La Couronne de Cuivre

" Pas de problème, dit le serviteur, avant de les précéder vers l'étoffe qui dissimulait la salle principale. Je vais vous faire asseoir et puis nous nous occuperons du reste. Vous avez un cocher, je suppose ?
— Comment vous le savez ? demanda Victor.
— Si vous aviez chevauché, vous seriez trempés et boueux, répondit leur hôte. Vous êtes secs et seules vos bottes ont très légèrement souffert."
Le gamin acquiesça, manifestement impressionné. Le serviteur écarta le rideau, révélant la vaste salle, brillamment éclairée, où ronflait un feu nourri. Il y avait une quarantaine de tables et la moitié environ étaient occupées.
" Installez-vous où vous voulez. Je reviens avec les menus. Dites-moi juste si vous voulez une chambre tous ensemble ou séparément, et avec quelles facilités : salle d'eau, vue sur la place ou vue sur l'arrière, bureau, chaises, feu ouvert, ainsi de suite... Je m'occuperai du reste avec votre homme."

-Nous prendrons une seule chambre, avec salle d'eau et bureau. Pour le reste, tout me va, mais si vous avez des envies, les garçons, n'hésites pas.
Il réfléchit un instant puis ajouta :
-Et si vous voulez bien, proposez à Kolia, notre cocher, une chambre. Sur mes deniers.
Autant que celui-ci profite du séjour : il l'avait bien mérité !

L'homme en livrée parut surpris.
" Vous êtes sûr que c'est une bonne idée ? Les hommes du peuple ont généralement leurs habitudes dans l'autre auberge d'Athrey, et vous ne lui rendriez pas forcément service en le logeant ici."
Il haussa les épaules.
" Mais je ferai comme vous le voulez, bien sûr. C'est vous le client."

-Oui, je vous saurai gré de bien vouloir lui faire cette proposition : je doute qu'il accepte mais c'est quelqu'un de très sympathique qui nous a rendu moult services au cours de notre voyage : alors, au cas où, j'aimerais lui offrir l'opportunité de profiter du confort de votre établissement.
Kolia préférerait sans doute l'ambiance de l'autre, ce qu'il comprendrait parfaitement. Mais cela ne coûtait rien d'essayer !

" Très bien." dit le majordome avant de se retirer.
Pendant ce temps-là, les deux garçons avaient sélectionné leur table, près un mur mais dans la partie centrale de la salle, et ils s'installèrent l'un et l'autre de sorte à avoir une large vue sur les autres convives de sorte que Taliesin fut forcé, lui, à leur tourner le dos. Toute la pièce était lambrissée d'un bois roux et il flottait une odeur un peu sucrée dans l'air, comme s'ils avaient été dans une pâtisserie plutôt qu'une auberge. Le plus frappant était la présence de multiples bougies sur les tables, de toutes les couleurs et de toutes les formes imaginables, des rondes et des élancées, d'autres en forme de personnages ou d'objets, des rouges et des bleues, des noires et des blanches, des dorées. Certaines étaient perchées sur des chandeliers complexes, d'autres protégées dans des pots percés de trous, d'autres encore simplement posées sur des coupelles. Victor et Baptiste étaient déjà penchés sur les cinq qui ornaient leurs tables et qui représentaient des oiseaux élancés, un cygne, un héron, un coq multicolore, un aigle, une colombe.

Cette abondance de bougies, reflet de la spécialité de la bourgade, était à la fois originale et réussie d'un point de vue esthétique : cela conférait à la salle un cachet particulier. Et s'il préférait d'ordinaire les établissements moins huppés, car forcément moins guindés, Taliesin ne doutait pas que leur séjour ici serait agréable.
Restait à voir la carte. Quelque chose lui disait que les mets seraient bons et qu'on y trouverait beaucoup de miel. Ce qui tombait bien, car le miel, il aimait ça - la mésaventure avec une certaine sorcière ne l'en avait pas longtemps dégoûté...

Taliesin ne se trompait pas : la plupart des mets qu'ils découvrirent dans la carte étaient agrémentés de miel ou de gelée royale, une substance rare, précieuse, auquel on prêtait de nombreux pouvoirs, notamment curatifs. Mais il y avait toute une partie du menu pour les "Repus de l'Abeille", qui ne contenaient justement pas la moindre trace de miel. Apparemment, on pouvait apprécier les produits de la ruche, mais aussi accepter que certains en aient leur dose. Pendant que le barde et Baptiste examinaient la carte, Victor, lui, examinait la salle. Elle était effectivement richement décorées, de tapisseries et de tableaux, mais aussi de curieuses petites vitrines dans lesquelles étaient épinglées de grosses abeilles mortes. Le blason d'Athrey, figurant trois abeilles or sur un fond sable, surplombait une grande table sur estrade, déserte à l'heure actuelle. Mais il régnait un léger bruit de fond dans la pièce, murmure des conversations, parfois entrecoupé de rires. Même si l'auberge était d'un certain niveau, elle ne paraissait pas aussi coincée qu'aurait pu l'être un établissement similaire dans une grande ville.

Et c'était tant mieux !
Une fois son menu choisi - n'étant pas un "Repu de l'Abeille", il avait opté pour des plats avec du miel -, il observa à son tour le décor, s'imprégna de l'ambiance.
C'était un établissement agréable et s'il avait, d'abord, regretté de ne pas pouvoir sans faire de vagues se rendre à l'autre auberge, à cause de sa race, ce n'était plus vraiment le cas : ils seraient bien, ici.

Pendant que Victor errait et que Baptiste continuait d'examiner la carte — même après qu'on ait pris leur commande, Taliesin eut tout le loisir de contempler le décor. Les autres convives étaient manifestement des marchands, sans doute quelques notables, peut-être même l'un ou l'autre érudit. Ici, on lisait en solitaire, là, on devisait en faisant bonne chère, plus loin on dessinait quelque chose, un peu plus loin encore on mangeait en silence, en observant l'orage au dehors.
Les plats arrivèrent, canard et porc au miel, légumes rôtis, pommes de terre sautées, de quoi remplir leurs estomacs vides.
" Qu'est-ce qu'on va faire cet après-midi ? demanda Victor. Aller à Averlande ? Explorer ?"

-Je pense demander à l'aubergiste s'il y a moyen de faire porter un message au père de Baptiste, afin de lui dire que nous sommes arrivés et que nous pouvons le rencontrer quand il le souhaitera. Et en attendant sa réponse... Oui, exploration, j'imagine.
Quelque chose lui disait que la fameuse réponse ne serait pas longue à venir. Mais cela leur laisserait sans doute jusqu'au lendemain matin - peut-être inclus - pour découvrir la bourgade, voire ses environs.

" Sous l'orage, ça va être joyeux, remarqua Baptiste, qui ne semblait pas plus motivé que ça à l'idée d'aller affronter la tourmente.
— Ça va peut-être se calmer...
— Ce n'est pas ce que disait Kolia. Il disait que les tempêtes d'automne peuvent durer des veilles entières.
— Bah, c'est juste de l'eau."

-Tu ne seras pas obligé de sortir si tu n'en as pas envie, dit-il à Baptiste.
Puis, à Victor :
-Croisons les doigts pour qu'il y ait une accalmie. Dans le cas contraire... Eh bien, je crains fort que revenir complètement trempé dans un tel établissement ne cause un certain émoi. Il faudra alors sans doute se rabattre sur d'autres distractions.

" Moi je sors, dit Victor. Mais c'est une toute petite ville : si vous avez peur d'être mouillés, je ferai attention, je reviendrai à l'heure, tout ça... mais on est enfermés depuis des jours et des jours ! Les gens d'ici, ils ont fatalement l'habitude de la pluie. Ils ne vont pas grommeler parce que je ramène un peu de boue dans le hall... Ils ont sûrement une entrée spéciale pour les gens crottés, une sorte de vestiaire comme à la bibliothèque d'Erhedun..."
Baptiste haussa les épaules.
" Moi ça ne me gêne pas de rester tout seul, si Taliesin veut aller se mouiller avec toi."

-Nous verrons après manger, Victor.
Il chercha soigneusement ses mots.
-D'ordinaire, je me contrefiche du regard des autres. Mais ici, si près de la demeure du père de Baptiste, je ne peux pas me permettre de commettre d'impair, d'attirer défavorablement l'attention. Je dois apparaître comme respectable et responsable selon les normes en vigueur. Et te laisser revenir trempé comme une soupe... ça ne le ferait pas vraiment.

" Tu as un bon manteau, de bonnes bottes... mais c'est comme tu veux. Moi je peux sortir tout seul, ça me gêne pas."
Il se concentra ensuite sur son assiette, sans chercher à parlementer davantage. Les plats étaient délicieux, sucrés, Baptiste paraissait ravi de l'expérience. Victor engouffrait sa nourriture, comme toujours, sans vraiment chercher à en saisir toute la saveur.
Alors qu'ils mangeaient, il y eut soudain une commotion à l'entrée : un petit attroupement se forma, de gens surexcités, hommes et femmes, que le personnel de salle canalisa, leur demandant de retourner à leurs tables et leurs occupations. Les clients obtempérèrent sans broncher, peut-être un peu contrariés, mais il n'y eut pas de grabuge. Ils continuèrent à fixer l'entrée avec attention, cependant, et un peu plus tard, deux hommes pénétrèrent dans la salle. Le premier était âgé d'une soixantaine d'années, ventripotent, bien mis, le cheveu gris fer et la moustache abondante. Le second était plus grand, blond, avec sans doute un peu de sang elfique, souriant, et tout aussi bien habillé. C'est lui que les badauds regardaient et il adressa des signes aux uns et aux autres, avant d'aller s'asseoir avec son compagnon, à une table excentrée, sous la surveillance vigilante des serveurs.
" C'est qui ? demanda Victor.
— Une sorte de célébrité locale, sans doute, dit Baptiste.
— Tu crois que ça pourrait être ton père ?
— C'est pas une célébrité, mon père."

-Mais c'est un notable, ce qui signifie qu'il a une certaine notoriété... Cependant,; d'après ce que je sais, il est plutôt du genre discret : peu de chances, dès lors, qu'il suscite pareilles réactions. A mon avis, il doit plutôt s'agir de l'un des auteurs dont nous a parlé Kolia.
Il jeta un regard en direction du duo fraichement installé avant de revenir aux enfants.
-Vous n'aurez qu'à demander au serveur quand il reviendra et vous serez fixés.

Ce qui dut attendre le moment où on les débarrassa. Le serveur, un homme d'un certain âge déjà, jeta un regard derrière son épaule, l'air peu impressionné.
" C'est un auteur du coin. Haran. Il n'écrit que des horreurs mais il a quand même sa petite célébrité... Je suppose que ces cochonneries plaisent à certains..."
Ce qui n'était manifestement pas son cas.
" C'est l'auteur de "Ceci" et de "Brouillard" et aussi du "Désastre" et de "Korrie" ?" s'exclama Victor, stupéfait.
Le serveur parut scandalisé.
" Je n'en sais rien et je ne veux pas le savoir. Et honnêtement, hum, bref."
Il n'osa pas en dire davantage, sans doute par respect pour Taliesin.
" Vous voulez un dessert ?"

Il acquiesça, souriant.
-Oui, s'il vous plait. Le repas était délicieux et j'ai bien envie de le prolonger quelque peu.
Il faudrait qu'il suggère à Victor de ne point trop dévoiler sa passion pour les oeuvres de Haran au personnel de l'auberge. Ce serait sans doute peine perdue, mais il ne perdait rien à essayer.

Vinrent donc les desserts, au miel eux aussi. Baptiste se concentra sur sa nourriture, Victor continua d'observer l'écrivain du coin de l'oeil, mais comme Taliesin tournait le dos à la salle, lui-même en était réduit à regarder ses deux fils. Arrivés en fin de repas, ils étaient tous trois bien rassasiés et saisis d'une langueur digestive qui les cloua un moment dans leurs chaises respectives. Au dehors, le temps ne s'améliorait pas : c'était le début d'après-midi et il faisait noir comme dans un four.

Victor allait donc devoir renoncer à ses espoirs d'exploration : le laisser sortir par pareil temps ne serait guère responsable et ne manquerait pas de scandaliser le personnel de l'établissement. Il lui faudrait s'occuper à l'intérieur de celui-ci mais, avec un peu de chance, le présence de Haran lui aurait donné des idées - et quelque chose lui disait que si l'envie lui en prenait, le gamin n'aurait aucun mal à aller tailler la bavette avec l'écrivain.
Quant à lui-même... Eh bien, le barde comptait commencer par commander un café, histoire d'émerger un peu.

Il n'y avait malheureusement pas de café, mais Taliesin put trouver quelque chose à son goût parmi les thés et autres infusions, dont certains étaient corsés et de nature à lui donner un coup de fouet bienvenu. Baptiste avait ouvert un cahier sur la table et prenait des notes — sans doute sur ce qu'ils venaient de manger. Victor s'était relevé et avait repris sa déambulation dans la salle, sans pour autant s'approcher de l'écrivain et de son compagnon. Ce dernier finit d'ailleurs par prendre congé, abandonnant Haran seul à sa table. Il n'y resta pas longtemps, car ce fut le signal qu'attendaient ses admirateurs embusqués pour repasser à l'assaut. Le personnel de l'auberge essaya d'abord de les en dissuader, mais Haran ne paraissait pas s'en offusquer et il y eut bientôt un petit bourdonnement autour de sa table, alors qu'une petite foule était venue le saluer.

Le barde n'aurait rien eu contre discuter avec l'écrivain :certes, il n'avait pas lu ses livres mais, en tant qu'artistes, ils auraient sans nul doute pu trouver des sujets de conversation intéressants. Toutefois, le moment était tout sauf idéal et il se garda bien de se lever pour rejoindre la foule des admirateurs, restant plutôt tranquillement à sa place pour déguster sa consommation. Il n'y avait de toute façon aucune urgence à quitter la salle commune : il s'y sentait bien et les enfants avaient trouvé à s'occuper.

La petite foule se dispersa petit à petit et l'écrivain finit par se lever pour partir. Il fut raccompagné vers la sortie par un serveur — pas celui qui s'était occupé de Taliesin et consorts — qui n'avait pas l'air contrarié et qui bavardait avec lui comme s'ils se connaissaient de longue date. D'autres personnes s'en furent, remplacées par de nouveaux convives : il y avait toujours une vingtaine de personnes dans la salle. Le majordome qui avait accueilli Taliesin et les enfants vint les avertir que leur chambre était prête mais que, comme attendu, Kolia avait refusé de profiter des lieux. Il leur faisait dire qu'il demeurait néanmoins à leur disposition, qu'il suffisait de l'envoyer chercher à l'auberge voisine.

Ce dont il prit bonne note.
Il en profita également pour demander au majordome s'il était possible de faire porter un message au domaine d'Averlande - sinon, il faudrait confier la course à Kolia. Dans un cas comme dans l'autre, il rédigerait la brève missive après avoir visité leur chambre : le bureau réclamé ne serait donc pas long à être inauguré !

La chambre était spacieuse et confortable, décorée de tapisseries représentant des scènes champêtres. Il y avait trois lits, le fameux bureau, une vue sur le village enténébré et l'orage qui claquait au dehors. Ils étaient au sec et au chaud, mais c'était une bâtisse ancienne et le vent sifflait dans la toiture, ajoutant au caractère lugubre des lieux.
L'auberge ne disposait pas d'un système de coursiers. Il y avait moyen d'aller en trouver au relais de poste, un peu plus loin dans le village. Victor, immédiatement, se porta volontaire pour aller déposer le pli de Taliesin. Il ne craignait ni la pluie, ni le tonnerre, et aussi confortable soit la chambre, il avait envie de prendre l'air. Ce n'était, après tout, que de l'eau !!!

-Très bien, mais je t'accompagne, répondit finalement le barde. Je n'ai pas envie que l'on me prenne pour un elfe arrogant obligeant de petits humains à accomplir les tâches que beaucoup jugeraient ingrates.
Sur ce, il entreprit de rédiger la fameuse missive, factuelle mais des plus courtoises.
Et, peu après, il était paré au départ.

Victor semblait semi-satisfait de se voir attribuer un chaperon mais il se garda bien de protester et peu après, ils étaient équipés et de retour dans le hall. Le majordome les y intercepta.
" Il y a une entrée pour les clients mouillés... avec un vestiaire.... Elle se trouve sur le côté gauche de l'auberge... Une porte jaune avec deux lanternes : ça permet de la repérer même dans le noir. Il y a des serviettes à disposition, mais c'est mieux si vous préparez déjà des vêtements de rechange... Vos manteaux sont sûrement de très bonne qualité, mais ils ne feront — sans vouloir vous vexer — pas le poids."

-Je me doute. Et pour être honnête, je n'ai guère envie d'affronter cette tourmente. Mais comme on ne sait quand elle finira, comme je ne peux trop attendre avant de transmettre cette lettre...
Haussement d'épaules.
-En tout cas, merci pour ces renseignements. Et pour ces conseils que nous allons nous empresser de suivre.
Ils allaient donc, avant de sortir, faire un bref retour dans leur chambre pour y prendre des tenues de rechange qu'ils laisseraient à l'endroit indiqué.

Une fois sortis, ils furent emportés par la tourmente. Il faisait noir, glacial, le vent sifflait, la pluie tombait, drue, et ils furent trempés avant d'avoir même quitté la cour de l'auberge.
Autant dire que Victor était ravi.
Une fois intégralement mouillé, il renonça d'ailleurs à toute lutte et se mit à danser dans l'averse, jouant avec les bourrasques et les flaques, libéré de toute contrainte protectrice : il n'y avait plus rien à faire, à tenter pour le sauver.
La rue n'était pourtant pas complètement déserte. D'autres personnes s'y déplaçaient, couvertes de grands manteaux longs, qui luisaient légèrement sous les flots du ciel. Quelques chariots bâchés circulaient, aussi, ouvrant leur passage à grands coups de cloche pour avertir les promeneurs qu'on devinait à peine. Heureusement, le relais de poste était proche de l'auberge et lorsqu'ils en poussèrent la porte — c'était ouvert — ils furent accueillis par une chaleur étouffante et le petit sourire incrédule (mais contrôlé au mieux) d'un vieil homme derrière son comptoir.
" Bienvenue à Athrey, voyageurs !" lança-t-il avec entrain.
Le doute n'était pas permis.

-Bonjour. Et merci, répondit-il, amical.
Il tira alors la missive qu'il avait protégée de son mieux.
-J'aurais besoin de faire porter cette lettre à messire Maurin d'Averlande, en son domaine...
Restait à savoir s'il y aurait quelqu'un pour accepter cette mission en parielles circonstances...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Route d'Erhedun à Rohan