[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Taliesin et Victor hésitèrent, puis se lancèrent au même instant.
-J'ai besoin d'un chariot, fit le premier.
-Je veux une vache ! renchérit le second.
Ils échangèrent un regard et éclatèrent de rire Ils essayèrent cependant de se contenir en voyant la mine de la rôdeuse..
-Hum, en fait, je crois que j'ai tout ce qu'il me faut... s'empressa d'ajouter l'ancien barde. Mais je vais y réfléchir pendant le repas, promis.

[Galathée]

« A votre guise, les amis. Je ne fais pas bureau de réclamations une fois de retour à la clairière. » leur dit-elle avant de battre en retraite dans l’auberge.
Une fois attablés, les trois convives mangèrent avec appétit. Victor relata à Taliesin leur promenade matinale, tandis que l’elfe restait évasif quant à ses propres activités, au point de piquer la curiosité de Galathée. L’enfant, lui, égocentrique, continua sur sa lancée sans se formaliser.
Après avoir chaleureusement pris congé de l’aubergiste, ils repartirent donc vers la forêt. A pied, Taliesin et Galathée menaient chacun une jument. Victor, perché en selle, avait exigé de prendre une des poules dans ses bras, histoire de leur laisser plus de place, et il était donc cramponné à un volatile apeuré que la jeune femme tranquillisait mentalement.
Ils cheminèrent sous le soleil, ralentis par la chèvre et leur propre pas. Mais ils avaient encore de longues heures de lumière devant eux, et de l’énergie à revendre. Victor se mit à chanter en milieu d’après-midi et Galathée l’accusa lorsque des nuages noirs se mirent à couvrir le ciel. Heureusement, ils atteignirent la clairière juste avant que l’averse ne les cloître à l’intérieur de leurs murs.
Victor alla presser son nez contre la vitre pour observer l'étang se rider sous la pluie. Galathée confia à Taliesin le soin de déballer leurs effets tandis qu'elle retournait à l'écurie, installer les animaux à l'abri.

[Taliesin]

Une fois leurs nouvelles acquisitions rangées autant que faire se peut- vu la rusticité ascétique et la rareté érémitique de leur mobilier, ce n'était pas forcément d'une évidence folle -, l'ancien barde alluma un bon feu dans l'âtre, en prévision du retour de la rôdeuse trempée. Puis il se mit en devoir de préparer un repas chaud et roboratif à partir des quelques provisions qu'ils avaient rapportées de Hautépine. Ce faisant, il jetait des regards discrets à Victor, dont le moral semblait avoir, tout comme le temps, tourné à la grisaille et à la pluie.
Il chercha quelque chose à dire, mais ne trouva rien. Lui-même se sentait un peu maussade; Et inquiet, surtout. Leur expédition au village s'était déroulée mieux qu'ils n'avaient osé l'espérer. Mais cela n'avait été qu'une parenthèse. Le quotidien allait reprendre ses droits, avec ses soucis, ses souffrances encore vives. Il allait falloir qu'ils s'y habituent : ils ne pourraient pas sans cesse vivre d'expédients, de petits voyages qui, s'ils permettaient un temps d'oublier les problèmes, ne les résolvaient en rien.
Les choses finiraient bien par s'arranger, s'efforça-t-il de penser. Il y aurait de nouveaux heurts, probablement. Mais si leur bref périple s'était passé au mieux, pourquoi n'en irait-il pas de même pour leurs existences ? Toutes les plaies finissent par cicatriser.
Presque toutes.

[Galathée]

Galathée rentra peu après, passablement mouillée, et retira sa veste devant l’âtre, ravie d’y trouver un bon feu. Elle ne remarqua pas tout de suite que l’humeur de ses compagnons s’était refroidie et poussa un soupir de satisfaction sonore en retirant ses bottes devant la flambée. Elle se glissa ensuite à table et accueillit la pitance mitonnée par l’elfe avec un large sourire, qui se crispa un peu lorsqu’elle découvrit la mine sombre de Victor.
« Je plaisantais, pour ta chanson et la pluie. » fit-elle, ennuyée.
« C’est pas ça. » dit Victor.
« Oh. C’est quoi ? »
« J’sais pas. »
Elle se serra contre lui et lui embrassa le front. Il accepta mollement sa marque d’affection.
« Ça va aller, tu verras. Nous sommes moulus, il fait moche… C’est suffisant pour attirer des nuages sur les pensées les plus riantes. »
« Peut-être que je serai toujours triste. Pour toujours. » miaula-t-il alors, la voix cassée.
Elle entoura ses épaules d’un bras affectueux et posa la joue sur le sommet de sa tête.
« On est tous toujours un peu tristes quelque part… Mais tu retrouveras le sourire, je le sais. »
« Comment tu peux être sûre ? »
« Parce que nous avons tous cette force en nous. De nous briser et de nous reconstruire. Je l’ai. Tu l’as. Taliesin l’a. Il suffit juste de la laisser agir et nous sauver. »
Il renifla. A cet instant, le chat, subtil, sauta sur ses genoux en ronronnant avec énergie, ravi de retrouver son petit maître, et Victor sourit, une seconde, emplissant la pièce de lumière.

[Taliesin]

Comme il en avait pris l'habitude depuis que Victor s'était effondré, ce fameux soir, Taliesin s'était efforcé d'afficher une mine détendue, sinon souriante. Cela lui devint moins difficile après avoir observé un moment Galathée. Elle, au moins, paraissait aller mieux. Elle avait toujours été forte pour eux, mais il avait senti ses doutes, ses faiblesses, ses blessures à peine refermées se rappeler à elle comme s'approchait le voyage au village. Pour la rôdeuse plus que pour lui ou pour l'enfant, cette expédition avait été déterminante. Son déroulement heureux, l'accueil amical des Epineux, le fait d'avoir pu s'adonner à nouveau à son métier semblaient lui avoir redonné de l'allant. Et si la jeune femme tenait bon, l'elfe se sentait capable de faire face, lui aussi.
Le repas terminé, il jeta un regard à l'extérieur. La pluie avait forci et, par intermittence, des éclairs illuminaient les ténèbres, tandis que le roulement lointain du tonnerre faisait vibrer les vitres.
-La vaisselle attendra demain... lança-t-il joyeusement avant de se lever et de mettre de l'eau à chauffer pour des infusions. Ils n'avaient rien donné à Victor depuis deux jours et, à voir sa mine, un peu de valériane ne serait pas de trop pour lui assurer une bonne nuit de sommeil.
Qu'il fut conscient ou non de la présence de la drogue dans son breuvage, le petit garçon le but sans rechigner. Il s'attarda ensuite un long moment avec les deux adultes puis, le voyant piquer du nez, Galathée l'accompagna jusqu'à sa chambre pour l'aider à se mettre au lit. Il en obtint sans la moindre difficulté la permission de venir les rejoindre s'il n'arrivait pas à dormir puis, lentement, sa main serrant celle de la jeune femme, il sombra, assommé par les plantes.
Lorsque Galathée reparut, Taliesin et elle échangèrent un regard... et un bâillement simultané, ce qui tua dans l'œuf toutes les discussions possibles quant au programme de la soirée. La marche du jour avait été longue, ils étaient fatigués, l'orage n'invitait à rien d'autre qu'à se glisser sous de chaudes couvertures. Ils n'hésitèrent donc pas une seconde et se couchèrent rapidement. Malgré la jonchée, le sol de pierre était autrement plus rude que les lits de l'auberge de Hautépine, et l'elfe se fit la réflexion que sa tâche prioritaire, le lendemain, serait de confectionner leurs matelas.

[Galathée]

Pendant les jours suivants, ils tâchèrent de transformer leur bivouac en un semblant de demeure permanente. Taliesin s’attela à rendre les chambres accueillantes, tandis que Galathée se chargeait du confort de leur cheptel. La grange devait pouvoir survivre aux assauts de l’orage, des renards et des ours, tout en offrant un espace raisonnable aux animaux lorsque la bise les surprendrait. D’ici là, les poules et la chèvre avaient rejoint les juments au pré, et la jeune femme espérait que la proximité des grands ongulés garderait les prédateurs à distance.
Victor continua à suivre la jeune femme, mais petit à petit, il reprit des habitudes plus saines. Il avait encore de grands instants de cafard, moins nombreux, et Galathée apprit à les repérer, puis les anticiper, afin de lui offrir son épaule ou son oreille. En général, l’enfant lui prêtait main forte, sinon il batifolait avec son chat, voire à califourchon sur sa calme monture.
Une petite semaine s’écoula ainsi, au rythme tranquille de la nature, sans que rien de particulier ne vienne troubler leur quotidien.

Galathée retrouvait un certain équilibre dans ces occupations toutes simples, même si la nostalgie des Vaux se faisait parfois traître. Un nouveau foyer s’esquissait pourtant dans la clairière, et malgré les écueils, chaque jour supplémentaire l’emplissait d’une allégresse authentique. Elle ne regrettait rien. Un mois plus tôt, la situation avait semblé noire et désespérée, elle avait imaginé des jours sombres à se battre contre elle-même pour soutenir un enfant perdu. L’avenir, dans toute sa complexité et sa grisaille, était tellement plus riant qu’elle avait parfois du mal à croire qu’il ne s’agissait pas là d’un rêve cruel. Mais tant qu’il durait, pourquoi ne pas en profiter…

« Il faudrait que je redescende au village. » dit-elle un soir, alors qu’ils s’étaient glissés devant l’âtre. « J’ai promis de repasser voir certaines bêtes, et le bureau des réclamations a déjà enregistré ses premières plaintes : une paire de bottes pour le sieur Victor, notamment. »

[Taliesin]

Taliesin ne put réprimer une grimace. La meilleure solution aurait été qu’ils se rendent tous les trois au village, mais c’était impossible. Il fallait que quelqu’un demeure en arrière pour s’occuper de leurs animaux. Quant à envoyer Victor avec la rôdeuse, c’était également impensable. Lui-même ne se pensait pas prêt à rester seul avec ses ténèbres. Il ne l’avait encore jamais fait. Il se sentait un peu mieux, parvenait parfois à les oublier… Mais elles rôdaient toujours, voraces et promptes à saisir le moment opportun, à profiter de sa moindre faiblesse pour venir lui serrer le cœur et l’âme comme un étau glacé. Et pour Victor, la solution ne serait guère meilleure : certes, il serait une partie du temps avec la rôdeuse, mais il refuserait d’assister à ses opérations vétérinaires. Et rester seul avec les éventuelles enfants qui habiteraient les fermes que visiterait la jeune femme, cela lui serait sans doute difficile, malgré sa bonne volonté.
Non. La seule option viable était que lui et l’enfant demeurent dans leur petite maison tandis que la rôdeuse irait vaquer à ses occupations. C’était le plus simple… mais aussi, sans doute, le plus difficile. L’elfe n’était plus resté seul une journée entière avec Victor depuis l’enlèvement de Galathée. Et jamais ils ne s’étaient côtoyés plusieurs jours en tête-à-tête. Certes, le gamin semblait tout doucement se remettre. Mais il était encore fragile. Certes, il ne paraissait plus tellement être effrayé par l’ancien barde. En quelques occasions, même, un semblant de connivence s’installait entre eux. Mais de là à vivre en son unique compagnie, privé de celle, rassurante et affectueuse, de la jeune femme… Il y avait tout un monde..
Taliesin finit par se tourner vers le gamin.
-Si tu désires rester ici, je m’occuperai de toi avec plaisir, Victor, dit-il d’un ton qu’il voulait rassurant. Je crois qu’on arriverait à s’en sortir. Mais si tu préfères aller avec Galathée, tout en sachant qu’il y aura les opérations et tout… Je comprendrai.
L’ouverture était faite. Si le gamin choisissait de suivre la jeune femme, il se retrouverait seul face à lui-même. Mais il n’avait pu faire autrement que lui laisser le choix. Il n’avait pas la moindre légitimité pour lui imposer quoi que ce soit. Et si Victor décidait finalement demeurer à ses côtés, ce serait de son plein gré. Peut-être cela rendrait-il les choses plus faciles.

[Galathée]

« Je n’ai pas l’intention de partir une semaine… » dit Galathée. « Juste quelques jours, sans doute deux ou trois, pas davantage. J’emmènerai Plume avec moi et elle vous avertira si jamais j’ai un problème. »
Voyant la mine de Victor s’altérer, elle embraya.
« Mais je n’aurai pas de problèmes. Je prendrai mon arc. Je serai prudente. »
« Tu veux pas que je vienne avec toi ? » grommela Victor.
« Victor, j’y vais pour travailler avec les animaux. Rappelle-toi comme tu as apprécié le spectacle, la dernière fois. »
« Mais tu as mis ta main dans… »
« Je ferai peut-être pire… Je ne peux rien te promettre. »
« Je vais rester avec Taliesin. »
« Tout ira bien. » ajouta-t-elle en lui ébouriffant les cheveux, jetant un regard reconnaissant à l’elfe par-dessus sa tête.

[Taliesin]

Ce regard rassura l'ancien barde. Il s'était bien douté, au delà des contingences matérielles qui le forçait à demeurer en arrière, que la jeune femme apprécierait de se retrouver un peu seule. Mais il ne pouvait en être entièrement sûr, toutefois. Heureusement, il ne s'était pas trompé.
-Et bien, c'est entendu, dit-il avec entrain. Nous tiendrons le fort en t'attendant. Avec un peu de chance, il sera encore debout à ton retour, et...
Il s'interrompit soudain, comme une idée venait de lui traverser l'esprit.
-Oh, attendez... Je crois bien que...
Il se leva, gagna leur chambre à grandes enjambées et en ressortit un instant plus tard, son livre de sorts à la main. Il se rassit près du feu et se mit à en tourner vivement les pages.
-Ah, voilà, fit-il, souriant. Messager animal. Je me disais bien que j'avais quelque chose de ce genre là en réserve... En cas de besoin, je rédigerai un petit mot et chargerai un oiseau de te le porter à l'auberge. J'indiquerai ton nom sur le message : l'aubergiste te le laissera dans ta chambre, si tu n'es pas là.
Il se tourna vers ses compagnons, espérant que cette solution atténuerait un peu les craintes de Victor dont la mine sinistre en disait suffisamment l'ampleur.

[Galathée]

Victor parut vaguement réconforté, mais garda la mine froncée, les bras croisés pendant quelques secondes encore, avant de se détendre.
« C’est que quelques jours, hein. Après tu reviens. »
« Voilà. Et je te rapporterai une surprise. »
Galathée réalisa qu’elle venait, sans réellement le vouloir, de prononcer un mot magique.
« Une surprise ? Quoi comme surprise ? » demanda l’enfant, les yeux soudain pétillants en dépit de sa fatigue.
« Heu. Ce ne serait plus une surprise si je te le disais. »
« Waouh ! »
Il la gratifia d’un baiser sur la joue, spontané.
« Alors faut que tu partes vite, comme ça tu reviens vite ! »
« Promis. »
« Je vais essayer de deviner c’est quoi, et Taliesin te tira si j’avais trouvé. »
« Ça me paraît une bonne idée. »
Ils restèrent encore une petite heure devant la flambée, Galathée réfléchissant à ce qu’elle allait bien pouvoir trouver à Victor, tandis que Taliesin racontait des histoires à mi-voix pour distraire l’enfant. Victor finit par s’endormir contre la rôdeuse et elle le porta doucement jusqu’à son lit désormais douillet, avant de rejoindre l’elfe sur le banc.
« J’espère que ça ira. Si ça te semble prématuré, je peux ne pas y aller. » dit-elle.

[Taliesin]

L'elfe sourit et lui prit doucement la main.
-Non non, murmura-t-il. C'est bien comme ça. Je crois que ça te fera du bien. Ce n'est pas de tout repos de s'occuper de deux grands convalescents. Tu as besoin de te changer les idées, j'imagine.
Il plongea un instant son regard dans les flammes.
-Rester seul m'aurait beaucoup plus effrayé. Je ne suis pas certain d'être encore prêt... M'occuper de Victor m'empêchera de trop penser. Et puis, ce sera peut-être l'occasion pour nous de parler un peu. De normaliser nos relations. C'est nécessaire, je pense, vu que nous allons être amenés à vivre longtemps ensemble.
Il se tourna à nouveau vers Galathée.
-Par contre, si tu appréhendes de faire ce voyage seul,e, on peut venir avec toi. On doit pouvoir s'organiser pour que les animaux ne meurent pas de faim durant deux ou trois jours. Donc... N'hésite pas, au besoin.

[Galathée]

« Non, ne t’inquiète pas. Je me débrouillerai. Les gens ont été plutôt accueillants, et je pense que mes compétences leur seront utiles… Je n’ai pas l’intention de descendre trop souvent, je me plais bien dans notre petit coin de nature… mais j’ai promis de repasser voir mes patients de la semaine passée. C’est l’affaire de quelques jours. »
Elle grimaça en le regardant droit dans les yeux.
« Vous vous en sortirez bien, j’en suis certaine. Victor fait grise mine, mais ça lui passera rapidement. »
Elle lui pressa l’épaule, puis se leva en soupirant.
« Je vais me coucher. Je dois partir tôt. »

[Taliesin]

Taliesin acquiesça et se leva à son tour. Il n'était pas très fatigué, mais il sentait que l'absence de la jeune femme lui pèserait, quoi qu'il en dise, et il éprouvait le besoin de rester près d'elle autant que possible, avant son départ. Comme pour s'emplir de la chaleur de sa présence, récolter de quoi lui tenir chaud pour les jours à venir.
Ils s'étendirent côte à côté dans l'obscurité, lovés sous les couvertures, et ne dirent plus rien jusqu'à ce que le sommeil finisse par venir les cueillir.
Le lendemain débuterait une nouvelle épreuve nécessaire, comme l'avait été le voyage à Hautépine. Mais l'ancien barde essaya de ne pas trop y penser, de s'abandonner aux brumes rampantes du sommeil. L'expédition au village s'était déroulée au mieux. Pourquoi en irait-il autrement cette fois-ci ?
Une simple absence de trois jours qui revêt des allures de défi...songea l'elfe en esquissant un sourire ironique. C'en était un, oui, aussi disproportionné le mot puisse-t-il paraître. Mais il était tombé bien bas, et remonter la pente passait par ce genre de pallier infimes, aurait-on pu penser.

[Galathée]

Lorsque Taliesin s’éveilla, dans la lumière chaleureuse du petit matin, Galathée était partie depuis plus d’une heure. Elle s’était levée dans la grisaille de l’aube, s’était habillée en silence, avait rallumé le feu et dressé la table du petit déjeuner, puis avait gagné les écuries. Elle avait pris la jument de Taliesin, plus légère et plus rapide, laissant le placide animal de Victor aux deux endormis. S’ils devaient se déplacer, la bête était suffisamment robuste pour les porter l’un et l’autre sans difficulté. La chouette sur l’épaule, elle s’était ensuite enfoncée dans les sous-bois, au pas énergique de sa monture, laissant la clairière s’épanouir sous les premiers rayons du soleil.

[Taliesin]

L'elfe éprouva un pincement au cœur en constatant l'absence de la rôdeuse. Même si, dans le fond, il comprenait son choix : partir avant leur réveil, c'était faciliter les choses, éviter les adieux... Restait cependant à affronter la réaction de Victor qui se retrouverait mis au pied du mur, seul en compagnie de l'ancien barde dès le saut du lit.
La chèvre avait été traie, les œufs ramassés. Ne lui restait plus qu'à mettre de l'eau à chauffer. Et à s'assoir sur le banc pour attendre.
Au dehors, le temps était radieux et, dans les branches touffues, les oiseaux rivalisaient de trilles joyeuses. Pourtant, leur salle à manger lui semblait froide et sombre. L'appréhension, soudain, lui coupa l'appétit, et il décida d'attendre pour manger. Il le ferait en compagnie de l'enfant, une fois l'éventuelle tempête essuyée. Il ne tarderait guère à se lever, d'ailleurs : d'ici une heure tout au plus.

[Galathée]

Victor émergea peu après, bâillant aux corneilles, mais contrairement à ce qu’avait craint Taliesin, il ne se répandit pas en cris de colère. Il s’assit à table et jeta un regard morne autour de lui, avant de s’étirer et d’esquisser un petit sourire.
« Bon, elle revient bientôt, on va lui montrer qu’on sait se débrouiller, hein ? » fit-il d’une petite voix en tendant la main vers une tranche de pain.

[Taliesin]

-Oui, fit Taliesin en poussant intérieurement un soupir de soulagement. Si on ne met pas le feu à la forêt et qu'on ne réveille pas un dragon endormi, je crois qu'elle sera fière de nous.
Il lui servit un bol de lait de chèvre avant de se mettre lui-même à manger.
-Mais comme on dit, quand le chat n'est pas là, les souris dansent. Et nous n'avons guère de tâches ménagères à accomplir... Donc, si tu as envie de faire quelque chose de particulier, n'hésite pas. Vu le temps, j'imagine qu'on pourra se baigner, ou faire une ballade en forêt pour ramasser des fruits... On peut faire vraiment ce qui te plaira. En dehors, bien sûr, de tenter d'apprivoiser un ours sauvage.

[Galathée]

L’enfant lui jeta un regard en coin, sceptique.
« Tu dois pas t’occuper de moi, tu sais. Je peux faire des trucs de mon côté, j’ai pas besoin qu’on me surveille comme si j’étais un bébé. » grommela-t-il en tartinant son pain de miel sombre.
« Puis Galathée voudrait sûrement pas qu’on paresse alors qu’elle, elle doit travailler. Ce serait pas juste. »

[Taliesin]

L'elfe leva les mains en geste d'apaisement. Il allait devoir mesurer chacun de ses mots au cours des jours à venir. S'il l'avait oublié, il s'en rappelait à présent.
-Hé, je disais ça comme ça. Je sais bien que tu n'es pas un bébé, et je ne serai pas tout le temps sur ton dos, rassure-toi. Simplement... Enfin bref. Je propose, tu disposes, comme on dit.
Il jeta un regard sur la pièce, autour d'eux.
-Quant à travailler, je n'ai guère d'idées, je l'avoue. Il n'y a plus grand chose à faire ici... Et Galathée s'est déjà occupée des animaux pour aujourd'hui. Mais si toi, tu vois quelque chose, n'hésite pas.

[Galathée]

Victor ne répondit rien et se concentra sur son petit déjeuner, le chat ronronnant à ses pieds, en quête d’un peu de lait frais. Une fois qu’il eut terminé, il se leva, emportant son assiette vers la rivière, et ne reparut pas. Il abandonna sa vaisselle propre dans l’herbe et s’élança derrière un papillon rouge vif qui s’était posé un instant sur l’un des chardons qui poussait au pied des saules. Sa course folle dégénéra en culbutes dans les herbes folles de la clairière, puis il ramassa un bâton et entreprit de combattre des ennemis imaginaires, tentant de convaincre son matou de partir en guerre avec lui.

[Taliesin]

L'elfe rassembla le reste de la vaisselle. Une fois les ustensiles propres, il récupéra le tout et alla le déposer à l'intérieur. Ce faisant, il gardait un œil et une oreille sur le gamin. Il avait promis de ne pas être continuellement sur son dos, mais cela ne signifiait pas pour autant qu'il allait le laisser trop s'éloigner ou ne plus prêter attention à ses activités.
Enfin, il ressotrit dans la clairière, son livre de sorts à la main, et gagna un lieu abrité où il pourrait voir et entendre en toute discrétion. Apprendre le sortilège dont il avait parlé la veille et préparer les repas était tout ce qu'il avait à faire. S'il s'ennuyait trop, peut-être essaierait-il de bricoler un nouveau banc, pour s'occuper la tête et les mains. Il en aurait besoin, si Victor persistait dans son humeur indépendante. C'était peut-être un signe encourageant, et une surveillance invisible était ce qu'il convenait sans doute d'appliquer.
Il espérait, cependant, que l'enfant ne serait pas toujours aussi distant. C'était probablement le moins grand des maux envisageables, mais cela n'en serait pas moins pesant, à la longue.

[Galathée]

Les derniers mois, durant lesquels il n’avait accordé qu’une attention sinistre à sa magie, l’avaient un peu rouillé, et Taliesin dut se concentrer plus qu’il ne l’avait anticipé pour faire rentrer les mots dans son esprit. Chaque phrase, chaque geste, s'inscrivait avec lenteur dans sa mémoire, comme si celle-ci avait des réticences à lui offrir à nouveau pareil pouvoir.
Relevant les yeux, il constata alors que Victor s’était éclipsé. Il n’y avait plus traces ni de l’enfant, ni de son chat.

[Taliesin]

Refermant son livre avec humeur, l'elfe bondit sur ses pieds. Il s'était pourtant juré de faire attention, de veiller sur le gamin, et voilà que celui-ci disparaissait dès la première matinée. Il n'était peut-être pas très loin. Derrière les premiers arbres de la forêt, le long de la rivière, en aval ou en amont. Peut-être. N'empêche, il ne serait tranquille que lorsqu'il l'aurait retrouvé, et il se promit de lui adresser certaines remontrances quant à son attitude. Qu'il ne veuille pas interagir outre-mesure avec lui, soit. Mais qu'il file comme ça, c'était hors de question.
A grandes enjambées, l'ancien barde gagna le point de la clairière où il avait vu l'enfant pour la dernière fois, et chercha des yeux un quelconque indice quant à la direction qu'il avait prise.

[Galathée]

Taliesin n’eut pas trop de difficultés à localiser la direction qu’avait prise Victor : l’enfant n’avait pas essayé d’être discret. Il s’était simplement enfoncé dans les bois et on entendait ses pas craquant dans les branches mortes. De temps en temps, il poussait une exclamation et des oiseaux s’envolaient en piaillant au-dessus des arbres. Il avait une petite avance sur l’elfe, mais pas sa dextérité. De plus, tandis que l’ancien barde le poursuivait, Victor se contentait de cheminer au hasard de ses envies.

Taliesin finit par le rattraper alors qu’il combattait les racines renversées d’un arbre mort, dans une imitation assez réussie de ces combats d’opérette que simulent les bateleurs. Invectivant ses adversaires invisibles (apparemment, une armée de squelettes démoniaques), l’enfant se fendait en bondissant, dépouillant peu à peu les branchages des dernières mottes de terre qui s’y accrochaient. Les poils hérissés, le chat miaulait misérablement devant tant d’énergie belliqueuse. Tout à sa joute, Victor n’entendit évidemment pas l’elfe s’approcher.

[Taliesin]

Taliesin éprouva un profond soulagement qui tempéra la colère qu'avait provoqué l'éloignement subit du petit garçon et, surtout, le fait qu'il ait échappé à sa vigilance. Il ne céda donc pas à sa première impulsion - celle de marcher vers Victor et de le tancer vertement - et demeura à bonne distance, hésitant quant à la conduite à tenir.
Bien sûr, il aurait pu rester caché et l'observer sans se manifester. Il était discret et courait peu de chances de se faire surprendre. Cependant, si par malheur cela devait advenir, ce serait assurément une catastrophe : le gamin n'apprécierait sans doute pas du tout d'être ainsi épié à son insu. Mais il ne pouvait pas non plus s'en retourner à la clairière et le laisser simplement jouer à sa guise : rien ne lui disait que, pris dans l'insouciance du jeu, le gosse ne s'éloignerait pas encore davantage.
La seule solution était de l'approcher... aussi doucement que possible. Et de lui demander de rebrousser chemin. Cela n'irait pas sans heurt, probablement. Mais l'ancien barde ne voyait pas comment agir autrement.
Il s'avança donc d'un pas et toussa discrètement, espérant attirer l'attention de Victor, se préparant a affronter ses probables récriminations.

[Galathée]

Victor fit volte-face, baissant sa garde, et se rembrunit, comme s’il avait deviné la réprimande à venir. Il regarda Taliesin approcher sans rien dire.
« Tu me suis ? » demanda-t-il finalement, soupçonneux.
A ses pieds, le chat crachotait encore et il fila bientôt en direction de leur maisonnette, les abandonnant à leur probable affrontement.

[Taliesin]

Au moins ne t'a-t-il pas hurlé d'emblée d'aller te faire pendre ailleurs,songea par devers lui l'ancien barde.
Il prit une profonde inspiration, chercha ses mots, puis se lança.
-En l'occurrence, oui. Mais je n'ai pas eu le choix : tu ne m'as pas dit que tu t'éloignais et je ne t'ai pas vu partir. Preuve que je ne te surveille pas tant que ça. Mais je ne connais pas bien les environs, et je ne peux pas demander aux animaux de la forêts d'aller jeter un coup d'œil sur toi pour voir si tout va bien. Ecoute...
Il soupira et secoua la tête.
-Je comprends fort bien que tu n'aies pas envie de voir ma trogne plus que nécessaire et que tu veuilles être tranquille. Mais toi, tu dois aussi comprendre qu'il me faut savoir où tu te trouves. Galathée m'a chargé de veiller sur toi, et, même si on ne court pas grand danger par ici, ça n'en reste pas moins la nature sauvage. Alors la seule chose que je voudrais, c'est que tu ne t'éloignes pas trop, et que tu me prévienne quant tu quittes la clairière, que tu me dises où tu vas. Comme ça, je sais ou te chercher si je ne te vois pas reparaître. Et ainsi, tu n'auras pas à craindre que je te suive ou quoi que ce soit. Est-ce que ça te va, comme compromis ?

[Galathée]

Victor l’écouta sans rien dire, les mains derrière le dos, et ses grands yeux clairs s’humidifièrent une seconde.
« Mais je voulais juste jouer dans la forêt… » murmura-t-il d’une voix misérable. « J’savais pas que je devais te dire… »
Il baissa les yeux sur ses bottes, dont les semelles étaient au bout de leur course.
« Je peux rester ici ? Juste pour jouer ? Si je reviens pour manger ? Je suis pas très loin, si ? »

[Taliesin]

Le barde grimaça. Il s'était attendu à tout, mais certainement pas à troubler le gamin à ce point.
-Bien sûr que tu peux rester ici, répondit-il d'un ton apaisant. Et tu n'as rien fait de mal : c'est ma faute, en fait. Je ne t'ai pas demandé de me prévenir. Tu ne pouvais pas savoir.
Il sourit à l'enfant puis recula d'un pas.
-Bon, je te laisse tranquille. Amuse-toi bien, et à tout à l'heure.
Il fit volte face et, d'un pas tranquille prit la direction de la clairière.

[Galathée]

Victor réapparut aux alentours de midi, comme si son estomac l’avait renseigné sur l’heure. A moins qu’il n’ait senti les effluves du pain frais cuisant dans le four… Il avait le visage constellé de taches de boue et ses vêtements n’étaient pas en meilleur état. Cependant, vestige d’une existence plus rangée, il alla se laver consciencieusement les mains et la figure dans l’eau tranquille de l’étang avant de venir aider Taliesin à terminer les préparatifs. Il songea même à récupérer la vaisselle qu’il avait abandonnée près de la rivière. Il était d’excellente humeur et proposa à l’elfe d’aller pique-niquer dans l’herbe, à l’ombre d’un arbre, pour profiter du temps clément.