La Couronne de Cuivre

Baptiste et Hippolyte émergèrent en quelques secondes, bien qu'ils aient l'air encore passablement fatigués. Ils avaient dormi tout habillés et n'eurent donc qu'à enfiler leurs bottes. Prudence était nettement moins vaillante et il fallut la secouer pour qu'elle se réveille. Judicaël s'approcha d'elle et la prit dans ses bras.
" Je ne peux pas me téléporter avant demain de toute façon, je vais donc vous accompagner, dit-il. On ne sait jamais que vous ayez besoin d'un mage en route."
Kerun rapporta Tristan à son père, tandis que Galathée lui nouait une écharpe dans le même genre que la sienne pour porter le nourrisson contre sa poitrine.
" C'est solide, il ne tombera pas." le rassura-t-elle.
Ensuite, l'elfe des bois distribua un rapide petit déjeuner à chacun, leur expliquant qu'ils feraient une pause après deux heures de marche, pour manger davantage. La route était relativement longue, mais il avait bon espoir qu'ils soient dans la crique avant midi.

-Quoi ?! Même pas une demi-journée de trajet ?! s'exclama-t-il en apprenant la nouvelle. Mais ça n'est pas une longue marche, ça ! C'est à peine une micro promenade... Ah, je suis terriblement déçu.
Sur un soupir spectaculaire, il entreprit de se sustenter rapidement, avec des gestes un peu hésitants - il lui fallait s'habituer à cette nouvelle façon de porter un bébé, vaincre la peur qu'il ne glisse...

Mais Tristan semblait bien arrimé : le risque le plus important était la chute de miettes sur sa petite tête sombre, et il lorgnait son père de ses yeux bleu sombre, comme s'il guettait la moindre maladresse. Mais Taliesin était prudent, adroit et craignait les pleurs de son fils, aussi s'en sortit-il avec les honneurs. Peu de temps après, ils étaient tous dehors — la nuit semblait encore profonde — et ils s'éloignèrent de la chaumière en file indienne. Judicaël, bon dernier, s'immobilisa pour incanter à nouveau et la maison s'évanouit en fumée, comme si elle n'avait jamais existé.
" Spectaculaire." murmura Baptiste, avant de rattraper Taliesin en quelques pas.
Kerun avait pris la tête, Hippolyte sur les talons, puis venait Galathée, Gurvan, Taliesin, Baptiste et Judicaël fermait la marche, Prudence suçant son pouce sur son épaule. Hippolyte avait interrogé le Mystran sur son état, et le clerc lui avait expliqué que même si le corps de la petite fille était à nouveau indemne, elle était passée près de la mort, et son organisme en avait une sorte de souvenir, tout comme elle n'oublierait pas immédiatement la souffrance et la peur. Le petit garçon avait blêmi et Taliesin avait eu le sentiment qu'il regrettait d'avoir posé la question.
Ils marchèrent un bon moment en lisière de bois, descendant doucement vers la vallée, droit vers l'est et la mer. Vert-Corail s'étendait sur leur droite, pour l'heure, mais Kerun obliqua vers le sud avant qu'ils n'atteignent sa hauteur. Ils allaient contourner le village par l'extérieur, puis retourner vers le rivage au sud. Idéalement, Kerun espérait qu'ils seraient au-delà du bourg au moment où le soleil émergerait des vagues pour emplir le monde de lumière. Vu la clarté de la voûte au-dessus d'eux, il ne faudrait pas compter avec les nuages.

Taliesin aussi espérait qu'ils auraient dépassé le village avant la venue du jour. Non qu'il craigne d'être aperçu par ses habitants : vivant assez loin de la frontière, ceux-ci ne devaient pas être constamment sur leurs gardes, prêts à lancer leurs chiens sur des inconnus. En revanche, ce qu'il redoutait - toute proportion gardée -, c'était la chaleur : la température ne tarderait pas à grimper en flèche après l'apparition du soleil, et ils ne pourraient compter que sur une éventuelle brise marine pour les rafraichir. Alors mieux valait avancer le plus possible tant qu'il faisait encore frais : ainsi pourraient-ils ralentir le rythme plus tard...
Mais au fond, tout cela ne le préoccupait guère : il avait l'esprit ailleurs. Il songeait à la terrible mésaventure de Prudence, qui avait cruellement payé son initiative irréfléchie, et espérait qu'elle s'en remettrait vite. Il pensais au fait que, d'ici peu, il aurait définitivement quitté Dorrandin et voguerait vers Helonna. Il se disait, aussi, que sitôt qu'il aurait posé le pied sur la frégate, il ne serait plus totalement un homme libre, mais un prisonnier en attente de procès à qui on épargnait temporairement l'incarcération. Cette idée lui valut un pincement au cœur, et cependant, il l'écarta sans mal : il lui serait possible d'oublier son statut jusqu'à ce que l'heure de répondre de ses crimes ait sonné.
Et ensuite...
Il fallait qu'il ait confiance.
Il avait confiance.

Le ciel grisait de plus en plus, éteignant peu à peu la lueur des étoiles. Les enfants avançaient vaillamment, sans se plaindre, mais on les sentait encore fatigués. Galathée, par contre, paraissait en pleine forme, comme régénérée par l'environnement campagnard autour d'eux. Son regard courait sur les champs, les bois, les ruisseaux et les prairies, alerte, et Taliesin l'entendait de temps en temps murmurer à mi-voix. Kerun avait prévu deux heures de marche avant la pause, mais il fallut s'arrêter un peu plus tôt, car Héloïse craqua la première, avec vivacité, provoquant l'ire immédiate de son frère jumeau. L'agent luménien prit la chose avec philosophie, comme s'il n'avait pas espéré davantage, et ils firent une pause à l'abri d'une petite butte. Comme Galathée devait abreuver les deux nourrissons, Judicaël en profita pour conjurer un nouveau petit déjeuner. Celui-ci s'avéra roboratif et appétissant, même s'il n'était constitué que de lait et d'un gruau particulièrement goûteux. Baptiste s'extasia à nouveau devant les pouvoirs du magicien, mais celui-ci lui expliqua que, pour le coup, il s'agissait d'un sortilège dont le gratifiait Mystra. Le gamin parut moins intéressé.

Taliesin contint un sourire en songeant que celui-là n'aurait jamais envie d'aller vivre dans un temple. Puis il se rappela que c'était un élu divin, que son pouvoir pouvait se réveiller à tout instant, qu'il était susceptible d'entendre un appel... Bref, il ne fallait jurer de rien. Et de toute façon, Baptiste choisirait sa voie, quelle qu'elle soit. Comme tous les autres.
Il mangea avec appétit puis se tint prêt à changer les jumeaux. La tentation était grande d'abandonner le linge sale sur les lieux. Mais s'ils commençaient déjà à dilapider leurs réserves, ils étaient bien mal embarqués...

Baptiste se proposa pour lui donner un coup de main et ils changèrent les bébés côte à côte. Il y avait un ruisseau non loin et tandis que Galathée et Taliesin s'occupaient du rot nécessaire, Baptiste et Hippolyte, complètement dégoûté, allèrent procéder au nettoyage des couches. Ils les enfournèrent ensuite dans un sac que la rôdeuse avait prévu à cet effet. Kerun restait aux aguets, surveillant les alentours, et Taliesin vit réapparaître la martre que, Galathée le lui apprit, Kerun avait appelée Eve. Le petit animal semblait désormais parfaitement familiarisé avec le Luménien et gambadait dans l'herbe tout en demeurant prête à réagir à la moindre directive. La vision de la créature amena Gurvan à interroger Judicaël sur son absence de familier. Celui-ci, qui veillait toujours Prudence, lui apprit qu'il avait perdu le sien huit mois plus tôt au cours d'une échauffourée qui avait mal tourné. Il devait encore attendre quatre mois avant d'en conjurer un nouveau, et n'était pas encore certain de la forme qu'il lui donnerait.

L'elfe songea à la douleur qu'avait éprouvée Kerun lorsque son précédent compagnon animal était mort, imagina que cela avait été peut-être pire encore pour le clerc-magicien et se réjouit que les bardes ne puissent ainsi se lier avec pareilles créature : vu toutes les épreuves traversées au cours des dernières années, il en aurait perdu une bonne-demi douzaine, au bas mot. Or, il estimait avoir assez perdu comme cela. Surtout que la disparition de sa fidèle jument avait été un crève cœur, alors même qu'aucun lien magique ne les unissait...
Il grimaça : mais pourquoi donc son esprit était-il tourné vers de si tristes pensées, depuis quelques heures ?
Certes, les adieux avaient été rudes. Cependant, de belles choses l'attendaient. Il en avait déjà sous les yeux : constater à quel point Galathée débordait d'allant, par exemple...
Sa grimace se fit sourire.
Peu après, ils se remettaient en route. Nul doute que la pause, le petit déjeuner supplémentaire et l'apparition de la lumière leur permettraient d'adopter un rythme plus soutenu que précédemment.

La mer était indéniablement proche. Si la campagne demeurait verte en cette fin de printemps, la terre était mêlée de sable, et il n'était pas rare d'apercevoir une mouette croisant dans le ciel encore gris. L'odeur, aussi, parlait d'océan et d'algues, de poissons, d'îles et de sel. On ne voyait pas toujours la côte, elle était parfois masquée par une éminence, par les maisons de Vert-Corail, par un talus, des arbres, un rocher, mais souvent, au hasard de la piste que Kerun leur traçait, ils en devinaient les reflets et le vent leur portait le murmure éternel des vagues. L'excitation des garçons croissait avec la lumière. Au bout d'une nouvelle heure de marche, ils atteignirent la route. Kerun passa devant, examina les lieux, leur fit signe de traverser, puis repartit en arrière pour effacer leurs traces. Ensuite, ils obliquèrent à nouveau vers l'est et le terrain se fit plus sauvage, sablonneux, de grandes herbes vert-gris poussant dans les talus, griffant les jambes, bouchant parfois la vue. Le chemin s'était remis à grimper comme ils quittaient la petite cuvette où s'était trouvée le bourg de Vert-Corail. Il faisait désormais très clair et le soleil se leva, dévorant le paysage de rayons mordorés, alors qu'ils parvenaient en haut d'une pente sèche, depuis laquelle ils avaient une vue formidable sur la mer, le bourg, la campagne environnante. Ils étaient au sommet d'une falaise qui longeait le rivage vers le sud et, Taliesin le savait, s'ils continuaient des jours durant sans quitter le bord de l'eau, ils atteindraient la ville de Paymill, à la pointe sud-est de Dorrandin. Ils firent un arrêt pour se reposer, contempler le panorama et laisser Gurvan prier, comme il avait osé, timidement, le demander. Kerun recommanda aux enfants de demeurer à bonne distance du bord, même s'il n'y avait pas réellement de précipice, mais plutôt un dénivelé broussailleux, de rochers et de buissons épineux. La chute ne serait pas mortelle, car les taillis étaient épais et amortiraient la descente, mais probablement désagréable. En contrebas, on devinait des blocs de pierre léchés par l'écume et le ressac, une infime plage de sable et de galets et puis la mer immense, et au loin, leur destination...

L'elfe resta un moment debout à observer l'horizon. Bien sûr, le spectacle qu'offrait le soleil émergeant des flots était magnifique en lui-même. Mais il y voyait d'avantage. Sans être aussi dévot que Gurvan, l'aube avait pris pour lui une signification nouvelle, emplie d'espoir et d'optimisme, et pouvoir a contempler ici, maintenant, à quelques heures seulement de leur embarquement... Il avait envie d'y déceler un signe. Surtout que l'astre diurne planait au-dessus de l'invisible Helonna, qu'il illuminait cette mer dont le parfum iodé parvenait parfois jusqu'à leur ferme...
Oui, il y avait une joyeuse atmosphère de retour à la maison, une atmosphère qui balayait la tristesse des adieux et les sombres idées qui avaient, par intermittence, peuplé la nuit...
Souriant, détendu, plein d'entrain, il finit par se détourner.
Plus que jamais, il était impatient de se remettre en route, d'atteindre cette crique, de gagner la frégate qui, en quelques veilles, les ramènerait chez eux.

Le groupe reprit sa marche vers le sud. A cette distance du village, en bordure de falaise, Kerun paraissait détendu. La lande herbeuse qui s'étendait en contrehaut de la mer était relativement sauvage, le vert ordonné des champs ne débutant qu'à une ou deux lieues de distance. Il y avait peu d'arbres, surtout de la roche et de la bruyère, et on devinait que le vent du large devait parfois souffler avec violence. Ils dépassèrent quelques ruines, puis une chapelle dédiée à un dieu anonyme, peut-être tous à la fois, usée par la brise et le temps. Dans l'herbe rase, quelques crottins indiquaient la présence occasionnelle de moutons ou de chèvres, absents pour l'heure. Des oiseaux de mer les survolaient, criards, et les enfants devinèrent qu'ils nichaient dans la pente de la falaise, bien à l'abri. Celle-ci devenait plus raide, et la mer distante moutonnait tranquillement. Ils virent quelques bateaux, un îlot, et l'immensité bleu-gris-vert, parfois tachée de l'ombre d'un nuage.
Contre la poitrine de leurs parents, bercés par leurs pas, les bébés dormaient paisiblement. Le terrain permettait de marcher en groupe, Kerun gardait la tête, les trois garçons allaient ensemble, bavards et enjoués, Galathée était aux côtés de Taliesin, précédant Judicaël de quelques pas.
" Mon royaume pour un arc, dit soudain la rôdeuse. Tu as vu toutes ces crottes de lapin ?"

-Ah, heu, non, j'en étais resté à celles de moutons et de chèvres, avoua-t-il. Et je dois dire que je prêtais plus encore d'attention à la mer, aux oiseaux, aux ruines...
Il sourit.
-On aurait dû demander à Guéric de t'acheter un arc au village. Mais peut-être Judicaël est-il en mesure de t'en faire apparaître un ? D'un autre côté, pour sustenter tout le groupe ainsi que les occupants de la frégate, c'est une véritable partie de chasse qu'il faudrait organiser... Ne t'inquiète pas, cependant : avec un peu de chance, dans moins d'un moi, tu pourras à nouveau écumer la campagne autant que tu le souhaiteras.

Judicaël avait entendu leur conversation.
" Je crains de ne pouvoir conjurer qu'un arc grossier, mal équilibré et tirant de travers, intervint-il. Mes créations magiques dépendent toujours de la connaissance que j'ai de l'objet, et n'étant pas archer... Cela dit, j'ai une fronde, si tu es tentée. Je ne suis pas très adroit, je ne me risquerais pas à chasser quoi que ce soit...
— Je suis meilleure à l'arc qu'à la fronde, mais je pourrais essayer." dit la rôdeuse, avec une grimace.
Kerun s'était arrêté et revint en arrière.
" Vous voulez débusquer des lapins. C'est tentant." fit-il en observant la lande.
Eve avait surgi sur son épaule, les moustaches frémissantes.
" Nous sommes huit, plus Guéric et les deux filles, ça fait onze. Il nous faudra bien quatre lapins.
— Je peux en geler l'un ou l'autre, proposa Judicaël.
— Taliesin peut nous conjurer un blaireau mortel de la rage qui en tuera cent en trois minutes ! s'extasia Hippolyte.
— Mais c'est moins drôle, ça, non ?"

-Moins drôle mais tellement spectaculaire... fit-il, souriant. Ceci dit, est-ce vraiment raisonnable de faire une telle halte alors que nous devons atteindre la crique vers midi ? Et si nous décidons finalement de chasser, ne vaudrait-il pas mieux destiner quelques lapins à l'équipage, qui pourrait être jaloux de nous voir festoyer de viande fraiche alors qu'il doit se contenter de ses habituelles rations ?
L'elfe était partagé. D'un côté, il avait hâte d'embarquer. De l'autre, il était conscient qu'il fallait profiter de ce dernier jour à terre. Et, surtout, il avait envie de faire plaisir à sa compagne.

" Nous sommes en avance, dit Kerun. Les garçons ont mieux marché que prévu, et je ne pensais pas que Prudence bénéficierait d'un transport... Nous devrons de toute façon manger avant d'embarquer dans les chaloupes... où nous ramerons nous-mêmes. C'est notre dernière opportunité de déguster de la viande fraîche..."
Il attrapa la martre et la posa sur le sol. Elle fila aussitôt dans l'herbe rase, nez au sol, avant de galoper vers une buisson épineux. Galathée tendit la main à Judicaël qui y déposa sa fronde.
" Chacun un, fit la rôdeuse. Taliesin, débrouille-toi."
Deux lapins fusèrent hors du buisson, Galathée fit tournoyer la fronde, Judicaël se mit à incanter, Eve filait déjà vers un tapis de bruyère, prête à débusquer les suivants.

[color=#FFFFF66]-Quoi ?! Je dois me débrouiller sans recourir à mon blaireau, alors que j'ai comme adversaires deux rôdeurs et un magicien ? Ce n'est pas du jeu ! C'est même scandaleux ![/color] protesta-t-il, mimant le dépit.
Tandis que ses compagnons s'en tiraient évidemment haut la main, il resta immobile, sourcils froncés, réfléchissant à la manière dont il allait se sortir de ce mauvais pas. Et il finit par trouver.
-Tu veux bien me le tenir un moment ? Merci, dit-il à Baptiste en lui mettant d'autorité Tristan dans les bras.
Il convoqua alors un luth et, tout en s'avançant vers les buissons, recourut à ses pouvoirs bardiques.

Taliesin --> Musique de barde --> Fascination

S'accompagnant alors d'une musique enjouée, il improvisa une petite chanson qui lui sembla de circonstance et qui, l'espérait-il, monopoliserait l'attention des proies qu'Eve avait fait jaillir de leur tanière.

Dans la lande du printemps, ce matin est arrivé
Une chose que pourtant, nul n'avait imaginé.
Au milieu des herbes hautes, où vont quand c'est la saison
Tous les rôdeurs de la côte, c'est une révolution.

Car...

Ce matin, un lapin, a tué un rôdeur,
C'était un lapin, oui, c'était un lapin, oui,
Ce matin, un lapin, à tué un rôdeur,
C'était un lapin, oui... ou un genasi !

Parvenu près d'un animal aussi ventru qu'hypnotisé, il cala rapidement l'instrument sous son bras, se pencha et assomma le futur civet d'un bon coup de la garde de son épée. Quelques instants plus tard, il rebroussait chemin, brandissant sa prise et pas peu fier de son exploit.

La petite assemblée réunie en bordure de lande l'applaudit chaleureusement tandis qu'il revenait avec sa proie.
" De loin le plus lent, mais de loin le plus théâtral, dit Judicaël, appréciateur.
— Un barde, c'est un barde, c'est comme ça, remarqua Galathée.
— C'était génial, s'exclama Baptiste.
— Mais tous les rôdeurs sont vivants.
— Allez, trêve de bavardages, on repart." dit Kerun.
Taliesin eut tout juste le temps de recevoir encore quelques félicitations, avant d'échanger le lapin ventru contre Tristan, et de se remettre en route. Pendant la demi-heure suivante, les enfants bondirent en chantant à tue-tête le refrain de sa ritournelle hypnotique, jusqu'à ce que Kerun les menace de bagne s'ils ne changeaient pas de chanson.

L'elfe se dit que s'ils manquaient de vivres au cours du voyage, il pourrait utiliser la même technique pour leur procurer du poisson et, déjà, lui venait à l'esprit un refrain alternatif disant "Ce matin, un marsouin, a tué un pêcheur". Cependant, il songea également aux effets collatéraux, à la joyeuse bande de gamins reprenant inlassablement les paroles, à l'équipage désespéré menaçant de les jeter tous par-dessus bord, et il conclut que la pitié le pousserait à opter pour des solutions certes moins bardiques mais surtout moins susceptibles de porter sur les nerfs...
D'excellente humeur, sourire aux lèvres, il marcha d'un bon pas. Il ne se sentait pas le moins du monde fatigué, bien au contraire. Toutefois, le soleil commençait à taper dur... Nouvelle raison de forcer l'allure, histoire d'être arrivé à bon port quand l'astre aurait atteint son zénith.

Le soleil tapait fort, mais le vent les rafraichissait. Les adultes savaient que c'était un leurre, et ils imposèrent aux enfants de se coiffer de couvre-chefs improvisés pour éviter les effets délétères du soleil. Gurvan résista farouchement, refusant de croire que l'astre diurne put lui jouer un tel tour. Prudence avait recommencé à marcher, plongée dans un silence revêche, mais Judicaël ne semblait pas inquiet. La journée était magnifique et alors qu'ils parvenaient en surplomb d'une petite anse, Kerun leur indiqua la falaise opposée.
" On contourne encore celle-ci, puis on descend et on y est."
Personne ne protesta et l'équipage reprit sa randonnée le long du précipice. Taliesin finit par trouver une chanson de marche que Kerun accepta d'entendre, même s'il hâta alors subitement le pas, comme pour se mettre hors de portée, et le groupe explosa en un chant joyeux, que même la petite fille finit par entonner. Dans la crique qu'ils contournaient reposaient les vestiges d'un bateau échoué, qui enflamma l'imagination des enfants, jusqu'à ce que l'elfe des bois, qui les attendait un peu plus loin, leur apprennent qu'il s'agissait de la carcasse d'un pêcheur de crevettes qu'une tempête avait jeté sur les galets. Baptiste l'interrogea sur la possibilité qu'ils auraient de nager avant de prendre le bateau et Kerun leur promit qu'ils en auraient le temps s'ils gardaient leur rythme de marche. Les gosses se mirent à courir.
Enfin, ils arrivèrent à l'endroit-dit. En contrebas se trouvait une autre crique, plus petite et plus fermée, au fond de laquelle on distinguait aisément deux barques, une tente et un feu éteint. Il y avait aussi quatre silhouettes sur le sable fin, quelques rochers épars, mais point de navire échoué. C'était un endroit idyllique, mais il fallait encore descendre une pente raide et caillouteuse, dans laquelle Kerun ouvrit une piste plus ou moins sûre. Il y eut quelques trébuchements, des rires, une cheville foulée que Judicaël répara d'un mot, un fond de chausses élégamment déchiré, et des cheveux pleins de sable. Guéric vint à leur rencontre, rayonnant, torse nu et le pantalon retroussé.
" Bienvenue à la plage !" annonça-t-il comme ils gagnaient le rivage.
Les quatre gamins fusèrent vers l'eau en le saluant d'un geste et d'un mot. Ils furent nus en trois battements de coeur et plongèrent dans la mer.
" Diable. Où trouvent-ils toute cette énergie ?" demanda Judicaël avec un soupir, en posant les sacs qu'il portait sur le sol.

-Aucune idée, répondit le barde en se délestant de son propre paquetage. Cependant, c'est un mystère qu'il faudrait éclaircir. Car s'il était possible de leur prélever une partie de cette énergie débordante pour en faire bénéficier les adultes... L'existence serait bien moins fatigante.
L'instant suivant, il allait saluer Guéric.
-Je vois qu'on se la coule douce...

" Ah, ça, mon vieux, tu t'arranges avec le chef, hein. Moi j'ai pas demandé à paresser sur la plage toute la matinée. Mais si ça peut te consoler, Poly et moi, on a dû porter des livres et des livres de matériel, l'air de rien, depuis Vert-Corail jusqu'ici. Et je peux te dire que ça pèse, tout ce bazar. Des bouquins, de l'alcool, du tabac, des nippes à ne plus savoir qu'en faire, des fruits et des légumes pour nourrir un troupeau entier de chèvres... On a mérité notre bronzette.
— Vous allez faire à manger pour vous rattraper, proposa Galathée. Nous avons tué quatre lapins sur la lande. Et nous avons grand faim."
Guéric se tourna à nouveau vers Taliesin.
" Vous allez bien ensemble, ta femme et toi. De vrais rapaces retors exploiteurs de halfelins !"
Kerun lui tendit son lapin et alla rejoindre le campement, devant lequel était assise Polyanna. Marine et Inès avaient rejoint les quatre autres et sautaient dans les vagues qui roulaient sur le sable.

-Nous ne sommes pas des exploiteurs, protesta-t-il. Nous sommes simplement très timides et, par conséquent, nous n'osons demander de l'aide qu'à nos amis...
Il sourit de toutes ses dents.
-Quand tu auras terminé de préparer le repas, il y aura des vêtements à raccommoder, puis des bébés à langer et à bercer... Oh, et tu as été désigné comme unique rameur de la barque où nous prendrons place. Ne m'assassine pas, c'est Kerun qui a décidé ça, arguant que tu devais prendre du muscle avant d'entrer dans les services secrets.

" Je suis dans l'autre barque, désolé. Ma religion m'interdit de frayer avec les longues oreilles aux cheveux blonds. C'est contagieux, il parait, et je ne voudrais pas me retrouver avec tes boucles ravissantes... Je tiens à mes poils."
Il sourit.
" Je sais pas cuisiner. C'est dommage pour vos lapins...
— Bon, je vais aider. Les dépouiller prend un certain temps, dit Galathée. Allez donc surveiller les enfants, vous deux.
— J'ai l'intention de me baigner, dit Judicaël en regardant Taliesin. Je n'ai plus vu la mer depuis... bien six ans, je crois. Pour un Luménien, c'est dur."

-J'imagine. Malheureusement, si tu veux un peu de calme, il te faudra quitter la crique. A moins que je ne convoque quelque grosse créature marine pour effrayer les enfants et les pousser à sortir : ainsi aurais-tu l'endroit pour toi tout seul... Un certain temps, du moins.
Il jeta un regard aux jumeaux, pour l'heure paisibles.
-Qui s'occupe de ces deux là ? Je peux m'en charger, bien sûr.
Il n'aurait rien eu contre se baigner, mais il ne voulait pas priver les autres d'amusement.

" On va les coucher dans l'entrée de la tente... L'auvent les protégera du soleil et ils seront près de nous." dit le halfelin en les ramenant près du campement.
Kerun avait ranimé le feu et devisait avec Polyanna. La jeune femme était assise dans le sable, devant une collection impressionnante de coquillages et autres menus vestiges de la mer, algues, galets polis, os de seiche, petits bois flottés aux formes étranges. Marine et Inès avaient exploré les rebuts rejetés par les vagues avec attention et parmi les coquillages, certains étaient magnifiques.
Galathée déchargea Héloïse dans l'entrée de la tente, l'étendant sur une couverture, puis se pencha sur un premier lapin. La jeune Luménienne fit une grimace horrifiée en découvrant la méthode relativement barbare d'écorchement qu'utilisait la rôdeuse et finit par fuir vers les vagues, tandis que la rôdeuse haussait les épaules, désolée. Judicaël, de son côté, avait entrepris de se déshabiller.

Il alla installer Tristan à côté de sa sœur, passa comme souvent quelques instants à les observer, attendri, puis rejoignit les autres.
-Tu sais dépouiller les lapins ? demanda-t-il à Guéric, hésitant.
La mer était décidément très tentante mais, avec le départ précipité de Polyanna et la baignade annoncée de Judicaël, ils n'étaient plus aussi nombreux que cela pour préparer le repas.
Bah, il irait plus tard, songea-t-il en finissant par s'emparer d'un animal pour appliquer la technique qu'il avait déjà utilisée à quelques reprises. En plus, comme la marmaille se serait probablement lassée d'ici là, il pourrait nager paisiblement dans la crique désertée.

Guéric et Kerun s'attelèrent chacun à un lapin, et ils se retrouvèrent bientôt tous les quatre les mains rougies.
" J'ai presque envie de me faire des peintures de guerre, dit le halfelin, souriant, alors qu'il avait des viscères presque jusqu'aux coudes.
— Tu ne dois pas être habitué à barouder sur les routes, si ça t'impressionne, remarqua Galathée.
— En mer, exclusivement. Je vide un poisson plus vite que mon ombre.
— C'est un art, aussi.
— Nous n'aurons plus rien de ce genre à faire dans les veilles à venir : il y un cuisinier à bord, quelqu'un qui se charge de la vaisselle, de la lessive... Ce sera l'oisiveté parfaite.
— J'espère qu'ils me laisseront grimper à la vigie."

[color=#FFFFF66]-L'oisiveté parfaite ? Dans l'absolu, je ne demande pas mieux, mais j'espère quand même que vous avez acheté beaucoup de livres et qu'il y a à bord de la frégate des jeux de société... ou de puissants somnifères. Parce qu'il va falloir occuper ces six-là ![/color]
Il sourit.
-Remarquez, si c'est trop le bazar, je n'aurai qu'à convoquer un coursier fantôme. Pareille monture mènera sur Hélonna en seulement quelques heures, et je pourrai patienter dans l'ambiance paisible de la ferme tandis que vous deviendrez fous sur le bateau...

Kerun lui jeta un regard blasé.
" Plus ils sont excités et plus tu es heureux. N'essaie pas de prétendre le contraire !"
Galathée haussa les épaules.
" Tant qu'ils n'empêchent pas Tristan et Héloïse de dormir, ma foi...
— Nous devrions en avoir pour deux veilles de voyage, maximum. Il faudra être créatif, mais nous nous débrouillerons."
Judicaël avait abandonné les enfants sur le rivage et nageait à bonne distance de la plage, tranquillement. Polyanna était debout, désormais, regardant les combats de chevaliers qui s'improvisaient dans les vagues. Mille mouettes dansaient dans le ciel bleu.
" Il y a toujours des choses à faire, à bord, je suppose. Mais c'est vrai que c'est un navire militaire, pas un voilier de transport...
— Taliesin avait parlé de leur faire la classe. Ce n'est pas une mauvaise idée. Ils doivent avoir perdu beaucoup, avec cette année d'esclavage.
— Il faudra aussi que nous avisions quant au destin de chacun d'entre eux."

Il acquiesça.
-Il faudrait faire des recherches. Ils ont perdu leurs parents, certes, mais peut-être leur reste-t-il des oncles ou des tantes, des cousins, des parrains ou des marraines, ou simplement des amis de la famille...
Il se demanda si Kerun allait réellement envoyer Hippolyte à l'orphelinat. Il trouverait cela terrible...
Mais une autre pensée chassa la précédente, et il grimaça.
-J'espère que les autorités ne vont pas nous empêcher de garder Baptiste à cause de mon... statut particulier.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Et bientôt la mer...