La Couronne de Cuivre

Le barde acquiesça.
Il jeta un regard à Baptiste, songea à la rappeler mais préféra le laisser finir : il n'en avait sans doute que pour quelques instants.
De toute façon, dans le pire des cas, il n'aurait aucun mal à les rattraper.
Alors en route !

Le chemin de bois avançait dans le marais, tantôt véritable ponton enjambant des mares à la surface visqueuse, tantôt sur une terre sèche et craquelée que l'eau avait abandonnée. Parois, les caillebotis culminaient à plus d'un mètre au dessus de la surface, signe que l'été avait épuisé la Sereine et que le niveau de l'eau était loin de sa générosité habituelle. Malheureusement, les moustiques régnaient en maître et il ne leur fallut que quelques secondes pour localiser le petit groupe qui cheminait entre les joncs. Les insectes fondirent en essaims affamés sur les voyageurs et le rythme de marche augmenta sensiblement jusqu'à ce qu'ils aperçoivent le toit d'une petite cahute, dépassant de la végétation. Les derniers mètres furent effectués au pas de course et ils entrèrent tous dans la petite maison sur pilotis sans demander leur reste. Derrière son comptoir, un vieil homme édenté, mal rasé, en habits de toile, éclata d'un rire caverneux.
" Haha ! Bien attrapés par les dévoreurs !"
Effectivement, aucun d'entre eux n'était indemne.

L'assaut avait été désagréable, indéniablement, et le barde n'était pas mécontent de se retrouver à l'abri.
Même si ce ne serait que provisoire. Très provisoire, même, puisque le temps d'obtenir une réponse à la question que tous se posaient et... il faudrait probablement ressortir.
Serait-ce pour gagner un ponton où les attendrait une barge prête à partir ?
Étrangement, il en doutait.
Mais il ne tarderait pas à être fixé.

" Salut Remus, dit l'un des prêtres. Nous voici... huit pour Eredhun. Tu as une idée du passage ?"
Le dénommé Remus prit ses registres et les compulsa.
" Difficile à dire. Les moissons sortent en ce moment, mais certains vont loin... et rentrent rarement à vide. Vous devez voyager ensemble ? Tu sais que huit, c'est presque impossible, Achille.
— Je sais. C'est trois, trois et deux, en réalité. Enfin... Gaheris et moi, on peut voyager séparément, c'est pas un souci.
— Faut vous asseoir et attendre, alors."

Il y avait donc des chances pour que des barges pour Eredhun passent ce jour-là.
C'était une excellente nouvelle.
Ne restait plus qu'à patienter : cela risquait d'être un peu long pour Victor mais... c'était pour la bonne cause.
Néanmoins, si certains de leurs compagnons étaient particulièrement pressés, il les laisserait partir en premier : il n'était tout de même pas aussi pressé que cela.

Victor trouva rapidement à s'occuper : muni d'un baume que lui donna un des deux clercs, il partit arpenter les marais environnants, accompagné du dénommé Achille. Baptiste arriva peu après, de très méchante humeur après sa rencontre avec les moustiques. Il s'assit dans un coin en grommelant, puis sortit un livre — que Taliesin ne connaissait pas et qu'il avait sans doute troqué à bord du Redoutable — et s'installa sur son sac. Autour d'eux, les autres voyageurs s'assirent : un couple d'un certain âge avec un jeune homme qui devait être leur fils et le second prêtre, en rond, bavardant à mi-voix d'Eredhun.

Taliesin ne pipa mot mais tendit l'oreille : certes, il ne comptait pas s'attarder à Erhedun, ni l'explorer dans les moindres détails, mais il trouvait utile d'apprendre ce qu'il pouvait au sujet de la ville, ne fut-ce que pour sa culture personnelle.
Pour le reste, il se demandait un peu dans quel état il retrouverait Victor après son expédition dans les marais... Enfin, avec un peu de chance, il écouterait les conseils de prudence du clerc davantage qu'il n'écoutait les siens.

Ce n'était pas la première fois que ce groupe parlait d'Eredhun... et potentiellement pas la dernière. D'après ce que Taliesin glana de la discussion, ils parlaient des pensions où il était possible de se loger pour des périodes de durée moyenne, un mois ou deux, à prix modique, avec un minimum de confort. Leur conversation bifurqua sur ce que les Temples organisaient pour accueillir les proches de leurs membres, selon leur statut, selon le dieu vénéré, selon la richesse de la congrégation. De ce qu'ils échangèrent, le barde ne put deviner l'obédience du prêtre, mais le bleu était habituellement porté par les Mystrans et les Tymorans, et sans doute était-il davantage du second type, car il n'arborait aucun signe arcanique sur ses vêtements.
Ils attendirent bien une heure avant qu'une corne ne résonne dans le lointain.
" Premier passage ! s'exclama l'homme derrière son comptoir en se levant.
— Je vais voir." proposa le prêtre en l'imitant.

Taliesin acquiesça puis se tourna vers les autres.
Le couple et leur fils n'avaient pas, pour l'heure, laissé entendre à quel point ils étaient pressés de rallier la ville. Si la barge comptait au moins trois places disponibles, le moment serait bientôt arrivé d'en discuter. Mais il était tout prêt à leur céder la priorité : cela lui semblait la plus élémentaire des courtoisies.

Taliesin et les enfants embarquèrent sur la seconde barge à remonter le courant. Elle transportait des tonneaux, certains vides et d'autres pleins, était large, plate, et halée par de braves chevaux avançant tranquillement sur une piste tracée en bordure de la rivière. Il n'y avait pas de cale, juste le ciel et la plateforme de bois. Le capitaine, une humaine joviale d'une cinquantaine d'années prénommée Anna, les accepta à bord en échange de quelques pièces mais leur conseilla d'aller rapidement se ravitailler à Marécage avant d'embarquer, car il n'y avait pas de nourriture pour eux à bord de la barge. Avec la paperasserie à remplir, elle en avait pour une petite heure, aussi l'elfe et les deux enfants eurent-ils le temps de rentrer rapidement au hameau, de faire quelques emplettes au comptoir (denrées alimentaires et baume anti-moustiques), avant de monter sur leur navire.
L'équipage se composait de deux matelots en plus de la capitaine, deux garçons à peine adultes, peu causants. L'un guidait les chevaux depuis la berge, l'autre sondait le fond du fleuve à la recherche de bancs de sable ou d'autres obstacles. En cette saison, le courant était paresseux, mais les animaux devaient quand même lutter pour remonter son flux. Comme l'avaient prédit les habitués, cela n'irait pas très vite... sans doute presque trois jours pour arriver à bon port.

Ce serait long. Très long, même.
Mais cela l'aurait été tout autant si, à Luménis, ils avaient d'emblée embarqué sur un bâtiment apte à remonter le fleuve. Ou si, à Marécage, ils avaient opté pour des chariots.
Bref, il faudrait prendre son mal en patience, en admirant un paysage qui, sans être exactement charmant, ne manquait pas de pittoresque.
Baptiste s'occuperait en lisant, il n'avait pas de doute à ce sujet. Quant à Victor... Eh bien, s'il avait vraiment besoin d'activité, peut-être serait-il autorisé à marcher près des chevaux, le long du sentier de halage.

Les enfants étaient mornes, comme un reflet du paysage. Baptiste lisait, puis observait le marécage autour d'eux, puis lisait à nouveau, l'expression soucieuse. Victor s'était installé à la proue et regardait l'eau qui filait sous eux, la troublant de temps en temps d'une branchette, sans but précis. Le soleil était féroce et les chapeaux achetés à Luménis démontrèrent toute leur utilité. Les baumes à moustiques se révélèrent tout aussi efficaces contre les escadrons bourdonnants qui tournoyaient et tournoyaient encore autour de leur tête. Le marais était jaune brun et dégageait de mauvaises odeurs, parfois emportées par la brise, parfois stagnantes. Anna, à la barre, fredonnait sans paraître le moins du monde affectée par le spectacle. De temps en temps, ils dérangeaient des oiseaux sur leur passage, mais Taliesin vit aussi des poissons de belle taille, une ou deux tortues, un serpent. Il était probable qu'en cet endroit, aux portes de la Vallée du Nirvana, les créatures dangereuses soient rares... mais peut-être pas complètement inexistantes pour autant.
L'après-midi se déroula, langoureusement, puis vint le soir et la nuit. Les marais s'agitèrent de cris et de chansons, comme les batraciens cachés dans les joncs donnaient de la voix. Baptiste et Victor ne s'étaient pas arrachés à leur marasme de toute la journée.

Ayant pioché parmi leurs vivres de quoi constituer le repas, Taliesin le leur servit tout en laissant entendre que s'ils souhaitaient, ce soir-là, écouter une histoire ou jouer aux cartes, ou faire avec lui quelque autre activité, il se tenait à leur disposition. Mais il se fit tout sauf insistant, se contentant de proposer et les laissant disposer. S'ils préféraient faire tranquillement leur "deuil" de leurs éphémères amis de la traversée, il pouvait le comprendre et le respecterait.

Les enfants ne le sollicitèrent pas. Peut-être parce qu'ils devaient faire ce fameux deuil, peut-être aussi car ils avaient appris à composer avec son humeur taciturne et ne savaient plus trop s'il était sincère dans ses propositions. Ils ne s'éloignèrent pas pour autant et devisèrent sous les étoiles naissantes, des moustiques, d'Eredhun, et puis finalement, contre toute attente, d'Averlande.
" Il y avait trois gars, les chasseurs, tu les as vus... Ils allaient près d'Averlande. A la chasse à la wyverne. Ils ont été embauchés par le voisin de mon père, pour nettoyer des nids qui sont trop près des fermes.
— Ils ont même dit qu'ils me garderaient un nid ! s'exclama joyeusement Victor.
— Je crois qu'ils ont dit ça pour te faire plaisir, murmura Baptiste.
— Pas du tout ! Noah me l'a promis ! C'était son gage après qu'il ait perdu la dernière manche de Frétillante."

-Des wyvernes ? La région doit être sauvage, commenta-t-il simplement.
Mais il s'en était douté.
Et il recevrait bientôt des rapports de Mathieu qui, outre des informations sur l'homme affirmant être le père de Baptiste, en aurait également, selon toute probabilité, à propos de l'endroit où il vivait.

" Ils disent que c'est assez rocailleux, qu'il y a beaucoup de vent, dit Baptiste. Que c'est assez joli... dans le genre... accidenté.
— Très romantique, en fait, c'est ce qu'ils ont dit, que c'était romantique.
— Ça veut rien dire, romantique. Ce qui est romantique pour certains n'est pas romantique pour les autres.
— C'est sûr que tu es un spécialiste." dit Victor d'un air entendu.

Dernière remarque que l'elfe se garda bien de relever.
-De toute façon, nous ne tarderons pas à voir cette région de nos propres yeux, dit-il d'un ton paisible.
Restait à espérer qu'elle plairait à Baptiste, puisqu'il serait amené à y vivre de longues années durant. Mais cela le changerait des environs de Luménis, assurément.

Mais Baptiste n'était pas prêt à lâcher le morceau.
" Je t'ai déjà expliqué que ce qui m'intéresse, dans les bouquins de Mystéria, c'est la bouffe ! s'exclama-t-il, fâché. Tu continues à croire que je me soucie des parties de jambes en l'air ! C'est toi qui veux toujours que je te dise où elles sont ! Moi je les passe ! Je ne comprends déjà pas les trois quarts du vocabulaire !
— A d'autres, rétorqua Victor. Tu n'es pas si... si... ingénu !
— Je ne sais même pas ce que ça veut dire, ingénu !
— Pourtant tu as lu l'Ingénue et le Diplomate !
— Pour la tarte au citron de la page 72, le banquet chez l'ambassadeur des pages 104 à 111 et le repas final de la page 354 !"

Taliesin rit.
-C'était donc pour ça ? J'avoue que ça fait un moment que je me pose la question sans oser t'en parler...
Il se tourna vers Victor.
-Mais donc, j'en apprends de belles à ton sujet. Dire que tu trouvais ses lectures scandaleuses...

" Elles sont scandaleuses, mais il faut bien que quelqu'un s'y intéresse ! protesta Victor avec son aplomb coutumier. Toi, tu laisses faire, moi je contrôle... et puis comme ça je sais de quoi ça parle quand les gens en parlent.
— Mystéria est quand même, quoi qu'on en pense, une des auteurs les plus célèbres d'Hélonna. Ça fait partie de la culture générale, ajouta Baptiste avec un haussement d'épaules.
— C'est... cultivant, c'est sûr.
— Et elle a un goût pour la gastronomie indéniable. Elle était écrivaine mais je pense qu'elle était encore plus gourmette. C'est une mine d'or, pour les gens qui s'intéressent à la cuisine. Evidemment, aucun de ses lecteurs habituels n'y prend garde."

-Je veux bien te croire.
Il prit un air pensif.
-Tu aurais dû m'en parler. J'aurais pu lire ces livres à ta place et recopier les recettes pour toi, ce qui t'aurait évité d'être confronté aux scènes, disons... annapropriées pour un jeune public.

Baptiste esquissa une grimace.
" Bah... je ne suis pas si jeune public que ça... Tu devrais voir ce que savent déjà les fils de Guillhem.
— Ou Marius. Misère. Je crois que tu n'as pas idée."

-A dire vrai, je ne me fais aucune illusion à ce sujet. Surtout compte tenu de la vie qu'il a menée.
La chose était également valable pour Baptiste. Et même pour Victor.
-N'en reste pas moins que beaucoup d'adultes seraient choqués de vous voir lire pareils ouvrages... D'ailleurs, Baptiste, par curiosité, comment a réagi la libraire, l'autre jour ?

Baptiste sourit.
" J'ai dit que c'était pour ma grand-mère malade. J'ai fait des petits yeux. Il a tout gobé."
Il rougit légèrement.
" Ce n'est pas la première fois que je trouve une excuse pour acheter ou emprunter un Mystéria. On développe des techniques, avec l'expérience."
Victor éclata de rire.
" J'adore !"

-Bonne stratégie, en effet.
Quoique la vendeuse, âgée et pleine d'expérience, n'ait pas forcément été dupe.
-Par contre, je pense qu'il serait préférable de ne pas en parler à ton père. Il pourrait ne pas comprendre et, surtout, il serait susceptible de me juger complètement irresponsable, voire indigne, s'il apprenait que j'étais au courant...

" Je suis sûr que c'est un grand fan." dit Victor en gloussant.
Baptiste grimaça.
" J'espère qu'il ne va pas décider de diligenter mes lectures. Sinon c'est moi qui vais me révéler irresponsable et indigne."

-En même temps, c'est normal que les parents gardent un œil sur ce que lisent leurs enfants, car il y a des ouvrages à ne pas mettre entre toutes les mains, répondit-il d'un ton doux. Moi-même, cela m'a ennuyé, quand j'ai appris que tu lisais du Mystéria, parce qu'après en avoir parcouru quelque passage, j'ai trouvé que ça n'était pas de ton âge. J'ai songé à t'en parler mais... je n'ai pas osé. Et puis, je me disais que tu en avais déjà tellement vu que... la situation était particulière.

" Je n'ai pas vu grand chose de tout ça. C'est très peu violent, dit Baptiste. Quand il y a des combats, c'est toujours plié en quelques phrases, et les coups les plus brutaux sont... décrits de manière très imagée. Toujours de la même manière, d'ailleurs. Mystéria avait peu d'intérêt pour ce genre de scènes, et ça se voit…
— Ce n'est pas exactement ce qui pousse à acheter ses bouquins. Il y a d'autres auteurs qui font ça... Comme Elstephann Haran.
— Beurk, j'ai horreur de ses trucs. Ça se passe toujours en Gisombre...
— Pas tous !"

-Ah, parce qu'en plus, vous lisez des livres violents... Bigre.
Il secoua la tête.
-Mais pour Mystéria, je faisais référence... hum... aux aspects pour lesquels ses romans sont célèbres. Lesquels aspects ne sont normalement pas appropriés pour des lecteurs de votre âge. Tout comme la violence, d'ailleurs.

" Je sais bien à quoi tu fais référence, dit Baptiste. Mais je n'en ai aucune expérience particulière... De la violence, oui. Beaucoup de violence. Mais du... sexe... pas tellement. Pas plus que d'autres, je pense. Je ne sais pas."
Victor haussa les épaules.
" Et je lis pas Haran, moi. T'es dingue ou quoi ? C'est trop compliqué.
— On dit que c'est pas aussi nul que ça en a l'air. Que sous le sang et la tripaille, il y a une vraie critique de la société.
— Ah oui ? C'est pas pour ça que les gens lisent ça. Et ne me regarde pas comme ça. C'est Sasha qui racontait toujours ce qu'il avait lu, pendant la récré.
— Sasha savait pas lire.
— T'as raison. Mais je crois que c'était son grand frère qui lui racontait les histoires pour lui faire peur la nuit. Ça marchait bien."
Baptiste secoua la tête.
" Je me demande ce qu'il est devenu, Sasha. On aurait dû le chercher à Luménis."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Le Delta de la Sereine