ce soit, tandis que les nobliaux riaient de bon coeur, tout en lui décochant des sourires malveillants.
" Le mariage, quelle bêtise, lâcha l'un d'entre eux en s'éloignant.
— Attends de voir la bardesse, Philo. Ça vaut le peine de fourguer un verre de plus à ta bonne femme, crois-moi." dit un autre en lui décochant un clin d'oeil.

Il était désolé pour Maude - voire pour la véritable Marissa, qui avait de vraies raisons de s'inquiéter face à sa belle-famille -, mais il n'avait pas encore la possibilité de le verbaliser. En revanche, personne ne s'étonnerait qu'il s'éloigne en compagnie de son épouve, pour préserver sa dignité... et la sienne. Même la tante Sourdebouche comprendrait qu'il la ménage, malgré leur noir complot...
Il s'excusa donc auprès des jeunes gens qui restaient aux alentours, prit sa femme par le bras et s'éloigna, en quête d'un coin tranquille. Le plus éprouvant était peut-être derrière eux. A présent, il faudrait s'occuper au mieux en attendant que Meloenn paraisse, s'approcher d'elle si possible, puis patienter jusqu'à ce qu'elle se retire.
La soirée promettait d'être longue, mais chaque instant qui passait les rapprochaient de son terme.

Le buffet avait été servi et les invités s'y pressaient. La petite esclave qui était restée près de Maude s'enquit de ce qui leur ferait plaisir, mais la jeune femme l'envoya les attendre à l'écart, et entraîna Taliesin sur le côté. Compte-tenu de leur séparation depuis le début de la soirée, cela paraissait relativement normal qu'ils aient besoin d'un moment d'intimité.
" Il faut le vouloir, grommela la jeune femme. Bon, si j'ai bien compris, la musique commence après le repas. Il y aura un groupe dans le hall pour danser, puis deux bardes dans deux salles différentes. Meloenn va jouer dans le salon des officiers... On m'a déconseillé d'y assister."

-Il faut que nous déterminions clairement notre objectif, souffla-t-il. Si le but est uniquement de prévenir les autres quand elle sortira, toi et moi pouvons nous épargner le fait d'aller la voir se donner en spectacle. S'il est encore question de s'approcher d'elle... Nous aviserons. Il est possible de la croiser dans un couloir ou une salle, avant ou après sa représentation...
Depuis qu'il avait appris qu'il ne serait possible de suivre magiquement Meloenn que si l'on disposait d'une mèche de ses cheveux, il doutait fort que la démarche soit encore d'actualité, puisqu'obtenir une telle chose sans aller au-delà de ce qu'il était prêt à accomplir était du domaine de l'impossible.

" Nous ne pouvons pas prendre le risque de ne pas savoir où elle va... Imagine qu'elle emprunte une porte de derrière, qu'elle monte à l'étage avec quelqu'un... Non, je serai plus tranquille que nous gardions un oeil sur elle une fois qu'elle fait son apparition..."
Elle grimaça.
" Si Judicaël peut la voir, il saura la suivre sans la mèche de cheveux. Mais pour ça, il faut qu'il parvienne à la voir clairement et... ça ne sera possible que si nous trouvons un moyen de la faire s'arrêter à l'extérieur... mais j'imagine que nous pouvons imaginer quelque chose... Comme de vouloir lui demander ses coordonnées... Ce serait encore plus simple. Il doit bien y avoir moyen de la joindre, en réalité, si on veut employer ses services..."

Il réprima une grimace. Tout cela sentait quand même le manque de préparation... Quand Kerun dirigeait les opérations, les objectifs, les méthodes, les étapes étaient clairement définis à l'avance. Ici, ils devaient encore improviser. Bien sûr, il ne pouvait en vouloir aux "Moandrins", qui n'étaient pas à proprement parler des agents secrets. Mais malgré tout... ça n'aidait pas à se sentir très à l'aise.
-Sauf que nous sommes pauvres et n'avons certainement pas les moyens de nous offrir ses services au coût prohibitif. Sans compter que notre demeure est perdue en pleine campagne, à des dizaines, peut-être des centaines de lieues d'ici, et que cette pure citadine n'y mettrait jamais les pieds, pas pour tout l'or du monde.
Il soupira.
-Je pourrais essayer d'obtenir son adresse auprès de mon "cousin" ou de ses amis, mais ce sera à coup sûr celle d'un point de contact, non de sa vraie résidence : elle et Arion ne sont pas idiots, même s'ils se croient en sécurité..
Il se demanda soudain pourquoi Judicaël n'avait pas pris sa place, puisque c'était lui qui devait voir de près la barde afin, ensuite, de pouvoir la suivre...
-Mais nous trouverons une solution. conclut-il.

" Bien sûr, répondit Maude avec une grimace. J'apprécierais cependant que tu restes avec moi jusqu'à ce que nous soyons à nouveau obligés de nous séparer... J'ai comme l'impression que cette pauvre Marissa n'est pas très aimée dans sa belle-famille et je ne voudrais pas me prendre une dague entre les omoplates avant la fin de la soirée. Un empoisonnement, je peux gérer... mais je n'ai pas pris ma cotte de mailles."
Elle lui décocha un sourire contraint.
" Bon, je vais rappeler notre esclave. Elle est terriblement endoctrinée. Ce ne sera pas facile de lui libérer l'esprit."
Elle claqua dans les mains et la gamine surgit.
" Va nous chercher de quoi manger. Surtout des légumes pour mon mari. Il doit surveiller sa ligne."
Comme une petite souris, l'enfant se faufila entre les convives pour gagner les grandes tables.

-Ne t'inquiète pas, lui souffla-t-il. Sans rire, ma tante et moi avons réellement prévu de te supprimer, mais c'est elle qui s'en chargera, et uniquement quand je serai parti à la guerre... Oh, à ce propos, j'ai récolté quelques informations intéressantes sur l'armée mélandienne. J'en ferai cadeau à Kerun quand il sera rétabli, je pense que ça lui fera plaisir.
Il jeta un regard circulaire, pour s'assurer qu'ils étaient encore tranquilles.
-Et j'espère bien qu'on ne sera plus obligés de se séparer. Ces jeunes gens sont... hum... comment dire... Ah, je sais : Melandiens. Je crois que ça les résume parfaitement.
L'affirmation était injuste envers les DouceChute, mais ils constituaient l'exception confirmant la règle.

Maude ne put s'empêcher de sourire.
" Courage, ça ne peut plus durer que quelques heures et nous y survivrons." dit-elle en lui pressant le bras.
Ils ne demeurèrent pas tranquilles beaucoup plus longtemps car, au moment où leur esclave leur rapportait deux assiettes pleines, avec une adresse qui forçait l'admiration mais trahissait aussi probablement la rigueur de son instruction, un jeune couple se porta à leur rencontre, se présentant comme des parents éloignés du côté Terran de la famille, et s'esbaudissant de la rapidité avec laquelle Philoris était entré dans les bonnes grâces du baron de Blanchemartre. Maude comprit rapidement qu'elle avait tout intérêt à s'en réjouir, elle aussi, et la conversation vira à nouveau militaire, bien qu'elle demeura très superficielle car leurs interlocuteurs n'y entendaient pas grand chose. Ils furent rejoints par d'autres convives et bavardèrent un moment sans se mouiller, jusqu'à ce que les desserts fassent leur apparition et que les divertissements musicaux ne soient annoncés.
" Je vais emmener votre époux voir la bardesse elfe, si vous le permettez, Dame Marissa. C'est assez prodigieux, mais vos yeux sages ne le supporteraient pas, dit l'un de leurs compagnons. Ne craignez pas pour sa vertu, cependant. Il est trop âgé pour encore l'intéresser."
Les autres femmes gloussèrent et Maude lui décocha un sourire brave mais embarrassé.

Et bien voilà, le moment fatidique était arrivé.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela ne réjouissait pas Taliesin. Garder les yeux rivés sur cette traîtresse, faire semblant d'apprécier ses scabreuses prouesses - Meloenn paraissait tenir de la prostituée autant que du barde -, cela allait lui couter beaucoup. Énormément, même. D'autant plus que cela ne servirait nullement leurs plans, puisque s'ils voulaient la suivre grâce à des procédés magiques, c'était Judicaël qui devait s'approcher d'elle, puisque s'ils voulaient la suivre par des méthodes classiques, il faudrait attendre le moment où elle se retirerait.
Bref, une épreuve totalement inutile.
Pas moyen d'y couper, malheureusement.
Allez, si Tymora était toujours avec eux, peut-être glanerait-il une ou deux informations intéressantes au hasard d'une conversation. Peut-être aurait-il l'occasion de lui jouer un mauvais tour en usant de télékinésie...
Très mesquin, ça. Mais on se réconforte comme l'on peut, n'est-ce pas ?
Il s'excusa donc auprès de son épouse, promit de vite revenir puis, mimant un enthousiasme réprimé à grand peine, il suivit l'homme à cause de qui il allait s'infliger des moments dont il se serait bien passé.

La salle où devait se produire Meloenn n'était pas immense, mais pas non plus minuscule. Pourtant, elle se remplit rapidement, très majoritairement d'hommes jeunes et moins jeunes. Des esclaves circulaient entre eux pour leur proposer boissons, amuse-bouches ainsi que diverses substances à fumer ou inhaler, que les experts choisissaient sans sourciller. Les lumières étaient tamisées et il flottait une odeur capiteuse, presque charnelle, que Taliesin eut peine à identifier tout en percevant un certain effet sur sa carcasse. Les conversations se poursuivaient à mi-voix, mais il y avait une sorte d'impatience dans l'air, presque palpable.
Puis la musique débuta et le barde entraîné qu'il était identifia tout de suite la magie à l'oeuvre. Meloenn n'avait pas l'intention de se contenter de chanter et de faire de la musique, elle comptait bien fasciner son auditoire. Et c'est ce qu'elle fit. Quand elle parut, dans une robe argentée qui moulait de très près son anatomie déjà divine, Taliesin sut qu'elle avait décuplé son charme à l'aide d'un sortilège, peut-être plus. Autour de lui, les regards s'écarquillèrent, les bouches s'entrouvrirent, les postures se modifièrent et l'elfe aurait sans doute détecté plus d'une colline fraîchement éclose dans le giron de ses compagnons s'il avait laissé courir ses yeux jusque là.
Curieusement, il en fut absolument préservé. Peut-être était-ce à cause de sa transformation ou de sa nature elfique, à moins que ce ne soit son expérience de barde... ou la haine qu'il lui vouait.

Oh oui, il éprouvait de la haine. Elle était apparue presque instantanément, chassant la prime stupéfaction et l'embrasant tout entier.
Voir celle qui avait vécu parmi eux, travaillé avec eux, celle qui les avait trahis sans vergogne et qui à présent se pavanait, fière comme un pan, savourant son triomphe et convaincue de son éternelle impunité... Cela lui donna envie de se ruer à sa rencontre, de lui régler aussitôt son compte.
Il n'en fit rien, évidemment. D'abord parce que semblable action aurait été aussi stupide que suicidaire. Ensuite, et surtout, parce qu'il n'avait pas envie de redevenir le monstre haineux et vindicatif qu'il avait jadis été, pour son malheur. Ç’aurait été trahir Galathée, les jumeaux, Victor... et tous ceux qui, aujourd'hui, lui faisaient confiance.
Alors, tout en s'efforçant à grand peine de mimer l'attitude de ses voisins, il s'obligea à respirer lentement, à s'apaiser...
Profite bien de cette représentation. Ce sera la dernière, songeait-il, ce faisant.
Pensée qui lui procurait un immense réconfort.
Car si la vengeance n'avait pas droit de cité, la justice, en revanche, avant son mot à dire.
Et le dirait sous peu.

Meloenn joua de son luth, chanta, roucoula, se déhanchant, puis s'effeuillant, s'amusant des soupirs et des hoquets d'un auditoire absolument médusé. De temps en temps, elle murmurait les paroles d'un sortilège ou se servait de son chant de barde pour renforcer ses effets. Taliesin nota qu'elle dirigeait ses efforts en particulier vers un parterre de jeunes gens qui se trouvaient au plus près d'elle. Le reste de l'assemblée profitait bien sûr du spectacle — et la jeune femme était objectivement douée — mais ces six-sept là étaient la cible ostensible de ses charmes. La musique envahit l'atmosphère, toujours plus ensorcelante, évitant l'elfe comme si elle glissait sur son masque sans pouvoir s'y accrocher. Meloenn convoqua un instrument, un second, un troisième. Elle invoqua des sons étranges pour faire bruisser la pièce, l'emplir de murmures, de chants en écho. Elle était à présent tout juste vêtue d'une étoffe qui masquait son entrejambe et d'une autre qui masquait ses seins. Mais sans doute ne tiendraient-elles pas durant la totalité du spectacle...
Musique et chant, poème, récit, Meloenn, pour qui n'était pas fasciné, avait l'air d'une mante religieuse choisissant sa proie.
Et elle la choisit alors que son récital touchait à sa fin, que ses sourires et ses oeillades se faisaient plus insistants...
C'était Gregor de DouceChute, et il n'était manifestement pas immunisé, lui...

Bordel de merde !
Pas très élégant... mais tellement sincère.
Car comme si les choses n'étaient pas déjà assez compliquées comme cela, voilà qu'il avait fallu que ça tombe sur Grégor.
Soit Tymora avait pris des vacances, soit...
Soit Meloenn savait que Taliesin avait été vendu aux DouceChute et entendait s'assurer qu'il était bel et bien mort.
N'envisage pas toujours le pire.
Peut-être était-ce le seul jouvenceau de la bande avec lequel elle n'avait pas encore couché.
Mais même si c'était le cas, qui savait ce qu'il pourrait révéler à son insu ?
Il allait falloir ne pas quitter ces deux-là d'une semelle.
Il allait falloir éviter une catastrophe qu'il sentait imminente.

La jeune femme était arrivée au bout de son spectacle et elle salua langoureusement le public avant de rejoindre le petit groupe sur lequel elle avait jeté son dévolu. Ses membres manifestèrent leur approbation d'avoir été choisi de manière bruyante et très peu distinguée, mais Meloenn se contenta d'en rire, de ce rire de gorge que Taliesin connaissait bien. Elle se frotta à l'un, se suspendit au cou du second, embrassa le troisième, puis finit par prendre le bras de Gregor. Le cousin Hislaire entraîna son petit troupeau vers une porte latérale et des recoins sans doute plus confidentiels.

Si cette garce s'était choisie une autre cible, peut-être aurait-il tergiversé. Mais en l'occurrence, tel ne fut pas le cas : sans la moindre hésitation, Taliesin fendit la foule sinon pour tenter de rejoindre le groupe, au moins pour le suivre. Après tout, il était de la famille, non ? Il était même particulièrement en odeur de sainteté auprès de sa tante qui avait insisté pour qu'il passe du temps avec les jeunes ! Sans compter qu'il avait pu, fort logiquement, tomber littéralement sous le charme de cette maudite elfe... Bref, il saurait quoi répondre si on venait l'enquiquiner. Tout en espérant qu'on ne l'enquiquinerait pas.

On ne lui fit aucun problème, bien au contraire. Repérant son manège, son cousin l'attendit, lui passant un bras amical et un peu maladroit autour des épaules.
" Ah... Le sixième sens de ta bobonne est émoussé, je parie... Par les diables cornus, Philoris... J'en ai mal partout. Il va falloir que j'aille tirer un coup... Cette maudite..."
Il secoua la tête, beaucoup trop ivre pour son bien.
" C'est dommage que tu sois déjà vieux... et pas si beau... et qu't'ai pas d'or assez... parce que cette succube, tu n'imagines pas... après ça, tu vaux plus rien..."
Ils avaient emboîté le pas au petit groupe, qui suivait Meloenn et Gregor comme un seul homme baveux. Au bout d'un petit couloir, ils pénétrèrent dans une pièce de petite taille donc le sol était couvert de tapis et de coussins. Trois jeunes femmes nues y étaient alanguies, les pupilles dilatées par des drogues anonymes. Tandis que Meloenn entraînait Gregor dans un coin, les autres jeunes nobles s'avachirent au plus près de la chair fraîche.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans les rues et les villas huppées du Havre