La Couronne de Cuivre

Ça, il pouvait l'imaginer même si, jusqu'à présent, il n'avait assisté à aucune catastrophe, à aucun chambard... Toutefois, il ne se berçait pas d'illusions, d'autant qu'il était arrivé depuis moins d'une journée. Et il se souvenait de l'été précédent...
-Je veux bien, mais j'en parlerai d'abord à Guilhem, répondit-il, tranquille. S'il est d'accord, nous partirons là-dessus.
La jeune génération étant répartie dans plusieurs chambres, il faudrait évidemment s'organiser, mais ça ne lui semblait pas insurmontable.

" Il sera sûrement d'accord si tu le décharges de la mise au lit..." gloussa Victor.
Les enfants se remirent sur pied et, comme Baptiste, gardèrent leurs vêtements couverts de paille sous leur bras. Ils repartirent en équipage bondissant vers la ferme, au travers du bois, puis débouchèrent en bordure du potager désormais désert. Un épouvantail hirsute se balançait doucement dans la brise. Les légumes étaient resplendissants et nombreux, mais vu le nombre de bouches à nourrir, ce serait sans doute tout juste, ou peut-être même insuffisant. Perchée sur la barrière, Plume semblait à demi-endormie. Mais sans doute guettait-elle déjà les rongeurs en maraude...
A l'intérieur de la ferme, on entendait le murmure de conversations, depuis la salle à manger et la cuisine.
" Rentrez les poules avant de rentrer !" s'exclama une voix depuis une des fenêtres du rez de chaussée.
La volaille était en effet disséminée dans la cour, où elle picorait dans le fumier.
" Je m'en charge." dit Jehan en quittant le groupe.
Les autres le laissèrent faire : apparemment, une seule personne suffisait.

Il songea au terrier de renard entrevu un peu plus tôt. S'il était toujours habité, son occupant avait déjà dû commettre quelques rapines, d'où les précautions prises avec les poules...
-Je vais voir si Galathée a besoin de moi avec les jumeaux, annonça-t-il. Et je parlerai à Guilhem dès que possible.
Il leur sourit puis pénétra dans la maison, où l'après-midi avait dû être relativement paisible, à moins que les bébés n'aient été particulièrement agités.

Les jumeaux avaient trouvé leur place dans un coin de la salle à manger, dans le berceau qu'ils avaient ramené de Dorrandin. Galathée les balançait d'un pied tout en discutant avec Mathilde. Elles se turent quand Taliesin entra et l'adolescente s'empourpra, comme si le barde était capable de lire dans les pensées.
" Bonsoir, mon ami. Belle journée ?" demanda simplement la rôdeuse.
Les bébés ne dormaient pas, mais ils contemplaient le mobile de Baptiste, les yeux écarquillés.

Manifestement, il tombait mal ou, du moins, survenait au beau milieu d'une conversation privée tenant très à cœur à la jeune fille. Il n'allait donc pas s'attarder, peu désireux de jouer les troubles-fête. Et puis, elles ne disposaient que de peu de temps encore avant le repas...
-Très belle journée, répondit-il, tout sourire. Puis-je vous être utile d'une quelconque manière ? Sinon, je dirigerai mes pas vers la cuisine, afin de voir ce qui s'y trame...

" Assieds-toi ici, plutôt, dit Mathilde en se levant. Mon père est dangereux quand il est en cuisine. Moi je dois aller vérifier le fromage, de toute façon."
Galathée sourit à la jeune fille, tandis qu'elle s'éclipsait, puis regarda à nouveau le barde.
" Peux-tu croire qu'on me demande conseil, à moi ? J'ai l'impression de prendre vingt ans ! C'est sans doute un effet Victor... C'est vrai que j'ai l'âge d'être sa mère, mais quand même..."

-Je comprends et, à mon niveau, je ressens quelque chose d'approchant... Je veux dire, me retrouver dans le rôle de père... C'est déstabilisant et ça donne un sacré coup de vieux.
Il la rejoignit près du berceau.
-En même temps, Héloïse exceptée, dont la conversation est pour l'heure limitée, tu es la seule autre figure féminine à la ferme. C'est donc normal que Mathilde se sente particulièrement à l'aise avec toi, qu'elle se livre plus facilement et te demande conseil... Pour autant, et même si tu as déjà vécu bien des expériences, tu peux te voir davantage comme une confidente : c'est moins vieillissant, comme statut.

" Mais une confidente de quoi, Taliesin ? C'est vrai que j'étais fille de fermier, moi aussi, mais j'ai quitté la maison quand j'avais l'âge de Victor, ou à peine plus âgée... Enfin... Tu as raison. Et je suis touchée par sa confiance. C'est juste le coup de vieux... et cette prétendue sagesse... Tu vois... Je crois que dans le fond, j'ai peur qu'elle prenne tout ce que je peux lui suggérer comme des vérités infaillibles... alors que dans le fond, je ne sais rien sur rien."
Elle haussa les épaules.
" J'ai l'impression que même Victor en attend moins de moi."

-Dis toi quand même que malgré ton jeunesse, tu as beaucoup plus de vécu que la plupart des gens de ton âge. Et personnellement, je t'ai toujours trouvée très sage. Bien plus que moi, en tout cas, et sur tous les plans. Je suis donc convaincu que ce que tu lui dis est on ne peut plus fondé.
Son expression se fit pensive.
-Mais je comprends que toute cette attente soit déconcertante... Il faudrait faire en sorte que Mathilde rencontre d'autres filles, d'autres femmes et qu'elle puisse échanger avec elles. Ce doit être usant, à force, cet univers presque exclusivement masculin...

" Je ne crois pas qu'elle restera encore très longtemps à la ferme... Le problème, c'est de s'assurer qu'elle parte dans de bonnes conditions, et pas sur un coup de tête. Elle aime beaucoup son père et ses frères, c'est déjà ça de pris. Mais nous n'avons pas beaucoup de relations à Luménis, malheureusement... C'est donc difficile de l'aiguiller vers un point de chute... En même temps, peut-être que je m'inquiète pour rien. Ce n'est pas une gamine stupide et la plupart des jeunes quittent un jour leur foyer de la sorte... Bah. Elle n'est pas encore en train de faire ses valises, non plus."

-Effectivement, mais commencer à réfléchir à tout ça pourrait éviter qu'elle ne finisse par partir sur un coup de tête. Aussi raisonnable soit-elle, et les dieux savent qu'elle l'est, elle n'est pas à l'abris d'un brusque ras-le-bol...
Il sourit.
-Peut-être que notre arrivée la déchargera suffisamment pour qu'elle ait au moins un petit peu de temps libre pour sortir de la ferme, rencontrer des voisins... A plus long terme, tu as dû connaître des gens très bien, dans la Résistance. Moi, j'ai travaillé pour le tenancier de la Bienveillance, un brave homme qui ne manque pas de relations... Nous avons peut-être les moyens de l'aider à trouver les bonnes conditions de départ dont tu parlais.
Son sourire se fut mutin et il baissa d'un ton.
-Mais... Mon instinct me dit que la présence d'Elliot lui fournit déjà une distraction bienvenue.

Galathée lui jeta un regard en coin.
" Ce qui signifie que tant qu'il est à la ferme, elle est à la ferme, mais que le jour où il s'en ira, elle s'en ira avec lui. J'imagine qu'il y a pire parti, cependant, qu'un jeune... je ne sais pas bien quoi... de l'armée luménienne. Mais bref... Je ne devrais pas te parler de tout ça."
Elle sourit.
" Ça a été avec les garçons ? Guillhem a l'air de dire que malgré leur bon fond, ils sont épuisants et souvent limite gérables..."

-Je le crois sur parole, et nous avons pu constater, cet hiver et l'été dernier, qu'il leur arrivait d'être turbulents. Mais en ce qui concerne cet après-midi... Tout s'est extrêmement bien passé. Les trois premiers que j'ai embarqués à la rivière pendant que les autres dormaient dans la grange se sont baignés tranquillement pendant que je faisais une sieste, et même quand le groupe au complet a été réuni, il n'y a pas eu le moindre débordement.
Il haussa les épaules.
-Ça doit les intimider de me revoir après une si longue absence et, du coup, ils sont plus sages qu'à l'ordinaire...

" Pourvu que ça dure, dans ce cas. Mais je pense que l'épuisement de Guillhem vient de l'enchaînement des jours, sans répit, jamais. Nous devrions lui proposer de prendre une veille de vacances, pour aller voir son frère, quelque chose comme ça... Même s'ils n'étaient pas tellement proches, tout compte fait... Une cure à Antelucas, alors... ou un séjour à Luménis, que sais-je."
Un déferlement d'enfants surgit alors dans la pièce, portant les couverts et les assiettes, qu'ils commencèrent à installer avec une énergie un peu dangereuse. Félix décida d'essayer de placer les assiettes au bon endroit en les faisant glisser sur la table, tandis que Victor ou Jehan essayaient de les arrêter au bon endroit. Tôt ou tard, l'une d'entre elles valserait par terre, c'était garanti...

Il jeta un regard à sa compagne. Tout bien réfléchi, l'explication du déroulement sans heurt de l'après-midi tenait sans doute à la rivière elle-même, où la cohorte ne pouvait guère faire de bêtises...
-Les gars, s'il y a de la casse, je crains que ce dont nous avons parlé tout à l'heure ne soit plus possible, lança-t-il assez fort pour être entendu de tous. Alors que diriez-vous de mettre cette table de manière plus traditionnelle ?

Ils levèrent les yeux, manifestement surpris qu'on puisse trouver à redire à leur manière de procéder.
" On maîtrise, tu sais, dit Victor.
— On va rien casser.
— C'est pas difficile, il suffit d'avoir le coup de poignet.
— Tu veux essayer ?"

Taliesin secoua la tête.
-Non merci, répondit-il, tranquille. Je serais bien capable d'en faire tomber une par terre, il faudrait ensuite passer un temps fou à ramasser les morceaux, sans compter que quelqu'un serait peut-être contraint de manger à même la table, puisque nous n'en avons pas un nombre infini.
Il sourit.
-Et je ne doute pas un seul instant que vous maîtrisiez fort bien cette technique. Simplement, cela donne des sueurs froides à ceux qui vous regardent... Alors soyez bons, épargnez les âmes sensibles que nous sommes et mettez les en place normalement.

" Vous ne voudriez pas prendre le risque de réveiller Héloïse et Tristan, si ?" ajouta Galathée avec le sourire.
Les garçons grommelèrent mais obéirent et terminèrent de mettre la table avec sérieux. Antoine parut avec Eliott, ils déposèrent des saladiers puis repartirent. De bonnes odeurs s'infiltraient sous la porte, un arôme fort, un plat cuisiné à la bière, probablement, avec une légère touche fruitée. Mathilde revint, puis les derniers garçons, enfin Baptiste et Guillhem, avec leur réalisation du jour. C'était du lapin et il embaumait.

Le barde sentit son estomac se manifester avec entrain. Mais, surtout, constater que Guilhem et Baptiste avaient travaillé de concert - ce dont il se doutait - lui fit grand plaisir. Après cette journée, Baptiste se sentirait sans doute moins étranger à la ferme, à ses habitants...
C'est donc le cœur léger qu'il s'assit à table, aux côtés de Galathée. Le cœur si léger que la présence du garde ne le gêna qu'à peine. Et c'était tant mieux : ce lieu était un havre, un refuge, les mauvais sentiments n'y avaient pas leur place.

Le repas se déroula dans la bonne humeur. Les enfants avaient bon appétit et Galathée se pencha sur le barde.
" Je comprends ce qui inquiète Guillhem, murmura-t-elle à mi-voix. J'ai tué quatre lapins ce matin... et il ne va absolument rien en rester. Juste des os pour les chiens. Nourrir cette bande à la morte saison va être difficile. J'ai l'impression qu'ils mangeaient moins l'année dernière... Nous allons être occupés à plein temps juste pour remplir le garde-manger... en tâchant de ne pas épuiser la forêt ou la rivière."
Elle pinça les lèvres.
" D'ici deux mois, je devrai peut-être songer à retrouver du travail. Un peu de beurre dans les épinards pourrait nous être utile..."

-Tes services ne tarderaient pas à être très recherchés dans le voisinage...
Il eut une légère grimace.
-Victor, Jehan et Benoît ont reçu leur part du trésor de Mersant, mais je me vois mal les en priver. J'ai eu la mienne aussi, que j'ai cédé à la Réunion... Je ne le regrette pas, évidemment ; néanmoins, peut-être aurais-je dû être plus prévoyant et conserver quelques pièces d'or. Car malheureusement, je ne pourrais nullement contribuer à nos finances tant que tout ne sera pas réglé. A moins que...
Il fronça les sourcils.
-En cas de besoin, certains objets que je possède pourraient être vendus un bon prix. Bon, ils sont à notre maison de Luménis, probablement sous séquestre, mais les autorités luméniennes pourraient être compréhensives...

" Ne t'en fais pas... Nous allons juste devoir nous organiser... Nous sommes dans un bon environnement, c'est juste qu'il y a beaucoup de bouches à nourrir. Mais je pense que Guillhem a une certaine expertise... et une certaine expérience... de ce genre de choses. Si nous nous mettons à son service, nous nous en sortirons."
Elle posa la main sur son bras.
" Nous savons que nous avons des solutions de secours en cas de gros pépin... Nous n'en avons pas besoin pour l'instant. Ne te mets pas martel en tête... et mange ton lapin."

-Oh, je ne m'inquiète pas, je réfléchis juste à des solutions... Et il y en a.
Une idée lui traversa alors l'esprit et il se pencha pour glisser à l'oreille de la rôdeuse.
-Au pire du pire, si la famine sévit, nous pourrons recourir au pipeau. Outre un sort aléatoire dont on je peut jamais bien deviner ce qu'il va produire, un autre offre un petit déjeuner quotidien... Il nous suffira de le déguster tous deux en cachette, dans notre chambre.
Puis, sur un large sourire, il s'attaqua à son plat.

Elle le regarda, faussement scandalisée.
" Tu es vraiment un être vil, Taliesin."
Antoine, qui était à côté d'elle, lui jeta un regard inquiet mais elle lui sourit.
" Il raconte des bêtises.
— C'est un barde.
— Je l'oublie parfois."

-Que pourrais-je être d'autre ? s'étonna-t-il. En même temps, je me dois d'être honnête : je ne suis pas certain que ma profession puisse me servir d'excuse. En effet, j'ai déjà rencontré des bardes extrêmement sérieux...
Comme son fumet l'avait annoncé, le lapin était délicieux. Il ne manquerait donc pas de remercier comme il se devait les deux personnes qui avaient présidé à la réalisation de ce mets qui conférait au repas des allures de banquet.

Galathée haussa les épaules en riant.
" Même les bardes sérieux sont sûrement capables de raconter des histoires à dormir debout..."
Antoine se pencha vers le barde.
" Il parait que tu vas nous proposer une saga, chaque soir ? "

Bigre, les nouvelles allaient rudement vite !
-Je dois encore en parler à ton père. Je ne voudrais pas débarquer, chambouler toutes vos habitudes, semer la pagaille... Mais s'il me donne son aval... Alors oui, je raconterai chaque soir l'épisode d'une longue histoire. Il faut juste que j'en trouve une faisant l'affaire : intéressante, qui donne envie de savoir la suite mais... qui n'empêche pas de dormir.
Ce n'était pas gagné : sous peine de lasser le public, les épopées se devaient d'être palpitantes et marquantes du début à la fin, la tension allait crescendo, les scènes horrifiques s'avéraient fréquentes... Cependant, en fouillant bien sa mémoire, sans doute pourrait-il relever le défi.

Antoine sourit.
" Si tu promets de le décharger intégralement de la mise au lit, il acceptera n'importe quoi. Il a horreur de ça. Bon, moi je ne vais pas me coucher à la même heure que les autres, mais je pense que je monterai écouter la saga... enfin... si j'ai le temps de faire mes tâches pendant que les petits se changent et font leurs ablutions."
Galathée acquiesça.
" Cela me parait une juste répartition des tâches. Cela dit, ce soir, après le coucher, Guillhem aimerait que nous fassions le point sur les tâches urgentes des prochains jours... en sus de la moisson. Ce serait donc peut-être bien que la saga commence demain."

Il se frotta le menton, pensif.
-Je suis d'accord. En plus, cela m'offrirait un délai bienvenu pour choisir une histoire. J'espère juste que cela ne provoquera pas de révolution... En même temps, je n'ai pas dit que je commencerai dès ce soir, et je n'ai même pas encore eu l'opportunité d'en discuter avec Guilhem, alors...
Il jeta un regard en coin à la marmaille.
-Tu sais en quoi consistent ces tâches urgentes dont nous devons parler ?

Galathée haussa les épaules en secouant la tête.
" Non, pas vraiment. De l'intendance, je suppose. La mise en conserve des légumes de saison, la préparation des viandes et du poisson pour l'hiver, la préparation des champs pour l'année prochaine... La ferme a beaucoup de ressources, mais avec les produits de la nature, un jour de retard et tout peut être gâché.
— Il faut retaper le toit de la grange, sur la partie arrière, dit Antoine. Et il y a un problème de vêtements, aussi. On pensait acheter de la laine et du lin, mais je ne suis pas certain qu'on ait les compétences pour le traiter nous-mêmes... Il faut réfléchir."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins