La Couronne de Cuivre

Le parc du domaine ne fit preuve d’aucune facétie, et la tour, pas davantage. Kededric, bien qu’il n’eut bénéficié d’aucun serviteur pour le guider, n’eut aucun mal à trouver la dame d’Orlac. Elle avait, sans surprise, revêtu un nouveau visage. Roux étaient ses cheveux, trissés en deux nattes serrées qui tombaient dans son dos. Sa robe bleu nuit, certes brodé d’or et fendue sur le côté, était cependant moins ostentatoire, plus fonctionnelle que lors de la soirée qu’elle avait donnée. Elle n’en était pas pour autant moins belle, peut-être même était-ce le contraire car elle arborait à présent l’attitude de la femme de puissance et de savoir qu’elle était derrière ses mondanités.
Elle avait fait venir l’assassin dans un des sous-sols de la tour. La pièce, ronde, aux murs couverts de rayonnages et de leurs livres innombrables, présentait en son centre un lutrin où trônait le si fameux manuscrit d’Alec. L’imposant volume aux pages jaunis ne payaient pas de mine. Il était ouvert et ses pages laissaient voir de bien curieux plans.
« Ha, Kededric… vous voici. Vous m’avez manqué, le saviez-vous ? », l’accueillit la magicienne en lui faisant face et en l’invitant d’un geste à franchir le seuil.
Elle sourit. Disait-elle vrai ? Difficile à savoir, ses yeux gris étaient indéchiffrables.
« Nous voici à l’heure du grand choix, tout du moins, à l’heure d’un de nos grands choix. Le capitaine Griscieux devrait nous rejoindre sous peu, lui et son si charmant mousse. Non que je désire que le rat nous accompagne, il est bien trop jeune, mais il m’a tellement amusé, la dernière fois, qu’il aurait été dommage de se priver de sa compagnie durant nos discussions. »
Elle désigna le livre.
« Si ne serait-ce que la moitié des choses qui sont écrites dans ce bouquin sont vraies, alors nous sommes face à de bien plaisantes perspectives. Vartang Alec a dansé selon ses dires sur la frontière des mondes connus et inconnus. Il aurait transandé les arcanes, pulvérisés les interdits… A moins, encore une fois, que ce ne soit qu’un affabulateur, il semblait être de ceux qui peuvent tout changer. »

La magicienne était magnifique, d'une beauté certes froide, mais néanmoins captivante. Il se surprit à se demander quel fut son aspect réel avant qu'elle ne maîtrisât les arcanes de la transmutation ; peut-être avait-elle un physique quelconque, voire pas franchement avenant, et qu'elle avait profité de son savoir pour rattraper cela. Ou peut-être était-elle naturellement belle autrefois, et que sa magie lui permettait simplement de maintenir cet état, tout en altérant à volonté son apparence pour varier les plaisirs et tromper autrui... il n'aurait sans doute jamais la réponse à cette question.

Kededric avança sans mot dire, tandis que Diane d'Orlac lui présentait l'ouvrage. Il avait l'air plutôt commun, et il n'était pas certain qu'il émettait ne fut-ce qu'une simple aura magique. Mais il ne doutait pas un instant que la magicienne l'eût déjà inspecté sous toutes ses coutures afin d'en étudier les secrets les mieux cachés.

Après une brève et courtoise révérence, l'assassin répondit. "Nous n'avons d'autre moyen de le savoir que de tenter notre chance. Voire la forcer, d'ailleurs. Soit cet ouvrage n'est qu'un tissu de mensonges bien dissimulé, soit le but de cette expédition sera probablement difficile d'accès. L'un comme l'autre, cela reste fascinant... car finalement, en admettant que cela ne soit qu'une tromperie, elle serait un bon exemple de ce qu'il est possible de faire en la matière, non ?"

On trouvait toujours un maître aux connaissances supérieures aux siennes. Kededric ne l'ignorait pas, et même s'il savait être doué en la matière, il avait déjà pu constater qu'à Melandis seule, de nombreuses autres personnes rivalisaient avec son talent, voire le surpassaient carrément. Diane d'Orlac en faisait partie.

« Il est vrai, admit la comtesse. Supercherie aussi monumentale mérite assurément qu’on s’y intéresse. L’art du mensonge n’était-il pas l’outil des rois et des dieux ? »
Elle sombra un instant dans un silence pensif. Les nombreuses bougies qui illuminaient la pièce depuis les lustres ou les chandeliers en profitèrent pour se faire un peu entendre, subtile murmure de feu dans le calme. Puis, des pas s’approchèrent, repris en écho dans le couloir. Des bottes affirmées et des souliers plus effacés : Le capitaine et son mousse de confiance, Kededric reconnu leurs bruits avant de les voir franchir le seuil.
Greed de Griscieux arborait une allure plus passe-partout. Il aurait été fort peu discret de parcourir les rues de la ville dans sa mise de capitaine pirate, lui qui était loin d’avoir que des amis. Pour autant, sa démarche et sa silhouette ne trompaient pas. Grand, massif, son visage sévère, buriné par le vent du large, arborait une barbe et des cheveux gris. Ces derniers, assez longs, tombaient, détachés, sur ses épaules. Nez aquilin, large front, regard d’aigle acier, il s’était choisi une vêture de spadassin dans les tons gris vert. Il avait troqué son sabre d’abordage pour une épée que l’assassin avait vu exposée dans sa cabine. Une lame assurément magique dénichée lors d’on ne sait quel lointain voyage. De plus, en lieu et place du crochet ayant remplacé sa main gauche coupée, il y avait un gant et il ne semblait pas vide, ni même inanimé. Le capitaine avait-il fait repousser sa main depuis la dernière fois ? Quoi qu’il en soit, il ne portait aucun gant à la main droite.
Derrière Griscieux venait sa fidèle ombre, Guilem, gamin de 11, 12 ans, cheveux marron en bataille, yeux assortis ne tenant pas en place, teint de marin, air de rongeur avec traits anguleux et tiques de lèvres, vêtements modestes.
« Nous voici au complet ! » fit Diane.
Griscieux la salua, raide, mais peut-être pas aussi distant qu’avant. Guilem demeura en retrait.

L'équipée était des plus hétéroclites ; un bourlingueur invétéré, une magicienne pluricentenaire, un mousse lycanthrope à peine adolescent et un assassin capable de revêtir plusieurs identités sans difficulté. Tout ce petit monde allait au-devant d'un grand mystère probablement assorti de dangers potentiellement mortels, mais le jeu en valait la chandelle, ne fut-ce que par curiosité. Des quatre, seul Guilem pouvait probablement dire qu'il ne souhaitait pas se trouver là, pauvre de lui. Mais les trois autres étaient bien partants, et c'était le principal. Le mousse n'avait pas son mot à dire sur la question, après tout.

"Pour aborder un point pratique, y a-t-il quelque chose de particulier dont nous devrions nous embarrasser ? Ou sommes-nous prêts à partir dès que vous le souhaiterez ?"

Il fallait bien planifier l'expédition d'une manière ou d'une autre...

En vérité, Guilem n’était pas sensé participer à quoi que ce soit et, présentement, l’objectif n’était que de discuter. Certes, le mousse était du genre curieux, il avait déjà été fasciné par la maison du désormais spectral Orchandelle, et le capitaine qu’il servait était plus que versé dans les choses sombres. L’équipage de la Dame Rouge n’était-il pas un rassemblement de monstres ? Cependant, tout lycanthrope qu’il soit, Guilem restait inexpérimenté. Il serait folie de l’embarquer sur les traces de Vartang Alec.

Réagissant à la question de Kededric, Diane entra dans le vif du sujet et il y eut, entre les trois adultes, de nombreux échanges. Au cours de celui-ci, l’assassin appris notamment que le rat-garou était sensé rester à la tour, durant l’expédition. Les serviteurs de la comtesse devaient lui apprendre à lire et écrire. Guilem semblait être devenu comme l’incarnation de l’entente entre Griscieux et Orlac.

Mais tout ça, au fond, ce n’avait guère d’importance. Ce qui comptait, c’était ce qui allait être décidé. La magicienne avait réuni Greed et Kededric car elle avait assez examiné les écrits d’Alec pour savoir à peu près à quoi s’en tenir.
« Je ne peux pas encore affirmer que tout ce qui soit dans ce livre soit vrai. Mais en tout cas, tout n’est pas faut. L’actuelle nature de Guilem le prouve. De plus, les concepts et théories abordées au cours des chapitres ne peuvent avoir été rédigé que par un grand connaisseur des arcanes. N’en demeure pas moins que Vartang utilise pour ses voyages un sortilège insolite, une sorte de téléportation qui ne transite pas via le plan astral. Vérifier ce sort serait, à mon sens, la première étape que nous devons entreprendre. Seulement, le sortilège ne peut viser que des points déterminés, il établi un pont entre la position du livre et l’un des lieux évoqués dans les pages. Notre choix consiste donc à choisir le lieu pour notre première excursion. J’en ai repéré deux : l’île de Savenga et la crypte de Blancroc. Tous deux se trouvent sur Thoril, il ne me devrait donc pas être difficile de nous ramener par mes propres moyens si ça tourne mal. Or donc, une préférence entre une île exotique ou un souterrain lugubre ? »
Elle sourit. Elle aimait ce genre de moment. Guilem s’était approché du livre pour l’examiner. Greed, quant à lui, observait la magicienne. Il eut un haussement d’épaules.

De la téléportation hors du Plan Astral ? Voilà qui relevait du prodige. Lui-même n'avait jamais subi de téléportation, mais il en connaissait les principes généraux. Il avait toujours pensé que le corps et les particules qui le composaient devaient obligatoirement transiter, au moins temporairement, dans le Plan Astral... et à jamais, si le sort échouait durant son exécution. Cette approche nouvelle suscita à nouveau l'intérêt de l'assassin, qui n'avait imaginé découvrir de telles connaissances alors même que leur périple n'avait pas encore débuté.

Le choix pouvait paraître évident, mais il se méfiait des apparences. Une île exotique ? Elle pouvait receler bien des dangers, à commencer par des insectes porteurs de maladies tropicales, des créatures inconnues, des peuplades hostiles... alors que les souterrains sinistres étaient davantage dans ses cordes.

"Si je devais choisir, je pense que j'opterais pour la crypte. C'est, personnellement, un genre d'environnement que je maîtrise bien mieux que les forêts insondables ou les contrées sauvages."

Il se doutait bien que son avis seul ne comptait pas entièrement sur leur destination finale. Mais il fallait bien commencer quelque part, non ?

« Ha, les souterrains, nous autres Melandiens, nous connaissons bien ça, répondit dans un sourire Diane. Vous êtes certain, Capitaine, de ne pas avoir une préférence ?
- Je suis allé de partout, île, jungle, désert, montagne, crypte, océan… tout me va.
- Fort bien. Alors ce sera la crypte de Blancroc. Avant de partir, ou tout du moins de tenter d’exécuter le sortilège, nous devons prendre quelques précautions. Ça va être un peu rébarbatif et long, j’en ai bien peur, mais vous comprendrez aisément qu’un accident magique est si vite arrivé et peut avoir des conséquence irrémédiable. Je vais donc…
- Guilem ! Qu’est-ce que tu fabriques ?! »
L’intervention soudaine du capitaine Griscieux fit pivoter la magicienne qui, autrement, s’apprêtait à sortir un des livres des rayonnages circulaires. Kededric aussi tourna les yeux. Tous purent voir le mousse reculer vivement du lutrin. Les pages du grimoire d’Alec s’étaient mise à tourner toutes seules dans un bruissement de papier. La magicienne sembla prise de court.
« Impossible ! Ce livre ne contient aucun charme, aucune énergie !
- Qu’as-tu fait ? gronda Greed à l’intention de Guilem.
- Mais rien capitaine, juré ! J’ai à peine touché ! »
Des étincelles vertes dansèrent sur les pages et un silence complet tomba dans la pièce. Il aurait dû y avoir encore des sons, mais Kededric n’entendait plus rien. Il n’entendait plus les pages tourner de plus en plus vite. Il n’entendait plus les propos des autres. Il ne s’entendait plus lui-même. Cela ne dura qu’une courte poignée de secondes puis, l’assassin fut comme frappé. Un choc lui coupa la respiration. Tout vira à l’obscurité. Dans son corps, des fourmillements. Il songea confusément à la vague entropique qui avait traversé la ville et tout Thoril, voilà plusieurs veilles. C’était à peu près la même sensation.

Encore un peu et Kededric, qui avait retrouvé l’usage de la vue et de l’ouïe, plongea dans une eau trouble, glacée et verdâtre. Une eau profonde. Il n’avait pas eu le temps de prendre sa respiration, il eut néanmoins le réflexe de ne pas boire la tasse.



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