La Couronne de Cuivre

Elle était trop épuisée pour l'aider, se contentant de le fixer sans réellement le regarder. Elle avait besoin de repos.

"Oui... je sais, c'est ma faute. Je voulais absolument fuir rapidement... je pense que nous sommes tranquilles pour un moment, maintenant. Pour que quelqu'un apprenne qu'on est ici, maintenant... il faudrait un sacré coup de malchance, tu ne crois pas ?" Elle sourit. Ses yeux affichaient une tristesse certaine, malgré le fait que les événements étaient derrière eux. Pour l'instant, du moins. Elle donna à Lothringen l'impression qu'elle le regardait vraiment pour la première fois.

"C'est aussi grâce à toi qu'on est arrivé jusqu'ici. Si tu n'avais pas mené le train, j'aurais abandonné depuis longtemps..."

Lothringen fronça les sourcils. Décidément, il ne comprenait rien à rien, et cela malgré que le rêve se prolongeait, encore et encore, comme s'il attendait de lui quelque chose. Cette femme semblait le seul fil conducteur dans tout ceci, et cette fois encore il était loin d'être certain d'avoir compris quelles étaient ses intentions, ni ce qu'elle avait voulu dire. Et cette constante tristesse sur ses traits, d'où venait-elle ? Regrettait-elle ce qu'elle avait fait pour lui, ou bien la raison était-elle plus ancienne ? Y pouvait-il quelque chose ? Jusqu'ici il s'était abstenu de trop discuter avec elle, de crainte qu'elle ne découvre qu'il n'était pas tout à fait lui-même. Et puis, de quel droit s'immiscerait-il dans l'histoire personnelle de Mornagest ? Il fallait pourtant qu'il comprenne...

"Comment cela, tu aurais abandonné ? Tu te serais laissée mourir, tu veux dire ? Tu tiens si peu à la vie que cela ?"

Elle baissa les yeux, un peu honteuse de ce qu'elle venait de dire.

"Je... oui, je crois. Tu sais... toutes ces épreuves... les vivre seule, ç'aurait été impossible, je crois. Je n'aurais pas pu les surmonter. Mais tu es fort... bien plus que moi, je crois. Si tu étais moins inconscient, tu pourrais être réellement puissant, tu sais ?" Elle releva les yeux, fixant ceux de Lothringen avec une intensité renouvelée.

"Et grâce à toi, je vis... grâce à moi, tu vis." Elle pouffa brièvement, comme si elle venait de dire quelque chose de drôle mais de déplacé.

Il fallut un peu de temps au semi-drow pour digérer ce qu'elle venait de dire. Il avait beaucoup de mal à s'imaginer la femme qui avait fait preuve de tant de sang-froid tantôt aussi fragile, aussi dépendante d'autrui. Mais après tout... il savait bien quels ravages pouvait accomplir la solitude, et ce n'était peut-être pas si surprenant que cela.

Quant à la force de Mornagest... C'était plus l'idée qu'elle s'en faisait. Pour ce qu'il en savait, le Mornagest de l'époque n'était pas seulement inconscient, il était aussi vaguement désespéré et suicidaire. Ils formaient une paire dangereuse, en somme... Qui pouvait aussi bien en venir à se soutenir mutuellement, comme elle le souhaitait, que se tirer mutuellement vers le fond.

Hum. Alors c'était cela son idée, une association ? Elle venait de pouffer, mais il sentait bien qu'elle était sérieuse... Il décida de le prendre sur le ton de la plaisanterie ; elle regretterait peut-être de lui avoir parlé ainsi.

« Après ce que tu as fait depuis deux jours, j'ai beaucoup de peine à t'imaginer si faible que tu le dis. On va mettre ça sur le compte de la « petite goutte » et de l'épuisement. Puisque tu parles de vivre, commençons par dormir. Tu en as grandement besoin, et j'avoue que je ne vaux pas beaucoup mieux... »

Elle renifla, puis fit, amère : "La peur peut faire faire des choses... qu'on ne ferait pas en temps normal. D'autres choses aussi peuvent motiver... l'alcool, peut-être ?" Elle se rapprocha de Lothringen. Elle vit les traits durs et fatigués de Mornagest, tels qu'elle les connaissait. Depuis combien de temps ? Impossible à dire.

"La peur, l'alcool, la fatigue, l'amour..." Elle tendit les bras et enlaça le guerrier, se serra maladroitement contre lui, la tête contre sa poitrine. Sa respiration était plus rapide, plus bruyante.

Il hésita, un moment. Se demanda si cette scène avait réellement eu lieu par le passé, et comment Mornagest avait réagi. Avait-il été surpris ? Le semi-drow en doutait. Lui-même ne l'était pas, et il ne la connaissait pas depuis bien longtemps. S'il avait été Mornagest, il ne l'aurait sûrement pas rejetée. Mais voilà, il n'était pas celui qu'elle croyait, et d'une certaine façon, elle représentait plus une rivale pour lui qu'autre chose. Une rivale surgie du passé, au beau milieu d'un rêve absurde...
Il ferma les yeux, rassemblant son courage. Il l'entendait haleter contre lui. Difficile de repousser quelqu'un qui vient de vous sauver la vie, qui a l'air si sincère, si mal. Il était désolé... Il fut lâche. Passant à son tour un bras autour de la taille de la femme, il l'étreignit gentiment, le temps qu'elle se calme.

« Tu n'as pas à être aussi inquiète. Le plus dur est fait, n'est-ce pas ? Je tiens à toi, et je ne te laisserai pas tomber. »

Ce n'était évidemment pas ce qu'elle attendait, mais c'était le mieux qu'il pouvait.

« J'ai bien reçu le message. Maintenant, tu devrais dormir. Vraiment. »

Bien à l'encontre de la volonté de Lothringen, la femme se mut soudain pour l'embrasser, saisissant sa tête entre les mains pour le retenir. Certes, elle ne tiendrait pas longtemps cette position, car le semi-drow était fort, d'autant plus qu'il habitait le corps de son compagnon, mais l'effet de surprise le priva de réflexes pendant le temps d'un battement de cœur...

... au cours duquel Lothringen vit ce que Mornagest avait lui-même vécu. À peu de choses près, ils avaient, la femme et lui, agi de la même façon, pour se retrouver dans ce salon. Cette histoire de meurtre était véridique ; le guerrier avait répondu à une provocation par un assassinat froidement exécuté. L'esprit de Lothringen vit comment son compagnon avait alors égorgé la victime - certes pas exempte de tout reproche, mais tout de même - puis s'était enfui en pensant sottement s'en tirer à bon compte.

La suite était pratiquement identique. Il s'était laissé piéger dans cette taverne, s'était fait aider de cette femme, dont il connaissait maintenant le prénom : Asta. Ils s'étaient connus plusieurs mois auparavant, s'étaient liés d'amitié car ils partageaient peu ou prou la même philosophie, à une exception notable près : le Mornagest d'alors était un égoïste pur jus, tandis qu'elle souhaitait l'aider...

Retour au "présent". Tandis qu'Asta embrassait Lothringen, il ressentit un autre picotement dans le crâne. Nouveau battement de cœur, et cette fois, il vit ce que Mornagest fit alors. Il fut interloqué, ne sachant comment réagir de prime abord, puis se laissa emporter par son émotion fétiche, celle qui guidait alors la moindre de ses actions : la fureur. Il repoussa Asta et l'insulta tout en la frappant. Assommée, elle tomba au sol, et, lâchement, le guerrier la tua, toujours sous l'emprise d'une colère qui semblait ne jamais pouvoir se calmer.

Agissant, comme souvent, sans la moindre once de réflexion, il rassembla ses affaires en vitesse et s'en fut dans la nuit noire et glacée des montagnes. La suite se perdit à l'esprit de Lothringen, et, tandis qu'un nouveau battement de cœur se produisit, il revint enfin au "présent", celui de ce rêve passé et altéré.

Les lèvres d'Asta étaient toujours posées contre les siennes. Elle vivait. Elle n'avait rien remarqué de l'absence très brève du semi-drow.

Il demeura encore un instant immobile, bouleversé, mais par bien autre chose que ce qu'Asta pourrait croire. Il avait au fond toujours su que Mornagest avait commis des crimes ignobles, non seulement dans sa jeunesse, mais jusque lors de son passage à la direction de Melandis. Cependant, c'était bien autre chose de lire des rapports d'espionnage ou d'entendre les aveux confus de son amant que d'être le témoin direct de ses actes. Ses victimes cessaient d'être une entité abstraite pour prendre une chair, un nom, un visage. Et justement, ce que Mornagest avait fait à cette femme, pour une raison futile, après ce qu'elle avait risqué pour lui... c'était inexcusable, monstrueux, et Lothringen mourait de honte pour lui. Confus, les larmes aux yeux, il songea enfin à se reculer, retenant sa partenaire par les épaules.

« Ecoute, non... La fatigue et l'alcool ne sont pas bons conseillers. Je suis désolé. Bonne nuit. »

Il fallait qu'il se retrouve seul au plus tôt, afin de juguler ses sentiments. Il s'allongea à la hâte sous les couvertures, fuyant une situation par trop inconfortable, alors que les images de ses brèves visions continuaient de le hanter.

Déçue, Asta resta un moment accroupie sur ses talons, regardant Lothringen se pelotonner dans sa couverture pour mettre une barrière entre eux deux. En silence, des larmes roulaient sur ses joues, et elle baissa le visage pour contempler sans les voir ses genoux fatigués par une éprouvante journée. Seul le crépitement du feu dans la cheminée se faisait entendre, désormais, et la jeune femme ravala suffisamment ses sanglots pour ne pas se faire entendre du semi-drow.

Enfin, elle finit par l'imiter. Sa nuit serait mauvaise, mais pour une toute autre raison. Elle garda longtemps le regard fixé dans le vague avant d'enfin sombrer dans le sommeil.

Lothringen, quant à lui, ressassa jusqu'à la nausée ces événements passés, revécus, défaits, réels, oniriques... où était la vérité, là-dedans ? Avait-il pu influencer le cours des choses ? Ou tout cela n'était-il encore qu'une ignoble machination destinée à le torturer en lui rappelant combien son compagnon avait été ignoble et dénué de toute compassion ? La question n'appelait pas de réponse définitive...

En route vers une clairière sans étoiles

La Couronne de Cuivre

[Ailleurs] Au-delà : troisième pilier - Lothringen