La Couronne de Cuivre

« Ada. Si vous êtes persuadée de faire ce qu’il faut, et que vos adversaires se leurrent, pourquoi n’essaieriez-vous pas de me gagner à votre cause ? Cela me paraîtrait une démarche bien naturelle. En même temps… je n’ai pas grande importance dans ce qui se joue autour de nous. J’ai promis de vous aider de mon mieux, mais mon mieux n’est pas grand chose. Si vous ne me faites pas part de vos sentiments, c’est encore pire. Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur un banc et attendre la suite des événements. »
Il croisa les bras et soupira.
« Je vais vous faire part de mon sentiment. Quelqu’un veut forcer l’affrontement. Quelqu’un d’humain, un Combelupin, ou plusieurs. Parce qu’ils veulent voir disparaître le village ? Peut-être. Parce qu’ils pensent pouvoir s’opposer sans difficultés à la nature environnante ? Peut-être aussi. Y a-t-il un agresseur ou deux ? Je n’en sais rien. Mais je pense qu’il y a des responsabilités ici en bas, ou au château. Voilà mon sentiment. Me direz-vous le vôtre ? »

-C'est le même, répondit sans fard Ada. Du moins, ça l'est désormais. Jusqu'ici, je me refusais à envisager cette possibilité : comment quelqu'un d'ici aurait-il pu provoquer les incidents dont nous avons été victimes ? Dont ont été victimes les fils du baron, devrais-je dire. Cela paraît tellement invraisemblable... En revanche, ce qui s'est produit cette nuit, seul un humain peut en être responsable. Certains crient déjà à un signe, à une déclaration de guerre de la nature. S'il s'agissait de cela, je crois que nous aurions trouvé le temple envahi de plantes, ou même remplacé par un arbre géant. Pas incendié. Le feu, c'est l'outil, l'arme des hommes.
Elle se massa le front, un instant.
-En revanche, je ne pense pas qu'on veuille faire disparaître Combeloup. Ma conviction est qu'on veut développer le village, au contraire. L'affranchir de ce pacte jugé contraignant, de ce carcan de règles qui empêche l'extension des troupeaux, l'exploitation du bois, des ressources minières... Et qu'on veut en tirer un profit personnel.
Elle grimaça.
-Voilà ce que je pense, Albérich. Mais gardez à l'esprit que, pour certains, j'apparais comme la partisane acharnée d'un accord caduque, comme quelqu'un qui refuse de voir la vérité en face, préfère accuser les siens plutôt que la nature que tout désigne. Et je ne puis vous affirmer que je ne me trompe pas. Ainsi que je vous l'ai dit, je n'ai pas de preuves de ce que j'avance.

Albérich sourit doucement.
« Je garde l’esprit ouvert, je vous le jure. » fit-il.
Il reprit sa tasse de thé, en observa une seconde la surface trouble.
« Mais disons que c’est notre hypothèse dominante. Nos suspects sont alors tous ceux qui souffrent de ne pas pouvoir développer davantage leur activité à cause du pacte… et qui sont suffisamment déterminés pour supprimer des enfants pour parvenir à leur fin… Ça ne doit pas courir les rues de Combeloup. »
Il secoua la tête.
« Mais pensez-vous que ces meutes de loups sanguinaires lui soient subordonnées ? »

Ada demeura silencieuse quelques instants.
-Je ne crois pas... finit-elle par dire. Pas directement, du moins. Commander à ces meutes nécessiterait... un grand pouvoir. Ou un pacte avec la nature. Je ne vois pas qui pourrait faire une telle chose, Ni d'ailleurs qui pourrait s'en prendre à des enfants, ici. On pourrait dire que tout un chacun souffre de notre accord : les éleveurs doivent restreindre la taille de leur troupeau, Umberto limiter, par conséquent, l'ampleur de son commerce. Même Hodor n'a pas autant de travail qu'il pourrait en avoir... Mais je ne sais pas s'ils en souffrent réellement : ils ne seraient pas restés ici, sinon... A moins, évidemment, que je me trompe. complètement. Et quand bien même certains récrimineraient-ils en cachette, il y a un pas entre cela et provoquer la mort d'enfants, non ? Un pas entre ne pas être pleinement heureux et déchaîner, contre tous, la fureur des animaux...
Elle soupira.
-Quoi que, pour l'heure, cette fureur n'a touché que le baron. Autre élément qui me trouble, je dois l'admettre...

« Donc, si je vous suis, vous pensez que la nature se venge d’un affront commis ? Je dois dire que je ne suis pas certain de comprendre exactement ce que vous craignez… Si c’est la nature qui a fait disparaître les fils du baron… ou celui qui veut que l’on entre en guerre contre elle. Finalement, Eudes a entre ses mains les forces armées de Combeloup, même si elles sont minimes. Le pousser à l’agression est une bonne manière de rendre le pacte à jamais caduc. Mais je dois avouer que l’aspect un peu granguignolesque de la méthode, un enfant par an, notamment, me laisse à penser qu’un esprit peu rationnel est à l’œuvre... »
Il soupira.
« Qui occupait la sacristie du temple ? Je l’ai trouvée en parfait état, lorsque je m’y suis rendu, il y a quelques jours. »

-Personne ne l'occupait... Mais c'était Eloi qui l'entretenait. Là encore, c'est un secret. Officiellement, il ne voulait rien avoir à faire avec les forces de la nature. Cela se comprend : il était l'un des rares symboles du culte de Lathandre encore présent à Combeloup. Mais c'était un homme ouvert d'esprit, et s'il était fidèle à son dieux, ça ne l'empêchait pas de vouloir comprendre, apprendre. Il s'est parfois entretenu avec l'esprit. A l'insu même du baron, je pense.
Elle posa un instant son regard sur les flammes qui dansaient, joyeuses, dans l'âtre bien nourri, puis reporta son attention sur Albérich.
-Pour le reste... Je pense effectivement que quelqu'un a agressé la nature sans que nous le sachions. Et désigné Combeloup, sinon sire Eudes, comme responsable. Afin qu'elle déchaîne sur nous ses pouvoirs, et décide notre seigneur à agir. En lui prenant ses fils, un à un, lentement, on a miné sa détermination à respecter un pacte auquel il n'a jamais adhéré, miné la confiance qu'il pouvait avoir envers les défenseurs de ce pacte. Aujourd'hui, il est sans doute tout prêt à passer à l'action. A mander de l'aide auprès de sa parentèle. Et, surtout... A utiliser les mesures d'exception que contient la charte octroyée au village par son grand-père. S'il le fait, s'il décide de lutter contre le fléau qui nous menace... Il n'y aura plus de paix possible.
Elle avala la fin de son thé d'une traite et reposa la tasse..
-Ce ne sont là que pures supputations. Et je ne vois pas quel profit notre... ennemi pourrait tirer de tout cela. Il n'y aura plus de Combeloup, si nous en venons au conflit. Il n'y aura sans doute aucun survivant parmi nous. Il faut donc croire que l'individu qui a provoqué tout ça croit malgré tout à nos chances. Signe, peut-être, d'un manque de rationalité, comme vous le souligniez. Bien que la méthode employée pour les fils du baron... témoigne d'une certaine connaissance de son caractère. Sire Eudes croit aux symboles. Aux prophéties. Il est de la vieille école, est attaché à l'histoire des vieilles familles nobles, laquelle regorge de semblables destins tragiques, annoncés parfois par quelque devin... Il aura vu un signe dans les attaques visant ses fils. Indéniablement

Rien de cela ne surprit Albérich, c’était plus ou moins ce qu’il redoutait.
« Continuons à imaginer que vous ayez raison. Dans ce cas, l’agression de Bastien et la présence des loups ne sont que concomitantes, puisque les loups répondraient à une transgression du pacte, tandis que la tragédie autour de l’enfant serait l’œuvre de la main humaine qui entend manipuler le baron. A moins, évidemment, que ce qui s’est produit ne soit, justement, l’acte qui a poussé les forces sauvages à se rassembler. Je veux dire… On parle de meutes gigantesques, d’ours, d’oiseaux… J’imagine que la nature ne répondrait pas d’une telle manière si on avait coupé un arbre ou tué un lapin de trop. La démesure de ce qui se trame indique, je suppose, que l’agression était de taille. Si Bastien était appelé à devenir le rôdeur de votre village… »
Il s’interrompit, secoua la tête.
« Non. La nature ne s’impliquerait pas dans des querelles humaines. Et elle ne doit pas se parer de logique. »
Il but une lampée de thé, lorgna le feu tranquille dans la cheminée, soupira.
« Mais pourquoi incendier la sacristie ? S’y trouvait-il quelque chose d’important, un indice ? Si le but avait simplement été d’empêcher tout contact avec l’esprit, pourquoi ne pas détruire la nef en priorité ? Parce qu’elle brûle moins bien, simplement ? »
Il réfléchissait à voix haute, sans réelle structuration dans sa pensée.
« Pourquoi aller jusqu’à tuer Eloi ? Parce que Bastien a vu son agresseur ? »
Il ferma les yeux.
« A part Umberto, et moi, évidemment, est-il des Combelupins qui sont arrivés tardivement au village ? Je veux dire… qui n’y sont pas nés. Pour qui le pacte est une relative nouveauté plutôt qu’une évidence ? »

-Deux ou trois épouses d'éleveurs... Albert, aussi, qui a épousé la fille d'Elias Longuesaux, Ils viennent des villages voisins... Sire Hugues, évidemment. En dehors de ça, personne. Nous n'avons pas très bonne réputation, dans les environs. Les gens nous trouvent... étranges, sauvages. Nous n'attirons donc pas les foules, ce qui nous convient parfaitement...
Elle soupira.
-Quant à l'incendie de la sacristie... C'est là que se faisaient les rencontres. Un temple a beau être abandonné, la présence de la divinité qui l'occupait est longue à se dissiper. La sacristie apparaissait donc comme un lieu plus neutre. L'esprit nous y laissait des messages, parfois. Eloi ou moi-même nous y sommes à plusieurs reprises entretenu avec lui. L'avoir détruite est donc un symbole. Et bel et bien un moyen de nous empêcher de garder contact, puisque, désormais, le cercle de pierre nous est inaccessible. Comme je vous le disais, certains, ici, interpréteront cet événement comme la volonté de l'esprit d'interrompre toute négociation. Et l'esprit lui-même... Il pourrait bien voir cela comme la confirmation de nos mauvaises intentions à son égard. Notre désir de... continuer à faire fi du pacte.

Albérich sourit.
« J’ai pensé que l’esprit apprécierait l’ambiance forestière du sanctuaire… L’autel semblait tout à fait gagné à sa cause… » murmura-t-il. « Mais vous voilà sans lieu de communication consacré. J’imagine cependant que s’il en avait le désir, l’esprit pourrait venir à vous d’une manière ou d’une autre… Malgré l’existence d’une colonie humaine, il reste dans son environnement. »
Il resta silencieux quelques minutes. Les mesures prises par la personne responsable du conflit étaient extrêmes. En meurtrissant le baron, on avait espéré l’amener à l’affrontement. Albérich avait la sensation qu’un autre homme aurait tout aussi bien pu s’écrouler et abandonner tout combat. C’était un pari risqué, presque insensé, à moins de vraiment bien le connaître.
« Qui savait, pour Bastien ? » demanda-t-il finalement.

Albérich avait la sensation désagréable d’avoir un suspect tout trouvé en la personne du sénéchal. Il venait d’arriver au village, s’était montré inconstant, belliqueux et peu convaincu par le pacte. Vu sa position, il pouvait avoir été mis dans le secret des origines de l’enfant, et il lui avait été matériellement possible d’éliminer le vieux prêtre et de saccager son bureau. Il connaissait très bien Eudes, lequel semblait lui faire parfaitement confiance. Et il était bien placé pour l’influencer à l’action, désormais. Mais ce n’étaient que des supputations. Ada avait raison. Ils n’avaient que peu de réels éléments.
« Qu’en est-il de la famille de sa mère ? J’imagine que celle-ci est décédée, mais a-t-elle gardé le secret des origines de son fils ? » demanda l’ancien aubemestre.

-La mère est morte en couches, oui... soupira la vieille halfeline. Quant au secret, il a été préservé. D'ailleurs, de la famille, il ne reste plus que César, qui est réellement le grand-père du garçon. Lui n'aura rien dit, c'est une certitude. Je le connais depuis qu'il est gosse, je puis donc vous assurer de sa discrétion...
Elle secoua la tête.
-Encore un qui va s'élever contre le pacte. Il est posé, réfléchi... Mais il a été touché dans sa chair.

" Difficile de le blâmer..." fit l'ancien clerc.
Ada s’était montrée ouverte, mais il lui avait promis de conserver la tête froide et de ne pas se fier d’emblée à ce que tous les Combelupins prenaient pour acquis. Elle en faisait partie. Il ne lui confierait donc pas ses premiers soupçons. Cependant, il ne voulait pas repartir avec l’impression d’avoir à nouveau oublié quelque chose de crucial.
« Vous dites qu’Eloi et vous-mêmes discutiez avec l’esprit… A quoi ressemble-t-il ? Quel genre d’entité est-ce ? Est-il possible… imaginons… de la tuer ? »

-L'esprit se manifeste sous la forme d'une nymphe... expliqua Ada. Du moins, c'est ainsi qu'il nous apparaissait toujours, à Eloi et à moi-même. Impossible de dire, en revanche, si telle est sa nature profonde ou s'il ne s'agit que d'un masque... Certains, autrefois, avançaient avoir vu un satyre, dans les collines. Voir une dryade. Sont-ce là d'autres visages de l'esprit ? Ou des créatures sans aucun rapport ? Je ne saurais le dire. Pas plus que je ne saurais dire si on peut le tuer... Je gage que ce n'est pas impossible, à moins... qu'il ne s'agisse de quelque divinité mineure.

L’ancien clerc opina du chef, songeur.
« Bien. Je ne vais pas abuser de votre hospitalité plus longtemps. Vous avez déjà éclairé ma lanterne sur de nombreux points et je pense que vous avez déjà bien assez de soucis comme ça. Je vais passer voir le baron… Il s’inquiétait de voir Elisa livrée à elle-même et bien que je ne sois pas certain d’être l’interlocuteur le plus approprié pour une jeune fille de son tempérament, disposer d’une excuse pour me trouver sur place est peut-être une opportunité à ne pas négliger. »
Il se leva.
« Mais je vous tiendrai au courant de ma progression. »

La vieille halfeline acquiesça sans rien dire, et ne tarda guère à la reconduire jusqu'à la porte. Pourtant, une fois sur le seuil, elle demeura un moment immobile à l'observer, pensive, toujours silencieuse. Puis, sans crier gare, elle prit ses mains dans les siennes.
-Faites attention à vous, Albérich... murmura-t-elle. Je comprends votre désir d'agir, de vous rendre utile... Mais n'oubliez pas de vous préserver. De faire, le cas échéant, le choix de la survie. Vous pouvez encore accomplir tant de choses...
Elle soupira, avant de battre en retraite à l'intérieur de sa maison, comme gênée de s'être laissée aller, quelques instants, à une telle familiarité.

Le négociant l'invita à entrer presque aussitôt. Comme à l'accoutumée, il se tenait dans son bureau, la seule pièce véritablement chauffée du comptoir, et, une plume à la main, était plongé dans la lecture d'un imposant ouvrage qu'on avait tout lieu de soupçonner comme étant un registre de comptes. L'homme leva les yeux sur son visiteurs et lui sourit largement.
-Oh, messire ! C'est un plaisir de vous voir... dit-il. J'ai entendu parler de vos exploits, des blessures de guerre que vous avez récoltées, et je suis heureux de vous voir à nouveau sur pied.

Albérich se glissa sur un fauteuil libre et sourit.
« Exploits, voilà un bien grand mot. J’ai failli servir de casse-croûte à une bande de carnassiers déchaînés, c’est la seule chose dont je me souvienne réellement. Et si les hommes du baron n’avaient pas surgi à point nommé, la neige serait déjà en train de recouvrir quelques ossements, à n’en pas douter. Mais puisque nous évoquons nos cicatrices, comment va votre jambe ? »

-Comme un charme ! fit-il d'un ton léger. Je boîte encore un peu, mais bientôt, il n'y paraîtra plus... Tant mieux : si on peut porter avec honneur les cicatrices d'un glorieux combat, celles d'une chute dans les escaliers, en revanche, l'on s'en passe très bien. Ce n'est pas exactement un haut fait digne d'être narré par les bardes...
Il sourit.
-Quant à vos carnassiers... C'est dommage que vous n'ayez pas pu ramener les dépouilles de ceux que vous avez terrassés. Bien traitées, leurs fourrures font de confortables manteaux. Et de bons avertissements pour pousser les fauves encore vivants à laisser en paix les braves gens.

Umberto semblait s’être rallié à la frange belliqueuse de Combeloup, et Albérich se demanda un instant qui, dans un village d’éleveurs de moutons, allait bien pouvoir adhérer à une voie alternative. C’était curieux de la part de quelqu’un qui disait s’être installé dans le hameau parce qu’il avait été séduit par son atmosphère particulière. Le pacte devait en faire partie.
Tu deviens suspicieux de tous.
C’était devenu un travers presque automatique, et la tâche a laquelle il s’était attelée menaçait de le renforcer. Il avait l’impression de plus en plus pesante que loin de se reconstruire, il était sur une piste qui menait à une totale destruction de ce qu’il avait été.
« Ne regrettez rien. Je crains que vos souhaits ne soient bientôt exaucés… Vu ce qui se masse dans les bois, vous aurez des pelisses à ne plus savoir qu’en faire. »

Umberto leva les mains en guise de protestation.
-Mais je n'ai aucun souhait particulier, moi... fit-il. Je ne serai jamais allé les chercher dans leurs montagnes, ces loups... Mais s'ils attaquent, j'estime qu'il est légitime de rendre coup pour coup et de faire comprendre aux autres que passer leur chemin est une bonne idée.
Il soupira.
-Et si ce qui se dessine à lieu... Oui, il y aura des tas de fourrures. Et des tas de carcasses humaines, aussi. M'est d'ailleurs avis qu'il y aura plus de survivants dans leur camp que dans le nôtre, et que ce sont eux qui se feront des manteaux de nos dépouilles...

Albérich dévisagea une seconde le négociant. Il lui sembla soudain qu’il ne pourrait jamais rester à Combeloup. S’il voulait trouver des réponses à ce qui se tramait dans le village, s’il voulait, comme l’avait suggéré Ada, voir ce qu’elle ne pouvait plus distinguer, il allait être forcé d’avancer masqué, de dissimuler ses véritables intentions, peut-être de mentir. Et comment bâtir des relations authentiques avec les gens, s’il fallait d’emblée les tromper ? En même temps, il était déjà trop tard.
« Vous faites donc partie de ceux qui pensent que le village n’est pas de taille pour affronter les animaux… Il est vrai qu’après des années de trêve, il ne doit pas être évident de soudain se mobiliser… Cela dit, ils n’ont pas encore attaqué. Les choses n’iront peut-être pas jusqu’au conflit. »

-Trêve ? J'aurais plutôt parlé de paix. Pour autant que je sache, Combeloup n'a jamais été en guerre avec ses "voisins". Depuis que je suis ici, je n'ai pas vu de tension, à ce niveau, en tout cas. Enfin, jusqu'à ces derniers temps...
Il referma son registre, le posa sur son bureau.
-En revanche, je ne vois pas comment les choses pourraient s'apaiser. Pourquoi la nature amasserait-'elle ses forces, telles les nuées menaçantes d'un orage à venir, sinon pour les déchaîner sur le village ? L'attaque contre le petit Bastien, celle dont Ada, Hodor et vous avez été victimes... Cela tient plus de la déclaration de guerre que de l'avertissement, puisque le but était de vous éliminer. Et ça a laissé des traces : beaucoup ne sont pas prêts à pardonner ces assauts...
Il fit tournée sa plume entre ses doigts, pensif.
-Pour le reste, je crois effectivement que nous ne sommes pas de taille si la nature déchaîne toutes ses forces. Si nous armons jusqu'au dernier habitant en âge de porter une épée sans être déséquilibré, nous pouvons tenir un moment, ce qui pourrait... décourager notre adversaire. S'il s'acharne, notre seule chance de salut tient dans la parentèle du baron. Sa cousine est châtelaine dans un village situé à quelques dizaines de lieues d'ici... Il se peut qu'elle réponde à l'appel. En dehors de ça...
IL haussa les épaules.

César l'invita à entrer sans lui poser la moindre question. Il avait l'air fatigué, las. Déterminé, aussi, semblait-il.
Albérich pénétra dans un salle simple mais chaleureuse, au mobilier de bois similaire à celui qu'il avait pu voir dans d'autres maisons. Bastien s'y trouvait : son grand-père l'avait habillé et installé près de l'âtre. On aurait pu croire l'enfant simplement endormi, s'il n'avait eu les paupières ouvertes et le regard terriblement vide.
-Nous avons de la visite... dit le vieillard en s'adressant à son petit fils.
Puis, se tournant vers l'ancien clerc, il ajouta, à voix basse :
-Il n'y a pas la moindre once d'amélioration, et je me demande bien pourquoi je fais encore comme s'il était là... Mais je ne vois pas comment faire autrement.

« Je pense que vous faites ce qu’il faut. Ce n’est pas parce qu’il ne réagit pas qu’il ne vous entend pas. » murmura Albérich en observant le petit garçon. « Et s’il y a bien une chose qui est susceptible de l’arracher aux limbes où il s’est perdu, c’est l’amour des siens. »
Il eut un maigre sourire.
« Avez-vous un autre animal chez vous ? Qui soit susceptible de lui procurer un peu de cette chaleur qu’il trouvait auprès de sa chienne ? »
Si seulement le gosse avait été en mesure de communiquer... L'ancien clerc était persuadé qu'il savait qui et quoi. Malheureusement, il n'avait aucune idée de comment l'arracher à sa catatonie.

-Nous avons un chat... fit César. Qui a toujours vécu en bonne intelligence avec Belle. Il s'est approché de Bastien, s'est même installé sur ses genoux, une fois, sans que cela provoque chez lui la moindre réaction. Depuis, le chat n'a plus rien tenté.
Il observa le gamin, un moment, puis refit face à Albérich.
-Bien sûr, j'ai quelques moutons, à la bergerie, mais... Ce ne sont pas vraiment des bêtes très liantes, je le crains.

« Non, je ne pensais pas à des moutons, effectivement… »
Albérich s’accroupit devant le petit garçon, le regarda droit dans les yeux.
« Je ne vais pas m’attarder. » murmura-t-il. « Je passais juste voir si tout allait bien. Continuez à communiquer avec lui, on ne sait jamais. Les chocs s’atténuent, parfois. Il n’est pas forcément sur une mauvaise pente. »
Il se redressa et dévisagea le vieil homme. Il comprenait son amertume. Veiller un être presque mort était probablement pire que de devoir affronter un trépas brutal. Il devait osciller entre l’espoir et le désoeuvrement.
« Si c’est trop difficile pour vous, vous devriez peut-être songer à vous installer, tous les deux, chez quelqu’un qui pourrait vous soutenir. Ne fût-ce que moralement. »

César grimaça et secoua la tête.
-Je vous remercie pour votre conseil, mais... Je préfère encore rester seul et m'occuper de lui. Je ne suis pas sûr de pouvoir encaisser les regards apitoyés, les murmures...
Il soupira, parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais s'abstint de le faire. Il se contenta de raccompagner Albérich jusque sur le seuil de sa maison, puis observa un instant les environs.
-Je vous plains... dit-il. Vous n'êtes vraiment pas venu à Combeloup au bon moment. Depuis que je suis enfant, c'est un havre où ne règnent que quiétude et tranquillité. A présent, il y a tout lieu de croire que le village va se transformer en champ de bataille. Sinon en charnier.