La Couronne de Cuivre

Tilmandil, conscient que le temps pressait, n'hésita pas un instant et dit d'une voix un peu précipitée.
- Pour ma part, mon voeu immédiat est simplement de recouvrer mes forces, ma forme...
Peut-être avait-il eu en tête autre chose, avant d'entendre le bruit caractéristique des squelettes. Mais il avait nettement blêmi depuis quelques instants...
- Accordé...
Une lueur mauve nimba le corps du barde et illumina toute la pièce, tandis que le Djinn prononçait quelques paroles incompréhensibles.

Nilrem, lui, semblait hésiter.
- Mon voeu à moi est un peu particulier, souffla-t-il à Kasumi. Je vais lui demander de nous ramener tous dans mon palais, mais de revenir avec nous... Je ne sais pas s'il le fera, donc s'il ne peut que nous ramener sans lui, mieux vaut que vous ayez fait votre voeu le premier...

Cette fois, le rôdeur n’hésita plus. Il eut une pensée pour les corps de Lara et de son compagnon mais se dit qu’ils pourraient les emporter et leur offrir une sépulture décente s’ils se dépêchaient.

- Mon vœu est inchangé : que vous me prépariez une potion de guérison suprême.

- Qu'il en soit ainsi... lança le djinn d'une voix puissante
Une fumée bleutée tourbillonna un moment, s'assemblant en une petite fiole que le Djinn tendit à Kasumi.

Nilrem intervint à son tour.
- Quant à moi, mon voeu est le suivant : que vous nous rameniez tous à mon palai : Messires Kasumi, Tilmandil, et moi-même, mais également les dépouilles de Lara et Johan qui sont sur le pallier.
Le fantôme de la jeune mage, qui était resté à l'entrée, parut scintiller légèrement, puis s'évanouir à demi, comme s'il quittait petit à petit ce monde.
- Et aussi... cette lampe.
- Non, gémit le génie, vous ne pouvez pas me demander cela ! Cette lampe doit rester dans cette pièce pour qu'un jour j'en sois libéré !
- Oui mais... vous ne serez jamais libre si vous refusez d'exaucer un voeu.
- Votre demande est absurde ! En-dehors de cette pièce je ne peux plus sortir de la lampe ni exaucer le moindre voeu. Vous n'avez rien à gagner à m'emmener ailleurs !
- Juste la gloire de vous avoir trouvé, fit remarquer le mage. Mais il semblait ébranlé dans ses certitudes.

- Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il à Tilmandil et Kasumi.
- Ce n'est pas forcément une mauvaise chose qu'il ne puisse jamais être libéré, souffla Tilmandil le plus bas possible, espérant que le génie ne pouvait l'entendre. Même si c'est cruel...

Kasumi n’était pas sûr de goûter cette idée lui non plus et en fit part ouvertement :

- Rien ne nous dit que cet être est malveillant et qu’il doit rester enfermé. Je serais d’avis de le laisser ici pour que d’autres aventuriers puissent bénéficier de ses bienfaits et qu’il accomplisse ainsi son devoir jusqu’à sa libération. Quant à la gloire, messire Nilrem, vous l’avez trouvée, nul besoin de preuves.

Le mage soupira.
- Vous avez sans doute raison... Mais tout de même, je raconterai nos aventures au conseil supérieur de l'Université, je leur donnerai l'emplacement exact de la lampe... Et on verra bien ce qu'ils décident d'en faire. Je ne pense pas qu'ils le dévoilent à tout le monde, pour ne pas risquer une ruée, mais ils voudront certainement venir l'étudier. Si la porte ne s'est pas refermée...
Il se tourna vers le djinn.
- Mon voeu est donc que vous nous rameniez à mon palais, mes deux compagnons ici présents et moi-même, ainsi que les dépouilles de mes jeunes élèves.
Kemfresh parut soulagé.
- Vous y serez dans quelques minutes.

Le génie incanta brièvement. Mais contrairement à leurs attentes, nulle aura ne vint les nimber et faire disparaître le décor du souterrain pour un autre, et nul portail ne s'ouvrit devant eux. Une fumée grise se déploya au sol et prit l'apparence d'un vaste tapis de laine aux couleurs bariolées.
- Vous n'avez qu'à monter dessus, en y déposant vos morts. Il vous ramènera chez vous...
Au-dehors, les cliquetis se rapprochaient

Le rôdeur était soulagé que le mage se montre raisonnable. L’apparition du tapis le laissa pensif et surpris : c’était là une bien étrange façon de voyager. Mais à cheval donné on ne regarde pas les dents, disait-on et le temps pressait à en juger par les cliquetis inquiétants provenant du couloir.

- Tilmandil, viens avec moi : nous devons ramener les corps ici avant que ces maudits squelettes ne nous barrent la route. Nilrem, couvrez-nous, s’il vous plait.

Amener le tapis jusqu’aux corps aurait été certainement plus judicieux mais les paroles du djinn semblaient avancer que ce n’était pas possible.

Le palier était désert, à l'exception des corps, mais le bruit des squelettes était de plus en plus net. Le fantôme n'était plus qu'une brume indistincte flottant au-dessus du sol, mais il crurent entendre un "merci", comme un léger souffle dans l'obscurité.
Les corps étaient lourds, mais ils n'avaient que quelques mètre à parcourir, et ils purent sans difficulté les déposer sur le tapis. Au moment même où Nilrem les y rejoignait, le génie se volatilisa en un volute de fumée bleue.

Et le tapis décolla, la trame de laine oscillant légèrement, les obligeant à s'agenouiller pour garder leur équilibre. Heureusement, les corps sans vie se trouvaient au centre et ne risquaient pas de tomber.
A peine avaient-ils franchi la porte que deux squelettes géants apparurent devant eux, lançant des projectiles qui vinrent se ficher dans le tapis, sans lui causer aucun dommage apparent. Des fléchettes. Le tapis monta encore un peu, passa au-dessus de la tête des créatures, et se mit à accélérer progressivement. Kasumi entendit Nilrem pousser un cri de douleur, se tenant le bras : une fléchette venait de se ficher dans son épaule. L'étrange tapis fila au-dessus de l'escalier, montant vers le crépuscule qu'on devinait au-dehors, franchit le mur de sable et s'éleva dans le ciel, au-dessus de la tempête de sable qui faisait toujours rage. Le mage, pâle et se tenant le bras, semblait lutter contre la douleur. Une lutte désespérée qui prit très vite fin : alors que le tapis se stabilisait en altitude, il s'évanouit, risquant à tout moment de basculer dans le vide : il se trouvait bien trop près du bord....

La blessure du mage était très certainement empoisonnée pour provoquer un tel effet. Kasumi fit de son mieux pour l’atteindre sans risquer de mettre en péril le fragile équilibre de leur moyen de transport. S’il parvenait à se rapprocher suffisamment, il tenterait de retirer le dard et lancerai le sort de soin qu’il gardait en réserve. Cela n’arrêterait pas le poison mais ça aurait le mérite de stabiliser, au moins pour un temps, son état de santé.

Kasumi parvint, malgré les secousses, à s'approcher du mage. Tilmandil restait à l'opposé, pour faire contrepoids. Mais étrangement, le tapis semblait s'adapter à la nouvelle répartition des poids. Une sorte de rebord se forma, derrière le corps inanimé du mage, pour l'empêcher de tomber. Ainsi, le rôdeur put retirer la fléchette dont l'embout était imbibé d'une substance verdâtre.
Le sort de soin ne rendit pas ses esprits à Nilrem. Mais son teint parut moins pâle. Leur moyen de locomotion, entre-temps, avait pris de la vitesse et filait sous le ciel étoilé, en direction d'une agglomération immense. D'étranges bâtiments se découpaient sur l'horizon, avec des coupoles arrondies, des murs habillés de marbre et de mosaïque de couleurs vives, comme jamais Kasumi n'en avait vu. Partout, des lumières, derrière les fenêtres mais aussi dans les rues les plus larges.
Quelques passants profitaient de la douceur vespérale. Personne n'eût l'idée saugrenue de lever les yeux au ciel - et s'ils avaient vu le tapis, ils n'en auraient pas cru leurs yeux. Le tapis ralentit subitement, manquant les déséquilibrer à nouveau. Puis descendit verticalement, lentement, au beau milieu d'une cour au sol dallé de marbre rose, cernée de colonnes de la même pierre. Une poignée de personnes s'y trouvaient, et un cri perçant jaillit lorsqu'on vit ce qui descendait du ciel. Une femme s'évanouit, et deux hommes dégainèrent leur épée, s'avançant lentement dans leur direction.

Kasumi n’hésita pas une seconde pour tenter de garder le contrôle de la situation avant qu’elle ne dégénère. Sans un geste vers ses armes, il leva les mains et s’exprima en commun, à haute voix :

- Nous ne vous voulons aucun mal. Nous sommes avec le mage Nilrem. Il a été empoisonné, que quelqu’un aille quérir un clerc !

Les deux hommes parurent hésiter. L'un d'eux se tourna vers les trois personnes restées sur la terrasse face à eux.
Un nouveau cri aigu se fit entendre au nom de Nilrem -sans évanouissement cette fois-ci.
- Nilrem ? Il...
- Maria, l'interrompit l'un des hommes, va chercher...
- Elle est déjà partie, qu'est-ce que tu crois !

Le tapis était maintenant posé au sol et ressemblait désormais à n'importe quel tapis. Tilmandil, les jambes flageolantes, tentait de se redresser doucement, gardant les mains bien en évidence pour rassurer leurs interlocuteurs.
Les deux hommes rengainèrent leur épée après une brève hésitation, mais ils semblaient prêt à dégainer à nouveau au moindre doute.
- Il y a trois corps... constata l'un d'eux. Ce sont qui, les deux... ?
- Où est Nilrem ?, le coupa une voix forte appartenant à une femme d'allure imposante, qui se mouvait à une vitesse étonnante vu sa corpulence. Je suis clerc, précisa-t-elle.
Et sans s'inquiéter davantage d'un éventuel danger ou de l'étrange tapis, elle se précipita vers le corps du mage pour l'examiner.

Tout en gardant un œil sur les personnes menaçantes qui entouraient le tapis pour ne pas risquer de se faire surprendre, Kasumi guida la clerc avec l’habitude de ce genre de situations :

- Nous avons été attaqués par des squelettes. Nilrem a reçu un dard manifestement empoisonné dans le cou. J’ai pu juguler le saignement mais je ne suis pas expert en soins. Voici le dard, je l’ai conservé si vous voulez examiner le poison. Les deux autres sont morts depuis plusieurs semaines. Nous les avons trouvé dans les ruines.

Tant qu'il n'en savait pas plus sur qui constituaient l'attroupement, le rôdeur préférait taire les identités des deux cadavres. Mieux valait ménager les sensibilités après leur arrivée remarquée.

- Hafida, est-ce qu'il est....?
- Non...
La prêtresse avait posé une main sur le front du blessé, psalmodiant quelque chose d'inconnu. Examinant la fléchette, elle eut un soupir de soulagement.
- Un poison classique à base de ciguë. Ne t'en fait pas, Melvina, je vais le remettre sur pied en un instant.
Melvina, qui s'était approchée à son tour, était une femme âgée et chétive, dont la peau pâle contrastait fortement avec le teint basané de la prêtresse. Kasumi nota un air de famille avait Nilrem. Une soeur peut-être. Elle pâlit en voyant les deux corps.
- Lara... Donc je suppose que l'autre est son cher Johan...
Tilmandil acquiesça, tandis que Hafida se remettait à psalmodier doucement.

- Gardes, baissez vos armes, vous voyez bien qu'ils ne sont pas dangereux !
L'homme qui venait d'intervenir était grand et mince, portant une sorte de robe longue écrue qui n'évoquait nullement celle des mages mais plutôt une condition de serviteur. Une femme, à ses côtés, vêtue de la même façon, s'en fut vers l'intérieur de la maison.

La veille femme s'était agenouillée près du corps de Nilrem, et parut rassurée en voyant sa peau se colorer petit à petit. Elle se tourna vers Kasumi et Tilmandil.
- Je suis Melvina, sa soeur aînée... Racontez-nous ce qui s'est passé. S'il vous plaît...

Kasumi laissa apparaître son soulagement en comprenant que Nilrem allait être tiré d’affaire. Baissant les mains et se détendant visiblement, il salua la dame âgée qui s’était présentée sous le nom de Melvina :

- Enchanté de faire votre connaissance. Je suis Kasumi et voici mon demi-frère Tilmandil. Nous voyagions avec votre frère quand nous avons été surpris par la tempête et forcé de nous réfugier dans les anciennes ruines en dehors de la ville. C’est là que nous avons été attirés dans les souterrains par le fantôme de Lara. Nous avons trouvé son corps et celui de son compagnon. Nous ne pouvions pas décemment les laisser à la merci des sombres créatures qui hantent ce lieu maudit.

- Mais que faisaient-ils donc là-bas ?, s'interrogea la vieille femme à voix haute, regardant les deux corps avec commisération.
- Cela fait des années qu'ils cherchaient à percer le mystère de cette porte... expliqua le prêtresse. Ils cherchaient Kemfresh le Djinn, à ce qu'ils disaient.
- Mais ce n'est qu'une légende...
- Ils l'ont trouvé, marmonna Tilmandil. Il était pâle, sans doute remué par toute cette aventure. C'est lui qui nous a ramenés, sur ce tapis...
- Sornettes ! Et puis, qu'a-t-il de particulier, ce tapis ?
Ils s'aperçurent alors que le tapis en question se désagrégeait petit à petit sous leurs pieds, jusqu'à disparaître entièrement. Ce qui ne laissa pas d'étonner les quelques spectateurs présents qui se perdirent en exclamations...

Derrière, sur la terrasse, la femme en robe écrue était revenue et dressait la table.
- Allez donc manger un morceau, fit la prêtresse. Nilrem va avoir besoin de repos, il ne sera pas en état de vous faire la conversation ce soir... Mais Nahlia et Deborah vous rejoindront sous peu. Allez, installez-vous ! Et toi aussi Melvina...
- Elle a raison, nous ne faisons que gêner son travail, et je manque à tous mes devoirs... Soyez les bienvenus dans mon palais. Vous êtes ici chez vous... Venez vous restaurer, il est très tard et vous devez être affamés.

Kasumi adressa un sourire à leurs hôtesses et gagna la table pour faire honneur à leur invitation :

- C’est très urbain à vous que de nous accueillir ainsi à l’improviste. Je dois reconnaître être affamé après toutes ces émotions mais ne vous donnez tout de même pas trop de peine : l’heure du dîner est certainement passée depuis longtemps.

On les fit asseoir sur des coussins au sol, devant une petite table basse, et le repas fut servi - un immense plateau portant des mets variés, dont beaucoup étaient inconnus de Kasumi, et sur lequel chacun devait se servir. On mangeait avec les doigts, et les saveurs étaient rafraichissantes, épicées ou sucrées, toujours surprenantes. Et délicieuses. Peut-être parce qu'ils avaient grand-faim.
Au-dehors, la nuit était tombée.
Nilrem avait repris connaissance, mais était si faible qu'il dut s'appuyer sur ses gardes pour être conduit jusqu'à sa chambre.
- Ne vous en faites pas, assura la prêtresse, demain il sera complètement rétabli.

Melvina claqua dans ses mains, et deux jeunes filles à la peau mate apparurent, vêtues seulement de voiles de soie à demi tranlucides. Quelqu'un, quelque part dans la pénombre, se mit à jouer à la flûte une musique envoûtant aux sonorités exotiques. Un instrument à corde l'accompagnait. Les deux danseuses se déhanchaient de façon si langoureuse qu'elles donnaient l'impression que leurs hanches étaient totalement indépendante du reste de leur corps - corps qui étaient, au demeurant, d'une beauté sublime.
Melvina se redressa au bout de quelques minutes
- Pardonnez-moi si je vous laisse seuls apprécier le spectacle... Mais il se fait tard, et ce sont d'ordinaire des danses réservées exclusivement à nos hôtes masculins. Nahlia et Deborah se feront un honneur de vous accompagner à vos lits lorsque vous en émettrez le souhait. Nos serviteurs ont dû tout préparer.
Avisant Tilmandil qui faisait mine de se lever, elle haussa un sourcil.
- Non, restez encore un peu. Vous faites honneur à notre maison en appréciant les danses qui vous sont offertes.
Elle s'en fut vers la maison, les laissant seuls avec les deux jeunes filles qui s'approchèrent davantage, faisant osciller leurs hanches au rythme de la musique, en un tableau quasi hypnotique. L'une d'elle commença à détacher l'un de ses voiles, d'un geste souple qui épousait parfaitement le rythme de la musique, et le lança au loin. Il ne lui restait plus qu'un jupon si transparent qu'il dévoilait plus qu'il ne masquait sa nudité. Pas un seul instant le rythme de ses hanches n'avait faibli : il suivait celui de la musique qui s'accélérait doucement.

Kasumi fut tenté d’imiter le geste de son demi-frère mais la remarque de Melvina lui fit craindre que cela insulte leur hôtesse mais aussi les jeunes danseuses. Toutefois, malgré le talent et la beauté de ces dernières, il n’appréciait pas le spectacle à sa juste valeur. Il se fit la réflexion qu’il en aurait sans doute été autrement avant de rencontrer Astrée. En pensant à cette dernière, il se demanda confusément si elle apprécierait ce genre de danse provocante. Dans le doute, il préférait s’abstenir de le lui demander au risque de devoir lui révéler cet épisode plutôt embarrassant. S’efforçant de garder son regard vers le plateau couvert de nourriture malgré son manque soudain d’appétit, il interpela Tilmandil à voix basse et en elfique pour tromper sa gêne :

- Je pense que nous serons tous les deux d’accord pour garder cet épisode pour nous. Tâchons tout de même d’applaudir pour ne pas insulter nos hôtes aux coutumes si étranges.

Son frère ne parut l'écouter que d'une oreille distraite, l'esprit totalement obnubilé par la danse -ou par le nombril de la plus jeune des danseuses.Il avait beau avoir quelques décennies de plus que Kasumi, il était en réalité à un âge où les poussées hormonales sont bien plus importantes. Et son visage n'avait pas le teint aussi pâle que d'habitude.
Leurs applaudissements, en revanche, lors d'un petit temps mort du spectacle, ne déclenchèrent que quelques froncements de sourcils interloqués. Ce geste ne semblait avoir aucune signification pour elles. Les deux danseuses échangèrent brièvement dans un dialecte inconnu des deux hommes, puis reprirent leur danse, encore plus lascive si cela était possible. Leurs voiles cachaient puis dévoilaient, montraient puis masquaient leurs corps nus, à un rythme de plus en plus soutenu. Un par un, ils tombèrent, et les deux jeunes filles finirent par danser entièrement nue, sans la moindre pudeur apparente, enchaînant des postures que sous d'autres latitudes on aurait jugé provocantes.

La musique cessa subitement, sans que rien ne les eut préparés à cela - le rythme de plus en plus endiablé semblait devoir monter encore en puissance. Mais peut-être était-ce temps vu l'effet que le spectacle avait sur Tilmandil. Bouche entrouverte, les yeux presque révulsés, il semblait totalement hypnotisé.
Les deux danseuses nues s'inclinèrent simultanément devant eux, avec une grâce infinie.
- Je suis Nahlia, fit d'une voix chaude et envoûtante celle qui faisait face à Kasumi.
- Je suis Deborah, ajouta la plus jeune.
- Nous allons vous conduire à vos chambres... conclurent-elles avec un bel ensemble.

Choqué par l’absence totale de pudeur des deux jeunes femmes, Kasumi parvenait tout de même à contrôler ses instincts bien qu’il devait reconnaître qu’il n’était pas totalement insensible à la séduction qu’avaient exercée sur lui le corps et les attitudes des danseuses. Voyant que son frère résistait visiblement bien moins bien que lui à cette démonstration lascive, il crut bon de répondre en commun à la jeune femme qui s’adressait à eux, en dédiant en fait ses recommandations à son frère qui avait peut-être oublié qu’une jeune femme enceinte l’attendant à Luménis ne verrait pas d’un très bon œil son intérêt marqué. Surtout si ce qu’il soupçonnait sur la suite prévue du programme s’avérait exact.

- Enchanté de faire votre connaissance. Et merci pour votre danse. Vous êtes très douées, toutes les deux. Mais ne vous donnez pas la peine de nous accompagner : nous pourrons trouver nos chambres si vous nous en indiquez le chemin. Le voyage nous a éprouvé et nous avons grand besoin de repos.

Mais les deux jeunes filles ne l'entendaient pas de cette oreille. Ou peut-être ne comprenaient-elles pas bien leur langage ? Ou ne savaient-elles rien dire d'autre que les quelques mots prononcés juste avant ? Quoiqu'il en soit, elles ignorèrent royalement la requête de Kasumi. Nahlia prit d'autorité le rôdeur par la main, Deborah en fit autant avec Tilmandil, et elles les entraînèrent d'un pas décidé vers l'intérieur du bâtiment. Le garde, à l'entrée, les salua d'un signe de tête, nullement choqué par une scène qu'il semblait considérer comme ordinaire.
La bâtisse était plongée dans la pénombre, à peine éclairée par quelques bougeoirs disposés le long des couloirs. Cela rendait la situation peut-être un tout petit peu moins gênante. Ils se séparèrent à l'étage supérieur, les danseuses entraînant chacun d'eux dans une direction différente. Tilmandil eut un petit sourire contrit en quittant son demi-frère, sans que celui-ci puisse déterminer s'il avait saisi sa mise en gare voilée et allait en tenir compte.

La chambre qu'on avait attribuée à Kasumi était spacieuse, avec en son centre un large lit à Baldaquin. La jeune femme daigna enfin lâcher sa main, pour se diriger vers les bougeoirs, de chaque côté du lit, qu'elle alluma avec grâce. Une douce odeur de jasmin se mit à flotter dans l'air, masquant -ou complétant une odeur qu'il reconnut comme un puissant aphrodisiaque.
- Installez-vous... vous devez être épuisé.
Elle parlait d'une voix douce et chaude.
- Je suis experte en massages, relaxants ou stimulants selon vos souhaits. Vous avez certainement parcouru un long chemin, cela vous fera le plus grand bien et vous évitera les courbatures demain... Allongez-vous simplement ici, sur le ventre, et laissez-moi faire...

Même s’il se sentait effectivement fourbu par la veille et les combats menés dans les ruines, Kasumi n’avait pas l’intention de se laisser entraîner dans une situation qui pourrait dégénérer s’il perdait tout sens commun alors que l’odeur dégagée par les bougies lui montait à la tête. Pour ne pas vexer la jeune femme, il affecta tout de même un ton poli agrémenté d’une fausse excuse qu’il espéra crédible :

- Le voyage n’a pas été si rude que cela grâce aux talents magiques de maître Nilrem. Je pense donc pouvoir me contenter d’une bonne nuit de repos. Cependant je ne doute pas de votre art aussi je serai ravi d’accepter votre offre en une autre occasion si nos pas nous ramène ici à notre retour.

La jeune femme parut complètement abasourdie par sa déclaration.
-Mais... je... vous voulez dire que...
Ce n'est pas vraiment de la vexation qu'il lut dans ses yeux, mais une immense déception. Voire peut-être un sentiment de honte, d'incompétence. De déshonneur ?
Une larme perla au bord de ses yeux alors qu'elle reprenait à voix presque basse :
- Ma prestation n'était pas satisfaisante, c'est cela ? Oh, ne cherchez pas de fausses excuses, il n'y a aucune raison pour refuser un massage, c'est toujours un moment agréable, que l'on soit fatigué ou pas... C'est le meilleur moyen qui existe pour se détendre avant le sommeil. Non, je vois bien que... que je vous ai déçu, d'une façon ou d'une autre. Mais je vous en prie... ayez au moins l'obligeance de me dire en quoi je me suis montrée inapte à vous satisfaire, que je puisse faire amende honorable et tenter de réparer cela... Ou au moins progresser la prochaine fois ! Je vous en prie...
Elle semblait éprouver une réelle détresse.

Si Kasumi s’était attendu à vexer leur hôtesse ne n’appréciant pas ouvertement ses cadeaux, il n’aurait jamais soupçonné la réaction de la jeune danseuse à son refus poli. Mortifié et ému par la détresse de Nahlia, il répondit avec diplomatie en tentant de faire preuve de tact malgré la pression qui s’exerçait rudement sur son esprit :

- Ce n’est pas du tout vous qui êtes en cause. Je dois avouer que vous me troublez bien plus qu’il est moralement acceptable là d’où je viens. Je suis fiancé et ma compagne n’apprécierait pas que je reste en compagnie d’une aussi jolie femme que vous et encore moins que j’accepte ses attentions. Voyez cela comme une différence culturelle, non comme une remise en cause de votre talent.

La jeune femme parut interloquée.
- Mais en quoi serait-ce mal? Je veux dire... Chez nous, il est d'usage, lorsqu'un invité se présente, de mettre à sa disposition une jeune femme de la maison pour prendre soin de son corps. Un riche propriétaire fait appel à des servantes, comme moi, mais partout ailleurs, ce sont ses femmes ou ses filles. Il n'y a rien de mal à cela, je ne vois vraiment pas pourquoi votre fiancée devrait en prendre ombrage...
Elle secoua la tête, visiblement dubitative. Peut-être le rôdeur avait-il simplement trouvé un prétexte pour éviter de lui dire qu'elle n'était pas à la hauteur?
Elle tenta d'insister un peu.
- C'est un simple massage, je vous assure. J'ai ici des huiles relaxantes...Même cela, vous croyez qu'elle réprouverait ?

Kasumi était déjà certain qu’Astrée ne serait déjà pas ravie qu’il se trouve dans une chambre avec une magnifique jeune femme complètement nue qui venait de danser pour lui. L’insistance de Nahlia et sa présence le rendait de plus en plus nerveux et il doutait que l’un de ses massages puisse l’apaiser, bien au contraire, mais il ne voulait pas se montrer impoli même confronté à de si étranges coutumes. Il biaisa donc en espérant être crédible :

- Vraiment ne le prenez pas mal mais je crois que oui. C’est une personne très ombrageuse : elle me ferait payer vos doux massages en m’accablant dix fois plus. Et inutile de chercher à lui cacher, elle est très douée pour découvrir la vérité.

HRP : hihi !

La déception qui se peignit sur le visage de la jeune fille faisait peine à voir.
- Bien..., murmura-t-elle. Si tel est votre bon plaisir, je vous laisse seul...
Le timbre brisé de sa voix trahissait des larmes toutes proches. Détournant la tête, elle prit le petit coffret d'huiles qui se trouvait sur la table de chevet et sortit de la pièce, laissant Kasumi seul.

Il eut enfin le loisir d'observer la pièce : une chambre spacieuse, dont le lit à baldaquin n'était pas le seul mobilier : une commode, une penderie, un petit secrétaire, une table basse et deux fauteuils confortables complétaient l'ensemble. Dans un angle, une cheminée immaculée qui ne devait pas avoir servi depuis un certain temps. Mais il ne faisait pas froid, en cette saison, dans cette région du globe.
Sous l'oreiller il découvrit, soigneusement plié, un pyjama de soie. Dans la penderie, une robe de chambre et une couverture supplémentaire. Sur la petite table, une corbeille de fruits frais, une carafe d'eau et quelques fleurs dans un vase. Et le grand tapis moelleux, au sol, ajoutait encore une touche de confort.

Kasumi s’était senti piteux de décevoir ainsi la jeune femme : il avait voulu l’éconduire sans en arriver là mais sa tentative diplomate était manifestement un échec cuisant. Une partie de lui avait voulu la retenir, juste pour lui démontrer qu’elle n’était pas en cause : après tout, comme elle l’avait dit, il n’y avait pas de mal à recevoir un massage. Tant que cela n’allait pas plus loin ? Mais il ne s’était pas senti assez en confiance, assez assuré de sa résilience pour le faire.

Il se retrouvait donc enfin seul mais cela n’avait pas atténué la sensation de n’être pas à sa place ici. Ses hôtes avaient déployé tant d’efforts pour le mettre à l’aise pourtant mais il soupçonnait qu’il n’aurait pas passé une moins bonne nuit en bivouaquant dans le désert, que l’absence d’Astrée lui y aurait été moins pénible, moins prégnante. Délaissant les fruits car il avait déjà trop mangé lors du repas et qu’il se faisait tard, il se contenta d’ôter ses effets abîmés par les combats et défraichis par la marche sous le soleil brûlant du désert pour enfiler le pyjama de soie qui était mis à sa disposition. Il s’allongea ensuite dans le lit confortable mais il n’espérait pas trouver le repos immédiatement, tiraillé par les événements qu’il ressassait : les combats qui avaient failli leur coûter, la maladie de son père qu’il n’était pas certain de savoir guérir malgré son vœu, la présence obsédante de Nahlia et l’absence, plus cruelle encore d’Astrée. Il se demanda confusément ce que pouvait bien faire la rôdeuse à ce moment…

Il était difficile de savoir s'il aurait été plus serein ou au contraire plus inquiet s'il avait su que sa compagne, au même moment, s'endormait à des milliers de kilomètres après avoir mis la touche finale à ses bagages, en partance pour une mission lointaine...
Quant à Nahlia, il n'en était pas définitivement débarrassé : ce fut elle qui vint frapper à sa porte le lendemain, à une heure qu'il jugea plutôt tardive au vu de la lumière filtrant à travers les rideaux. Il s'était endormi fort tard, et, déboussolé par le décalage horaire, avait perdu toute notion de l'heure qu'il pouvait bien être. Trop tard, c'était certain.
Il constata avec soulagement que la jeune femme portait cette fois-ci une simple robe écrue de servante. Elle déposa sur la petite table basse une petite bassine d'eau chaude, ainsi qu'un petit morceau de savon parfumé.
- On m'envoie vous prévenir que le petit déjeuner est servi, sur la petite terrasse où vous avez dîné hier.
Il eut l'impression qu'elle évitait soigneusement de croiser son regard. Mais sa voix ne trahissait rien de ce qui s'était passé -ou plutôt de ce qui n'avait pas eu lieu- la veille.
- Souhaitez-vous plutôt prendre du thé, ou du lait ? Ou voulez-vous goûter du café ? Melvina dit que vous n'en avez pas chez vous...

Cela ne lui ressemblait pas de se réveiller si tard et d’être surpris dans son sommeil. Cela en disait long sur son état de fatigue de la veille… A moins que le lit infiniment douillet qui lui avait échu en soit la raison. Toutefois, il fit de son mieux pour adresser une expression avenante à Nahlia :

- Merci Nahlia ! Pourriez-vous dire à dame Melvina que j’arriverai dans dix minutes : j’ai bien l’intention de bénéficier de ce savon et de cette eau chaude ! Quant au café, non, je ne crois pas connaître… Me le conseillez-vous ?

Le rôdeur n'avait pas l'intention de s'attarder d'autant que son demi-frère était probablement déjà debout à pareille heure. A moins qu'il n'ait prolongé la veillée en la charmante compagnie qu'on lui avait attribué...

La Couronne de Cuivre

[Quête]Voyage d'Hélonna à Everaska (quête : Racines)