La Couronne de Cuivre

" Je pense qu'on pourra voir ça ensuite... Je pense que je resterai quelques nuits et j'ai laissé mes affaires dans la chambre. Je n'ai pas grand chose de valeur, mais c'est sûrement un gage suffisant."
Il se leva.
" Allons-y... Si mon sens de l'orientation ne me trompe pas, nous ne sommes pas très loin."
La femme serpent les salua tandis qu'ils se glissaient hors de la salle et gagnaient la rue : Byron parvenait à ébranler la porte sans grandes difficultés. Au dehors, il n'y avait pas grand monde, le Castel se trouvant dans une artère peu fréquentée, et Byron prit la tête. Il avait manifestement un excellent sens de l'orientation, car il les guida rapidement dans le quartier du gouvernement et mit le cap sur la Maison-Carrefour de son pas claquant sur les pavés.

Quête : Equité

Quittant le Parc Verdoyant, Astrée regagna les rues de la ville et se retrouva rapidement dans le quartier hybride qui abritait l'extravagante hostellerie des non-humains. En cette belle journée, la ville grouillait littéralement d'activité, contraste absolu avec les campagnes que la rôdeuse avait quittées depuis la veille. Elle parvint au Nid Douillet, dont elle trouva la salle commune absolument déserte. La femme plus jeune qu'elle avait vu le matin, Frida, l'accueillit avec le sourire, surprise de la revoir si tôt. Mais personne n'était encore venu, il n'y avait aucune nouvelle de Reynald et Tybert.

L'absence de Reynald et Tybert n'était pas vraiment surprenante. Ils avaient presque une journée et demi de décalage sur eux, s'ils n'avaient pas eu d'autres imprévus. Même en prenant des charrettes, ils pouvaient fort bien n'être là qu'en soirée.
" Puis-je leur laisser un message, au cas où ils arrivent avant mon retour ? Simplement leur dire, s'ils veulent nous rejoindre, qu'ils peuvent nous trouver au Parc Verdoyant pendant une bonne partie de l'après-midi -ils trouveraient Byron, en tout cas-, et qu'ensuite nous aurons des démarches à faire au Palais Présidentiel. Mais qu'il faut qu'ils évitent de nous contacter magiquement, parce qu'on aura besoin du sortilège de communication en soirée... Hum, ça fait beaucoup... je devrais peut-être l'écrire, si vous préférez ?", questionna-t-elle en fouillant dans sa besace pour y trouver le nécessaire.

" Ce serait mieux, effectivement. C'est pas que j'ai mauvaise mémoire, mais je ne suis pas certaine d'être là toute la journée, et ma vieille mère est un peu moins fiable." répondit l'aubergiste, avant de la laisser à ses écrits.
Elle recommença ensuite à nettoyer la pièce avec application, retournant les chaises sur les tables pour balayer la terre battue.

Astrée rédigea rapidement un petit mot résumant tout cela. Les endroits où ils comptaient se rendre, et le fait, surtout, qu'ils auraient besoin du sortilège de communication à distance dès que possible pour communiquer avec Sheldon. Elle ne put s'empêcher de diriger ses yeux vers la porte, une fois ou deux, pour guetter leur arrivée. Réflexe absurde : si ça se trouve ils ne seraient là que demain... Mais quoiqu'il en soit, elle avait veillé à ranger toutes ses affaires dans son sac ce matin, au cas où elle doive changer de chambre.
Elle plia le mot et le tendit à l'aubergiste avec un sourire.
" Voilà... Ils se nomment Tybert et Reynald, je l'ai écrit là, mais si ça se trouve ils n'arriveront que tard ce soir ou même demain, je n'en sais rien. Et je voulais vous demander, aussi, si vous aviez, par hasard, connaissance d'un clerc de Lurue ou de Mielikki qui se trouverait à Luménis"
Elle avait sans doute plus de chance de trouver l'information au Castel, mais on ne savait jamais.

La jeune femme la regarda avec surprise.
" Heu... Hum. Je ne suis pas très calée en religion, je dois bien l'avouer... Un clerc de quoi ? Lurue ? Je ne suis pas certaine de savoir exactement ce que c'est, un clerc de Lurue. Je connais les Ilmates, les Lathandrites, les Tymorans... Mais les Luru... j'sais pas quoi... Non, ça me dit rien, désolée. Mais pour Mielikki, y'a ce bosquet bizarre, sur les docks. Je ne sais pas bien comment ça se fait qu'on a laissé pousser ça là... Ça date de la révolution, je crois. Ça fait un peu tache... Mais bref, je crois que c'est un sanctuaire de Mielikki. Ou bien de Sylvanus ? Je ne suis pas sûre."

Bon, en fait, la jeune femme s'y connaissait encore moins qu'elle-même.
" Ça n'est pas grave, je me débrouillerai autrement pour trouver. Je sais qu'il y a ce drôle de bosquet dédié à Mielikki, mais je ne crois pas qu'il y ait de prêtre..."
Elle en était certaine, même.
" Je vais aller demander au Castel, à tout hasard... Mais donc, je vous laisse le soin de donner ce mot à mes amis si jamais ils arrivent jusqu'ici avant mon retour. A ce soir, Dame... et merci beaucoup pour votre aide !"
Il ne lui restait plus qu'à aller trouver le Minautore ou l'autre créature... la femme-serpent. Fjorknir et Samera. A cette heure-ci, leur auberge était probablement tout aussi déserte. Mais ils l'entendraient frapper, certainement.

Elle ne s'était pas trompée, le Minotaure vint lui ouvrir. Il la reconnut et souffla par les naseaux.
" Qu'est-ce que je peux pour vous, ma p'tite dame ? Vous avez perdu votre centaure ?" demanda-t-il.
Une fois qu'elle lui eut exposé sa requête, il renifla avec bruit.
" Les peuples non-humains se passent des clercs humains, savez-vous ? Et nous recevons rarement des licornes. Un clerc de Lurue ? Hum. Non, pas récemment, en tout cas. Autrefois, il y avait cette femme, quel était son nom... Mais c'était il y a près de vingt ans, et je ne l'ai jamais revue en ville. Vous feriez sans doute mieux de vous renseigner auprès d'un clerc. Les Tymorans sont du genre à en savoir quelque chose : ce sont eux qui accueillent les clercs itinérants, généralement, quand ils sont sans le sou. Sinon à la Bienveillance, peut-être."

Astrée se demanda un bref instant quel âge avait le minautore. Il se souvenait d'événements d'il y a vingt ans comme si c'était hier. Peut-être que les minotaures vivaient aussi longtemps que les elfes ? Non, tout de même pas... Mais sans doute plus que les humains.
" Je vais tenter la Bienveillance, alors, et le Temple de Tymora. Merci beaucoup. Ah, et tant que j'y pense... Byron et moi avons deux amis qui doivent nous rejoindre à Luménis, aujourd'hui ou demain, et Isudë les enverra sûrement par ici. Je vous préviens surtout pour que vous ne soyez pas surpris. Mais s'ils frappent ici plutôt qu'en face, pourriez-vous les orienter vers le Nid Douillet ?"
Il serait plus simple qu'elle dise à Isudë de les envoyer directement au Nid, mais l'herboristerie était à l'autre bout de la ville. Ça devrait attendre un peu. Pour l'heure, elle devait d'abord se rendre à la Bienveillance, puis ferait un crochet par le parc voir où en était Byron avant de poursuivre ses démarches.

Le Minotaure accepta de renvoyer les clercs vers le Nid Douillet avec une grimace interloquée (ou était-ce un sourire) mais n'ajouta rien, et laissa la rôdeuse regagner la rue, après lui avoir poliment souhaité une bonne journée. Astrée repartit donc dans la quartier du port, direction la Taverne de la Bienveillance. Mais peut-être parce qu'il anticipait ce qu'elle était sur le point de faire, ou par pur hasard, en réalité, la jeune femme perçut alors le frôlement habituel qui précédait les messages de Reynald.
Une seconde plus tard, elle entendit sa voix à l'intérieur de son crâne.
Contretemps. Nous serons là demain matin. Tout va bien ?

La rôdeuse sursauta, déstabilisée par le contact inattendu. Elle se trouvait dans la rue et avait subitement l'impression que tout le monde l'observait. Elle était contente d'entendre sa voix, quelque part, mais surtout tellement déçue qu'il ne soit pas là en personne. Enfin, elle devait s'estimer satisfaite qu'il l'aie prévenue.
" Oui..." répondit-elle sans grand enthousiasme.
Sa déception devait être perceptible : elle ne cherchait pas à la masquer. Et pourtant, demain matin, ça n'était pas si loin. Quoiqu'il en soit, il fallait qu'elle lui explique leurs besoins, pour que, surtout, il ne gaspille pas de sortilège de communication à distance le lendemain.
Elle soupira. Et se demanda s'il pouvait le percevoir.
" Nous avons besoin de toi pour communiquer avec Sheldon, rapidement."
S'il pouvait lui parler directement, ils auraient tout de suite la réponse. Mais Byron avait l'air de penser qu'il passerait par Dymphéa, ce qui les obligerait à attendre encore le lendemain...
Et tu me manques, aurait-elle voulu ajouter. Mais ils n'avaient que trente mots, et il allait sans doute lui demander où les rejoindre. Il fallait aller à l'essentiel.

La réponse de Reynald vint presque aussitôt.
Dois-je mémoriser plusieurs sortilèges de communication ? Où êtes-vous ?
Plusieurs personnes regardaient Astrée, mais personne ne s'arrêtait : sans doute était-ce finalement quelque chose d'assez classique dans les rues de la capitale, où les gens, blasés, ne s'étonnaient plus de grand chose.

Astrée réfléchit un instant, comptant ses mots. Elle en était à onze.
" Au Nid Douillet, face au Castel des Beaux Etrangers, entre les quartiers nord et ouest."
Punaise, quinze mots... Et onze, ça faisait déjà vingt-six. Il en restait quatre.
" Prévois plusieurs sorts..."
Elle n'avait pas la moindre idée du nombre de sorts qu'il pouvait mémoriser.
"Maximum..."
Et c'était fini pour elle. Pas d'effusions possibles...
Elle se demandait à quelle heure ils seraient là. Byron avait rendez-vous avec le sculpteur au parc, peut-être auraient-ils d'autres obligations, mais elle lui laisserait un message à l'auberge pour qu'ils les rejoignent.

J'espère qu'il n'y a rien de fâcheux. Courage.
Il était lui aussi arrivé au bout de ses trente mots et la sensation s'estompa aussitôt, laissant Astrée debout dans la rue, à nouveau seule avec elle-même, dans le flot des passants qui ne lui prêtaient plus guère attention.

Elle espérait ne l'avoir pas trop inquiété. Il n'y avait rien de fâcheux, non. Pas vraiment. Juste des exigences que Sheldon serait contraint d'accepter. Ça n'était pas juste, tout de même, qu'à cause des Montequins les centaures soient obligés de se soumettre à des lois qui n'étaient pas les leurs. Elle réprima un soupir, et se demanda ce que Reynald penserait de la situation. Il trouverait certainement que c'était normal... ou en tout cas inévitable.
Elle s'était arrêtée dès que Reynald avait commencé à lui parler, et réalisa qu'elle devait avoir l'air bizarre, à stationner ainsi. Elle se remit en marche. Que le Sorlyn n'arrive que demain ne changeait rien à ses objectifs : il leur fallait un clerc de Lurue. Et il lui fallait parler à Kasumi s'il se trouvait à l'auberge. Y songer alors qu'elle venait de parler à Reynald était particulièrement déstabilisant. Elle ne savait plus trop ce qu'elle voulait lui dire, en réalité, mais pourtant il fallait qu'elle le voie.
Elle tourna au coin d'une rue, puis d'une autre. La taverne de la Bienveillance était toute proche.

Quête : Equité

Quittant le Palais, Astrée gagna donc le Castel, où Byron ne se trouvait pas, et remonta vers le Parc. C'était une fin de journée clémente, et malgré le ciel assombri, il y avait encore pas mal de monde dans les rues, des citoyens qui vaquaient, bavardaient ou flânaient dans les rues. Des odeurs de cuisine s'échappaient des tavernes et auberges, de la musique se glissait parfois hors d'une fenêtre. La rôdeuse finit par trouver le centaure sur le chemin. Il paraissait un peu tendu, sans doute sensible aux regards qui continuaient à le suivre et aux murmures qui s'échangeaient dans son sillage. Il sourit cependant en apercevant la jeune femme et hâta le pas.
" J'ai terminé ! annonça-t-il. J'espère que ton entretien avec le clerc a été fructueux."

Astrée eût un large sourire en apercevant Byron, hâtant elle aussi le pas.
" Très fructueux, répondit-elle. Mon témoignage a suffit à prouver la gravité des faits et à enclencher les choses. Ils vont transférer ça à leurs supérieurs, enfin j'imagine, et ils commencent à chercher la personne la plus apte à mener les opérations là-bas. Mais n'empêche qu'il leur faut un clerc de Lurue pour que tu puisses t'exprimer à ton tour, au nom de ton peuple, et rencontrer Dame Lathiriel Dithazir. On n'a plus qu'à fouiller la ville... Parce que c'est quand même important que ce soit toi qui demande officiellement l'aide de la ville, il me semble"
Elle parlait d'un ton confiant, négligeant volontairement la difficulté qu'ils auraient à trouver ce fameux clerc.
" Et l'autre bonne nouvelle, c'est que tu n'es absolument pas obligé d'entrer dans les détails lors de ton témoignage. L'enquête aura lieu plus tard, à Montequine, et s'ils ont besoin de plus de précisions, ils les demanderont à ce moment-là.

Le centaure l'avait écoutée avec attention et il opina du chef, les lèvres pincées.
" D'accord. C'est bien. Si je peux en rester aux faits généraux, je veux dire... Ce n'est pas mon histoire qui est importante, mais la situation de la harde entière..."
Il sourit.
" Merci pour ce que tu as fait aujourd'hui. Je sais que nous devons encore trouver le clerc de Lurue, mais grâce à toi, nous nous rapprochons du but."
Il s'était remis en marche vers le Castel.

" On n'a pas encore beaucoup de pistes pour ce clerc, soupira Astrée. J'ai juste le nom d'une ancienne prêtresse de Lurue qu'on a peut-être une chance de trouver sur le port. Hestia. Si tu veux, on peut y aller demain matin avant ton rendez-vous avec le sculpteur ? En plus, ça te permettrai de voir la mer... Parce que j'imagine que Reynald et Tybert ne vont pas forcément arriver à la première heure. Au pire on leur laissera un message..."
Idéalement, il faudrait que Reynald arrive tôt, avant que Byron se rende à son "rendez-vous".
" Mais peut-être qu'il faudrait décaler un peu ta séance de pose, d'ailleurs, si Reynald arrive tard dans la matinée..."

Byron s'était immobilisé devant la porte du Castel et il frappa au battant.
" Moi, ça m'est égal. J'ai juste peur que ce type me poursuive partout dans Luménis pour arriver à ses fins."
Il sourit.
" Reynald n'a pas été plus précis ?"
La porte s'ouvrit sur le Minotaure qui leur jeta un regard furibard — ou pas, difficile à dire — avant de s'effacer pour les laisser passer. Les lieux étaient aussi exotiques que la veille et la grande salle occupée par une engeance similaire.
" Vous allez manger ?" demanda l'aubergiste.

Bien sûr, Reynald n'avait pas été très précis. Demain matin, c'était vague... Mais en tenant compte de la file d'attente aux portes de la ville, il était peu probable qu'il arrive aux premières heures.
Elle n'eût néanmoins pas le temps de répondre à Byron, la porte s'ouvrait déjà. Elle sourit au minotaure, se demandant un instant si son expression était due à l'agacement de voir une humaine dans son auberge, ou si c'était en réalité ce qui se rapprochait chez lui d'un regard aimable. Ça n'y ressemblait pas. Mais elle acquiesça à sa question.
" Oui, si c'est possible... Et si ma présence ne dérange pas bien sûr. Je vous fais confiance pour me proposer un plat pas trop fort..."

" Je ferai au mieux." dit-il en les abandonnant dans la pièce.
Byron se dirigea vers la table qu'ils occupaient la veille, manifestement plus détendu. Il échangea un signe avec les deux autres centaures qui dînaient, eux aussi, un peu plus loin dans la pièce. Il paraissait passablement fatigué après ses travaux de jardinage, mais joyeux, sans doute rasséréné par les bonnes nouvelles qu'avait ramenées la rôdeuse. A moins que ce ne soit une manière pour lui de masquer son angoisse.
L'étrange créature à moitié grenouille vint prendre leurs commandes et leur apporta des boissons. Astrée fut contrainte de boire la même chose que la veille, car rien d'autre ne semblait sans danger pour sa constitution humaine.

Le vin de trèfle n'était pas une boisson désagréable, aussi ne se fit-elle pas prier pour en accepter un verre, souriant à l'espèce de grenouille. Étrange, épicée, la boisson chauffait la tête et perturbait ses sens comme l'aurait fait l'alcool... ou plutôt la magie... mais ça n'avait pas mauvais goût. Et elle avait bien retenu qu'il fallait le boire lentement, gorgée par gorgée.
"Espérons que ce vin porte chance comme on le prétend, fit-elle en levant son verre. J'en aurai besoin demain. Mais pour aujourd'hui, ça ne nous a pas si mal réussi..."
Ça, c'était si on se concentrait sur la bonne nouvelle de la journée : l'enclenchement réussi de la procédure. Évidemment, comme toujours, il fallait quelques contrariétés pour équilibrer les choses... Le retard de Reynald, les conditions imposées aux centaures, et surtout la nécessité de trouver un clerc introuvable. A croire que Tymora se refusait à trop donner, à moins qu'elle ne s'entende avec Beshaba pour donner en même temps... Hum... était-ce le vin de trèfle qui lui échauffait ainsi l'esprit ? Sûrement ! Mais elle se sentait, elle aussi, d'humeur plutôt joyeuse, au fond. Certainement la contagion : elle était heureuse de voir Byron de bonne humeur. Peut-être que ce n'était, chez lui, qu'une façon de donner le change, mais en ce cas le simple fait d'y parvenir était positif.
"Hum... Ah, je sais ce qui te fais sourire ainsi. Ou plutôt, non, j'hésite : est-ce que c'est la perspective qu'on ait prochainement une magnifique statue grandeur nature te représentant, ou bien l'idée de passer tranquillement une journée dans le parc pendant que je vais faire dix fois le tour de la ville, demain ?"

Le centaure sourit, mutin. Il buvait un breuvage rouge sombre, pétillant, qui dégageait une étrange fumée pourpre. Ses joues avaient, curieusement, un peu verdi. A moins que ce ne soit l'effet de la lumière au travers de la canopée de l'arbre intérieur.
" Les deux, je crois. D'abord, c'est quand même pas mal, d'avoir une statue de soi à la capitale, non ? Il faudra que Sheldon n'en sache jamais rien, sinon il pourrait estimer que j'ai... outrepassé mon rôle, ou quelque chose comme ça..."
Cela le fit rire.
" Mais je te connais. Tu es une rebelle. Tu ne diras rien. Et pour le reste : oui, c'est sûr que courir la ville... Très peu pour moi."

Elle ignorait ce qu'il y avait dans le breuvage du centaure, mais cela semblait avoir un effet euphorique. Ou alors c'était juste l'effet des bonnes nouvelles. Et peut-être, en fait, que sa couleur verte n'était qu'un effet de ses propres sens troublés par le vin de trèfle. Mais ça n'avait aucune importance : l'essentiel était de profiter de la soirée pour se détendre.
" Je ne dirai rien à Sheldon, promis ! Cela dit, ça m'étonnerait qu'il soit jaloux, je l'imagine mal poser pour un sculpteur, surtout nu ! ajouta-t-elle avec un clin d'oeil. Et puis, pourquoi serait-il vexé de l'existence d'une statue dressée en l'honneur de votre peuple ? Mais... je préfère ne pas courir le risque. Il ne saura rien, c'est juré ! Et... Heu... Je dois aussi le cacher à Neffen ? Parce que lui, je le soupçonne de savoir lire dans les pensées... Et je parie qu'il voudra connaître tous les détails de l'expédition. Enfin, c'est surtout toi qu'il va cuisiner, pour le coup, à ton retour..."

" Si ça se trouve, Neffen m'accompagne, tu sais. Il a toujours trente-six oiseaux qui font ses basses besognes..."
Le centaure jeta un regard vers le plafond où s'entrecroisaient les branches de l'arbre. De petits êtres ailés y bavardaient dans un sabir incompréhensible.
" Cela dit, ils n'auront pas pu suivre nos moments de téléportation. Donc peut-être ne saura-t-il rien. Mais tu crois qu'il m'interrogera... Cela signifie qu'il ne le fera sans doute pas. Il ne fait jamais ce à quoi on s'attend. C'est le principe."

Un principe qu'il cultivait soigneusement. En fait, il se pliait au rôle de shaman étrange et mystérieux que ses congénères attendaient.
" C'est pas faux... Tu as peut-être raison."
Et puis, puisqu'il lui rendait visite chaque nuit dans ses rêves, peut-être qu'il y lisait ce qui se passait dans la journée, dans une certaine mesure. Enfin, tout dépendait de ce qu'il y avait dans des rêves centaures. Ils n'avaient peut-être rien à voir avec des rêves humains. Peut-être que ça ressemblait à la rêverie des elfes... à laquelle elle ne connaissait rien, d'ailleurs, sinon son existence.
" N'empêche qu'il est fantastique, Neffen, murmura-t-elle, rêveuse. Enfin, j'ai bien compris qu'un shaman est extraordinaire par essence..."
Elle achevait de siroter doucement son vin de trèfle, laissant son regard errer dans la pièce, revenant vers les deux centaures sans-harde.
" Je me demande comment un centaure peut quitter sa harde..."
Peut-être que Byron ne pourrait pas répondre. Il avait juste parlé de légendes. Et peut-être qu'elle était trop curieuse. Ce dernier point était une certitude, en réalité.

" Je ne sais pas, répondit le jeune centaure. J'imagine qu'à vivre au contact des humains, on est peu à peu attiré par certains aspects de leur mode de vie... Et nous ne savons pas ce qui est arrivé à leur harde... Peut-être a-t-elle vécu des heures noires, peut-être s'est-elle simplement retrouvée non loin d'une ville humaine..."
Il haussa les épaules.
" Ils ont l'air heureux. Ils le prétendent en tout cas, et je peux te dire qu'ils regardent mon propre mode de vie avec une incompréhension teintée de pitié."

Astrée sourit doucement. Ça ne la surprenait pas, évidemment. Les centaures sans-harde n'étaient plus liés à leur harde : on pouvait dire que leur part de libre-arbitre avait pris le pas sur leur essence. La dépendance à la harde, le rôle pré-déterminé de chacun, tout ça n'était pas seulement le fruit de leur nature. Il y avait là-dedans aussi des valeurs inculquées dès leur plus jeune âge, toute leur éducation. C'était un équilibre complexe... Et elle comprenait l'incompréhension réciproque entre les sans-harde et les autres. Le choix de la liberté totale ou celui de l'appartenance à une harde, à une famille... un choix qui n'en était pas un, pour les seconds. Mais justement, la prégnance de la harde chez les seconds était telle qu'elle n'imaginait pas qu'on puisse envisager de la quitter librement en temps ordinaire. A moins qu'il y ait des centaures qui naissent avec, en eux, un désir de liberté ? Elle optait plutôt pour des circonstances exceptionnelles. Ou peut-être qu'il pouvait s'agir de centaures bannis à la suite de la mort du chef potentiel à qui ils étaient liés comme messagers.
Quoiqu'il en soit, elle se gardait bien de juger l'un ou l'autre choix. Pourvu qu'ils soient tous satisfaits de leur vie, c'était l'essentiel. Elle trouverait pourtant dommage que tous les centaures deviennent un jour des sans-harde, parce que l'existence de harde était une réalité merveilleuse... Difficilement compréhensible pour des humains, parfois choquante peut-être, mais pour sa part elle trouvait cela magnifique. Est-ce que la prédominance des humains, leur influence, pouvaient aboutir à les faire disparaître un jour, petit à petit ? Elle espérait de tout son coeur que non.
En tout cas, il n'était pas étonnant que Byron s'inquiète de la méfiance de ses congénères lorsqu'il reviendrait, après avoir goûté à la liberté. Mais ce n'était certes pas elle qui allait le pousser davantage dans cette voie. Elle se contenta d'acquiescer en silence, sans faire de commentaire.

Ils bavardèrent un moment, surtout de Luménis, avant qu'on leur serve leur repas. Le centaure avait mille questions à poser par rapport à des choses simples de la vie quotidienne, des concepts humains comme l'argent, les égouts, la garde. Il s'étonnait de tout, se contentait de la moindre bribe d'explication, et demeurait volubile, riant volontiers de petites habitudes qu'il trouvait étranges.
La femme-serpent leur apporta de quoi se nourrir -*c'était épicé, sérieusement, mais pas imangeable, et Astrée devina qu'il s'agissait d'une sorte de crustacé, peut-être du crabe — et la salle se remplit petit à petit, de convives de plus en plus étranges et de plus en plus nombreux. Il y avait des faunes, une sorte de sphinx, une femme au corps d'oiseau et aussi deux ondins qui apparurent entre leurs murs sans emprunter la porte, sans doute via une entrée souterraine et sous-eau. Astrée demeurait l'unique réelle humaine, malgré la présence de nombreux humanoïdes. Elle vit quelques elfes, qui furent accueillis comme s'ils étaient de la famille. La soirée s'écoula, plus bruyante que la veille, jusqu'à ce que la fatigue les rattrape.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Le Castel des Beaux Etrangers