La Couronne de Cuivre

Le produit miracle avait fonctionné. Il devait s'agir d'une sérum de vérité universel. Harold avait dû mal à imaginer comment une telle chose était possible, mais peut-être la créature était-elle de la même race que les Ombriens qu'Eleina côtoyait au quotidien. Des sortes d'humains, en somme. S'il restait du liquide, il n'aurait pas été mécontent de mettre la main dessus. Simple curiosité scientifique. Mais ce n'était pas le moment. L'être gris crachait un certain nombre de vérités — des confirmations de ce qu'ils savaient déjà, davantage que des révélations — et Martin avait manifestement servi d'appât. Pourquoi ce Heldulfal voulait leur peau restait un mystère, mais il était peu probable qu'un sous-fifre soit au courant, et de toute façon, ce n'était pas le plus urgent.
" Peut-être qu'il pourrait nous en dire davantage sur l'endroit où Martin est retenu, la manière dont il est protégé, par combien de personnes, tout ça ?" proposa Harold à Eleina.
A regarder le prisonnier, le Rebman se demanda s'il lui serait possible d'en imiter l'apparence. Il n'avait jamais essayé de se faire passer complètement pour quelqu'un d'autre, mais changer de traits, il l'avait déjà fait plus d'une fois. Griser sa peau, ça ne devait pas être très difficile. Maintenant, si ce n'était pas sa mine habituelle, ça n'avait peut-être aucun intérêt.

Eleina acquiesça.
" Tu as entendu les questions ? Raconte-nous donc... D'abord, ce qu'il se passe ici. Où est l'ambrien exactement, et qui le surveille, combien d'hommes, quelle magie ? Puis la même chose pour Tharsis et l'ambrien qui s'y trouve prisonnier... "
Il faudrait aussi qu'elle lui demande pourquoi il changeait d'apparence, même si elle pensait le deviner... et surtout pourquoi il cherchait à les tuer, si toutefois il le savait. Mais elle devait se concentrer d'abord sur les questions essentielles, pratiques, les plus urgentes.

Le rire de leur prisonnier décrut. Il jeta un regard suspicieux à Harold et Eleina, avant de se mettre à grommeler.

"Mais pour qui ils se prennent, les deux, là, à me poser des questions ?... Je suis pas une balance, moi. De toute façon, ils peuvent chercher leur Martin, là, ils n'ont aucun moyen de savoir qu'on l'a emmené sur la station d'Omega. Aucune. On a effacé toutes nos traces consciencieusement. Jamais ils ne pourront soupçonner qu'il est caché dans..."

La suite se perdit dans un murmure. Dominic lui secoua l'épaule.

"Parle plus fort, ta conscience ne t'entend pas très bien."

"Lâchez-moi, vous, là !" s'écria le prisonnier en le repoussant. "Vous voulez savoir où l'Ambrien est caché, hein ? Eh bah il est dans la cave du Paradise Club ! Cette boîte de nuit est tellement bien protégée que même les appels téléphoniques y sont impossibles ! Alors n'espérez pas trop en sortir votre pote, c'est fini pour vous ! De toute façon, vue votre gueule, le vigile ne vous laissera jamais rentrer."

"C'est notre problème, pas le tien. Et Tharsis ? Tu voudrais y retourner ? C'est là-bas que vit ton maître, Hedulfal ? Il y retient Delwin prisonnier ?"

"Je sais pas qui est ce Delwin et je m'en fous ! Hedulfal vous pulvérisera dès que vous mettrez le pied sur Th..."

Sans même finir sa phrase, il s'effondra et perdit connaissance.

"C'est normal ?" demanda Dominic à Eleina.

Celle-ci secoua la tête.
" Non. Enfin, je n'en sais rien. Je ne connais pas la biologie de ce genre de créature... Mais ça ressemble plus à un sortilège, non ? Quelque chose qui se serait déclanché quand il a prononcé un mot... Tharsis ou Hedulfal... enfin, non, il les avait dits déjà une fois... ou alors ça se déclenche à la seconde fois ? Ou alors c'est le fait de parler de Delwin ? Ou alors... son maître s'est mis en liaison magique avec lui et a su qu'il nous parlait et l'a tué avant qu'il en dise trop ?"
Elle grimaça.
" Vous m'excuserez si je dis des absurdités... mais je ne connais rien de ce qu'il est possible de faire par magie dans ce monde. Je sais conjurer des objets, et encore... mais rien d'autre."
Luonto en savait davantage, lui semblait-il. Mais elle s'était volatilisée.
" Mais il n'est peut-être pas mort...", fit-elle remarquer en s'agenouillant près du corps.

Dominic eut une moue embarrassée.

"Je ne m'y connais pas davantage. Dès que j'ai su voyager en Ombre, j'ai arrêté mes études. Toi non plus, Harold ?"

La créature respirait encore, put constater Eleina : son torse se soulevait régulièrement, et de l'air s'échappait de sa bouche.

"Étonnamment surprenant, ton produit", remarqua Dominic. "Effrayant, même. Promets-moi de ne jamais l'utiliser sur moi."

Harold ne voyait pas bien en quoi son expertise était requise : le type était inconscient, il respirait, tout était bien dans le meilleur des mondes. Sauf qu'ils allaient bien devoir en faire quelque chose. Le tuer, par exemple. Il aurait été plus simple qu'Heldulfal s'en charge lui-même.
" Est-ce qu'on a besoin de lui pour localiser cette station Omega et ce Paradise Club, ou bien ce sont des endroits bien connus des habitués de cette Ombre ?" demanda Harold.

Eleina se contenta d'une grimace à l'adresse de Dominic. Elle ne souhaitait à personne de subir une injection de ce produit. Elle se souvenait encore des interrogatoires qu'elle avait subi, où son sang ambrien l'avait sans doute aidée à limiter un peu son flot de paroles... sans qu'elle puisse y résister complètement.
" Une boite de nuit, c'est sûrement connu....", fit-elle en écho à la question d'Harold.
Avec un peu de chance -beaucoup de chance?- il s'agissait du club de jazz que connaissait Dominic.
La dénomination Station Oméga, en revanche, lui semblait beaucoup plus obscure.
Mais elle devinait la question que sous-entendait les paroles d'Harold : devait-on ranimer le type ? Et sinon... qu'en faire ? Le tuer ou le laisser filer ?

"Non, le club dont je parlais est le Joe Harbour's. Je ne connais ni station Omega ni Paradise Club, mais on doit pouvoir se renseigner."

Il jeta un œil à leur agresseur et poussa un soupir.

"Franchement, j'aurais juste envie de le laisser là et d'aller glaner des renseignements ailleurs. Il y a eu assez de morts aujourd'hui, non ?"

Eleina fronça les sourcils.
" Il faut tout de même... y réfléchir. Si on le laisse là, il va finir par se réveiller, ou être trouvé et ranimer. Il va donc pouvoir avertir de notre présence et de nos intentions. Apparemment ils nous attendent de pied ferme, de toute façon, ils savent qu'on va venir. Donc s'il les avertit, ça ne changera pas grand-chose, ça diminuera encore l'effet de surprise, c'est tout... Ou peut-être que ça leur apprendra combien nous sommes exactement ?"
Elle fit quelques pas dans la minuscule pièce, tout en poursuivant sa réflexion.
" Je ne sais pas comment ils savent qu'on va venir, d'ailleurs. C'est quelque chose qu'il faudrait creuser. On n'a pas averti grand-monde de nos intentions, on a juste laissé un message à destination de la Reine. C'est quand même bizarre. Ils savent qu'on est entrés en contact avec Delwin, donc ils peuvent s'attendre à voir du monde débarquer sur Tharsis, mais Martin ? Ou alors notre communication avec lui a été espionnée. Mon père disait que les communications par atout ne lui semblaient pas très sûres ces temps-ci... Ça doit être ça."
Elle secoua la tête.
" Hum. Je m'éloigne du sujet... Mais donc, pour te répondre, je ne crois pas que le laisser vivre présente des risques importants pour nous. C'est plus sûr de le tuer, bien sûr... mais pas nécessaire. Par sécurité, je dois pouvoir lui injecter un puissant somnifère..."

A force de parler à tort et à travers, Eleina donnait la migraine à Harold, mais il s'efforça de l'écouter jusqu'au bout. Il lui semblait qu'ils perdaient du temps avec des détails : Heldulfal allait se douter qu'il y avait un souci en ne voyant pas reparaître son gang de tueurs, et de toute façon, ils en avaient laissé au moins un bien vivant sur le quai du métro, qui avait certainement été découvert et qui était peut-être déjà allé faire son rapport.
" Je pense que de toute façon, on est grillés, dit Harold. On pourrait éventuellement le libérer et espérer qu'il nous mène à son repaire. Mais s'il monte dans une bagnole volante, on perdra vite sa trace..."

Eleina fronça les sourcils.
" Hum... Dans mon ombre, il existe des gadgets pour suivre quelqu'un à la trace. Des petits mouchards électroniques, qu'on peut suivre ensuite si on a la bonne application sur son téléphone cellulaire. Après... je n'en ai pas vu ailleurs que dans des films, donc je me demande si je saurais conjurer ce genre de chose... Mais si on veut le suivre, ça peut valoir le coup de tenter de lui en coller un. Enfin... encore faut-il qu'il se réveille... Mais c'est une bonne idée."
Elle sourit à Harold. Cet étrange cousin parlait peu, mais il était plutôt efficace lorsqu'il se donnait la peine d'apporter son avis.

"Et tu crois que ça pourrait fonctionner ici ? Bon, d'accord, ton sérum a été un succès, mais pour autant..."

Passant ses doigts dans son épaisse barbe, leur cousin prit quelques instants pour réfléchir.

"Admettons que ça fonctionne, on devrait aller se procurer un speeder avant qu'il se réveille. Comme ça, on pallierait au problème soulevé par Harold."

Harold acquiesça.
" Je propose que vous alliez vous occuper du speeder tous les deux, pendant que je le surveille. Tu connais les lieux et Eleina peut conjurer apparemment plus ou moins n'importe quoi..."
Il se tourna vers la jeune femme.
" Peut-être un speeder tout entier ?"
Il supposait qu'il s'agissait d'un véhicule. Le nom y ressemblait. De son côté, il se serait volontiers passé de public pendant ses expériences de métamorphose.

Eleina grimaça.
" Pour ça, il faudrait déjà que j'en voie un, je ne sais pas à quoi ça ressemble... Mais une fois que j'en aurai étudié un, c'est sûrement possible. Enfin... je crois. Je n'ai jamais essayé. Mais sinon, notre véhicule ne peut pas faire l'affaire ? Il est trop large, c'est ça ? Ou bien je peux aussi conjurer simplement la clé d'un speeder pour en voler un... enfin, s'il y a une clé. Ça doit marcher autrement, dans ce monde... "
Elle haussa les épaules.
" Bref... il faut que j'aille voir à quoi ça ressemble, déjà, conclut-elle en se tournant vers Dominic. On verra bien si on aboutit à quelque chose..."

HRP : je vais déplacer Eleina dans un sujet à part pour plus de clarté, du coup.


Eleina et Dominic sortirent de la pièce pour regagner les couloirs du métro, refermant la porte derrière eux. Harold se retrouva seul dans cette pièce glauque, avec pour unique compagnie leur assaillant, toujours évanoui.

HRP : je ne vois pas mentionné que ce type est attaché... ?

Une fois ses compagnons sortis, Harold s'approcha du prisonnier pour vérifier qu'il était bien inconscient. En tant que médecin, il connaissait les méthodes requises pour juger de l'état d'éveil d'un blessé, mais son but n'était pas de le ranimer, aussi devait-il éviter de le stimuler à outrance. S'il pouvait être rassuré sur ce point, il essaierait ensuite d'imiter sa peau grise, étrangement luisante. Juste sur un bras, pour commencer. Ensuite, peut-être, le reste, si la forme était facile à prendre. Mais avec prudence. Il savait d'expérience que la métamorphose n'était jamais anodine, aussi simple soit la transformation.

HRP : effectivement, je te laisse seule juge. Cela étant, vu qu'il ne s'est pas débattu, j'ai considéré de facto qu'il était entravé.


De toute évidence, leur prisonnier n'était pas près de reprendre connaissance. Endormi ou dans le coma ? Difficile à dire. Mais cela laissait à Harold un peu de temps devant lui.

Lentement, son bras gauche perdit de ses couleurs, comme si on appliquait un filtre noir et blanc devant l'objectif d'une caméra. Ses poils se rétractèrent et semblèrent se fondre en un mucus luisant, recouvrant l'entièreté de sa peau nue. Harold était tellement concentré sur le bras de la créature que, sans y prendre garde, ses doigts s'allongèrent, gagnant une articulation et des ongles griffus.

Il sentit son épaule s'engourdir légèrement à la jonction entre son ancien corps et son nouveau bras, sensation habituelle lors d'une métamorphose partielle.

HRP : ça me semble plus logique aussi...

Dieu que ces créatures étaient laides et inconfortables. Pourquoi avoir choisi une telle apparence, parmi tant d'autres ? Bon... Mais puisqu'un bras, c'était possible, il fallait tester le visage. Dommage qu'Eleina était partie, elle aurait pu lui conjurer un miroir, ce qui aurait été bien pratique pour juger du résultat. Mais Harold était un peu hésitant. Il avait cherché à changer la couleur de sa peau, et le reste était venu spontanément. S'il altérait les traits de son visage, est-ce qu'il ne risquait pas de modifier des structures internes, peut-être cérébrales, qu'il aurait aimé conserver bien à lui ? Il allait falloir procéder lentement, très lentement, et revenir en arrière au moindre signe d'alerte. Il écarta les lèvres de l'homme inconscient pour se faire une idée de sa dentition, observa ses oreilles, la texture de ses cheveux, ses pupilles, l'arc de ses sourcils, la forme de ses narines. Il était vaguement dégoûté rien qu'à l'idée de ce qu'il s'apprêtait à faire... mais c'était intéressant. Et rien que pour ça, ça valait le coup. D'abord les cheveux, puis les oreilles... Les yeux en dernier, trop proches de l'esprit. Pas à pas. Prudemment. C'était jouable. Ce type était répugnant, mais c'était un gars, comme lui, pas si différent dans le fond.

Sans réfléchir, Harold retrouva son intégrité, alors que le prisonnier revenait à lui. Il ouvrit un œil, tourna la tête de côté et jeta un regard embrumé sur son environnement.

"Qu'est-ce que..." grommela-t-il. "Où ?..."

Cela devait être une métamorphose de haut niveau, pour résister à l'inconscience. Harold avait toujours pensé qu'une concentration sans failles était nécessaire pour maintenir une forme étrangère. Mais peut-être ces créatures étaient-elles capables de se transformer par nature. Ou alors c'était leur maître qui leur imposait leur apparence et non eux-mêmes. Si c'était seulement possible. Il n'en savait rien.
Il s'approcha du prisonnier, curieux, sans avoir d'idée préconçue sur ce qu'il allait faire.
" Toujours au même endroit, et toujours en mauvaise compagnie, je le crains, dit-il. Mais pas encore mort. Je ne sais pas si c'est un bien ou un mal, de votre point de vue."

"Vous êtes qui, vous ?... Ah oui..."

Il tenta de se frotter les yeux avant de constater qu'il était ligoté.

"Qu'est-ce que... vous m'avez fait ? On dirait qu'un... trente-trois tonnes m'a roulé sur la tête..."

Un trente-trois tonnes, songea Harold.
A quoi faisait-il référence, au juste ? C'était fatalement en lien avec son ombre d'origine. Sans doute un véhicule, ou un animal... Quelque chose en mouvement, de très lourd. Il lui semblait avoir déjà entendu l'expression, mais il n'était plus certain de savoir où.
" C'est un effet secondaire du produit que vous a injecté ma collègue."
Il aurait dû dire cousine, le type le savait sans doute, par un miracle étrange.
" Celui qui vous a fait raconter tout ce que vous saviez. Mais vous avez l'air de reprendre du poil de la bête..."