La Couronne de Cuivre

-Vous êtes pas le seul dans ce cas là, fit Mikaël. Sire Robert et Dame Marthe, par exemple, ils en ont vu des rudes. Mais à chaque jour qui passe, on les sent plus enthousiastes.
Le cordonnier et l'assistant-forgeron finirent par s'excuser : ils avaient terminé leur repas et devaient retourner au travail. Albérich demeura donc seul avec l'institutrice.
-Le temps qu'ils se lavent, qu'ils mangent et se reposent un peu, j'ai encore une bonne heure avant d'accueillir mes élèves en classe, lui expliqua-t-elle en chassant une mèche noire tombée sur son front. Je peux donc, si vous le souhaitez, vous tenir compagnie jusqu'à ce que votre ami vous rejoigne. Enfin, sauf si certains des instructeurs ont voulu se mesurer à lui loin des regards indiscrets, pour éviter de perdre la face s'ils venaient à être vaincus... Si cela devait advenir, vous pourriez ne pas le revoir avant un bon moment !

" Bah, il ne m'est pas indispensable pour digérer, fit le Luménien avec un léger sourire. Et je pense qu'Hubert doit être impatient de pouvoir se mesurer à des combattants un peu plus expérimentés que moi... Je le rends chèvre depuis des veilles et ces derniers jours, j'ai été son seul adversaire. Il doit bouillir d'une frustration qui ne demande qu'à se relâcher... Et je crains qu'à instruire des groupes, on ne puisse vraiment lui trouver d'exutoire."
Il se tourna vers l'endroit où il avait fait la file un peu plus tôt.
" J'espère juste qu'il lui restera de quoi manger... L'exercice ouvre généralement l'appétit."
Un instant, il se demanda si le paladin l'avait déjà remisé dans un recoin de sa mémoire, trop enthousiasmé par ses nouvelles prérogatives et le retour, dans sa vie, d'un semblant de dessein.

-Ne vous inquiétez pas : les instructeurs sont toujours les derniers à se présenter à la cantine, et, évidemment, on leur garde qhelque chose de bien chaud et de bien roboratif ! Le sieur de Maleval ne courre ainsi aucun risque de mourir de faim.
Elle le dévisagea une seconde.
-Je doute que vous soyez aussi mauvaise que moi avec une arme dans les mains. En revanche, que notre manque d'attrait pour ce genre d'activité soit apparenté, cela me paraît déjà plus plausible. Alors, qui sait, peut-être nous entraînerons-nous dans le même groupe ? Je dois y aller aux premières heures, et c'est tant mieux : mes élèves arrivant plus tard, il n'y a donc aucun risque pour qu'ils voient à quel point je suis ridicule. Sans quoi, mon "autorité" en prendrait un sacré coup !

" Je peux imaginer, oui... En même temps, personne ne s'attend à ce que vous soyez une guerrière expérimentée, je suppose..."
Ce qui n'est pas le cas d'un ancien clerc, par contre, mais sans doute n'était-il pas nécessaire de le mentionner.
" Quel genre d'élèves fréquentent votre école ? Les enfants, les adolescents ? En profitez-vous pour alphabétiser les adultes qui n'ont pas eu la chance de pouvoir fréquenter des classes dans leur jeunesse ? J'imagine qu'une démocratie naissante doit faire de ce genre de choses une de ses priorités..."

Elle hocha la tête.
-Effectivement, apprendre à lire et à écrire à tous les membres de notre communauté fait partie de nos priorités, et nous avons essayé de profiter au maximum de ces mois précédant l'expédition proprement dite. Les adultes ont accès à des cours du soir auxquels nous accueillons tous les volontaires. Pour les enfants, l'enseignement primaire est obligatoire de six à dix ans. Au-dessus, cela dépend des cas : s'ils ne doivent pas aider leurs parents et ne sont pas en apprentissage, ils doivent continuer à fréquenter nos classes. Dans le cas contraire, et s'ils ne maîtrisent pas déjà les bases, ils faut qu'ils les apprennent soit auprès de leur formateur, soit en soirée, avec les adultes.

" Vous avez pensé à tout." fit le Luménien avec un sourire.
Il jeta un regard autour de lui.
" Merci pour votre compagnie, Rebecca. Je vais aller à la recherche d'Hubert. Je pense que nous sommes supposés signer nos contrats très bientôt. J'imagine que je vous reverrai dans la journée, quand il faudra que je m'insère quelque part dans votre dynamique... Si vous avez du travail à me faire faire, vous pouvez déjà y songer."

-Je préfère ne pas tirer de plans sur la comète, car je suis certaine qu'on vous sollicitera pour des tâches plus... immédiatement utilitaires, dirons-nous, soupira l'institutrice. Comme l'a dit Mikaël, Ignace ne serait pas contre du renfort, et Agnès non plus : pour l'heure, il n'y a quasiment aucun malade, mais ça finira par venir, malheureusement...
Elle se leva et lui tendit la main.
-C'était en tout cas très agréable de faire votre connaissance et de discuter avec vous, Albérich.

Il faillit grimacer en entendant prononcer le nom d'Agnès. Il n'était absolument pas question qu'il mette les pieds dans ce dispensaire. Sauf si c'était lui le blessé. Et encore, il refuserait tout soin émanant d'un quelconque pouvoir divin. Cela lui arracha un sourire : en fait, il ne serait bon qu'à se soigner lui-même. Il songea à Aloysius qui avait eu les mêmes principes stupides et qu'il avait contraint à accepter le pouvoir de Lathandre. Mais leurs situations étaient différentes, il ne servait même à rien de les comparer.
" Pour moi de même. Bonne suite de journée."
Il s'esquiva ensuite, quitta la tente de la cantine et se mit en quête d'Hubert, repartant vers le terrain d'entraînement.

Chemin faisant, il croisa plusieurs personnes qui, le teint rougit et le souffle court, eurent à peine la force de lui adresser un petit salut de la main. Ils étaient les derniers élèves à quitter le pré où se déroulaient les exercices, comme il le constata en le découvrant complètement vide. Complètement ? Pas tout à fait : un homme d'âge mûr et un jeune garçon ramassaient quelques armes abandonnées tandis que, près d'une rangée de cibles, Hubert était en grande conversation avec un soldat.
-Oh, je crois bien que le conseiller est venu vous chercher, souffla ce dernier au Paladin quand il eut remarqué le nouveau venu. J'espère qu'il ne va pas trop m'en vouloir de vous avoir retenu si longtemps...

Hubert sourit joyeusement.
« Ce n’est pas son genre, dit le paladin. Albérich, je te présente mon homologue, Edgar.
— Enchanté, messire. Je t’aurais bien présenté Rebecca, Ludwig et Mikaël mais leurs activités les ont rattrapés.
— Rebecca ? Dis-moi, tu ne perds vraiment pas de temps… »
Albérich s’était remis en route vers la cantine.
« C’est toi qui as l’écoute sélective. J'ai aussi mentionné un Ludwig et un Mikaël. Bon entraînement ?
— Excellent, oui. Belle promenade ?
— Instructive."
Ils pénétrèrent sous la tente et tandis qu'Hubert et Edgar allaient quérir leur pitance, Albérich chercha un endroit où se réinstaller.

Puisque la plupart des convives étaient partis, puisque mangeaient encore uniquement les personnes récemment revenues du champ d'entraînement - parmi lesquelles seuls les gamins semblaient conserver un semblant d'énergie -, ce n'était pas la place qui manquait et Albérich put s'installer où bon lui sembla. Le paladin et le soldat ne tardèrent pas à le rejoindre, ce dernier paraissant quelque peu embarrassé de coudoyer ainsi de si grands personnages, n'osant d'ailleurs guère prendre la parole. Bientôt, sire Robert et son écuyer apparurent à leur tour, recevant presque immédiatement leurs plateaux : en effet, il n'était plus vraiment nécessaire de faire la queue...

Albérich interrogea Hubert sur ses activités de la matinée, le paladin répondit succinctement mais avec un enthousiasme manifeste, et le Luménien se sentit heureux par procuration de voir son ami réjoui d’avoir repris du service. Il déchanta cependant à la mention de l’arc à flèche.
« Est-ce qu’il n’y a pas une dérogation pour ce genre de choses ? demanda-t-il au dénommé Edgar. Quand j’étais au Temple, à Eredhun, j’ai été interdit de fronde tellement j’étais dangereux pour mes voisins. Je ne pense pas être devenu plus adroit avec le temps, malheureusement. »

Edgar ne put s'empêcher de rire.
-Pour les dérogations, il faut voir avec sire Robert, même s'il n'en accorde généralement que pour raisons médicales dûment certifiées par dame Agnès. Mais, franchement... La fronde, d'accord, je peux comprendre : les billes sont susceptibles de partir dans tous les sens, si on ne la maîtrise pas. Alors que l'arc ? Si vous faites face au cible, tout ce que vous risquez, c'est de les manquer. Comment diables pourriez-vous toucher ceux qui se trouvent à côté, ou derrière vous ?

" A l'entraînement, peut-être, mais dans une mêlée ? Ce serait quand même dommage de toucher un allié parce qu'on vise à moitié droit... Est-ce que c'est vraiment sérieux d'imaginer que tout le monde peut faire un tireur acceptable ? Peut-être serait-il plus opportun d'opérer un tri après les premières séances..."
Il croisa le regard réjoui d'Hubert.
" Bon, ça va, j'ai compris. Et j'imagine que Sire Robert est dans ton genre. Oubliez ce que j'ai dit."
Peut-être que s'il se tirait une flèche dans le pied... Il se demanda si ça faisait vraiment mal. Sans doute que oui.

Désormais plus à son aise grâce au tour qu'avait pris la conversation, le soldat enchaîna, amusé :
-Il vaut mieux adopter cette attitude, messire, et partir du principe qu'à force d'application et de persévérance, vous finirez par vous améliorer. Cela fera plaisir à sire Robert et évitera qu'il ne vous envoie dans le groupe des chercheurs d'excuses. Pour eux, le programme est salé : entraînement le matin comme l'après-midi, et opérations commando la nuit venue, avec marches forcées, natation, escalade, bivouac à la belle étoile, rations militaires...

" C'est peut-être ce qu'il te faudrait, en réalité..." fit Hubert, faussement songeur.
Albérich secoua la tête.
" Toi, tu as de la chance qu'on a estimé l'arc à flèche plus important que l'économie politique et l'histoire hélonienne.
— Je ne tire pas très bien, en réalité. L'arc a longtemps été considéré comme une arme indigne des paladins. J'ai plus d'expérience à l'arbalète. Et je ne suis, en vérité, pas très bon non plus.
— Mais j'imagine que c'est l'intérêt d'être instructeur : à part marcher de long en large en donnant des bons conseils, on ne fait pas grand chose."

-Voilà une opinion fort intéressante, fit une voix, derrière lui. Fort intéressante et, étrangement, aussi populaire parmi ceux qui viennent aux entraînement en traînant des pieds qu'impopulaire parmi ceux qui les mènent. Vous comprendrez, dès lors, qu'il est de mon devoir de vous détromper au plus vite, afin de vous éviter de sévères déconvenues... Messire Megrall, j'ai donc le plaisir de vous annoncer que vous aurez en charge nos plus turbulents élèves au cours de la veille à venir. Ensuite, nous discuterons pour savoir si, oui non, le métier d'instructeur se résume à "pas grand chose".

Albérich s'empourpra alors qu'Hubert éclatait de rire.
" Sire Robert, vous n'y pensez pas, ce serait une catastrophe, dit le paladin, tandis que le chevalier les rejoignait. Si Albérich enseignait l'art du combat ne fût-ce qu'une heure, il nous faudrait une veille au bas mot pour rattraper toutes les mauvaises habitudes qu'il inculquerait à ses victimes."
Le Luménien soupira intérieurement. Il ne manquait plus que ça : se retrouver en butte aux plaisanteries d'une bande de soldats incroyablement drôles. Misère. Il n'avait pas encore signé, il lui restait peu de temps pour filer, mais ce n'était pas complètement impossible. Une auberge, un âtre, un bon bouquin jusqu'au printemps. Ensuite il pourrait rentrer à Combeloup, essayer de retrouver Thibault, se dessiner des perspectives un peu moins atroces que celles qui se dessinaient pour les jours à venir...
Deux veilles, songea-t-il. Deux veilles, ce n'est rien. Ensuite je pourrai fuir sans rien trahir.
Il se composa une mine avenante et se tourna vers le nouveau venu.
" Vous feriez mieux d'écouter Hubert, Sire Robert, il sait de quoi il parle."

-Très bien, je me range à son avis, et je trouverai un autre moyen de vous faire changer d'opinion quant aux instructeurs, répondit-il. Mais pardonnez-moi, j'ai oublié de vous dire ce pour quoi j'étais venu... J'ai croisé Marthe : si cela vous convient, vous pourrez signer votre contrat dans une demi heure. Étienne sera là, et il m'a demandé de venir également. Cela me laisse donc tout juste le temps d'aller me rafraichir quelque peu. On ne dirait pas, comme ça, mais on finit par transpirer, à marcher de long en large en donnant de bons conseils toute une matinée durant.
Il sourit, pour bien montrer qu'il plaisantait et qu'il ne tenait nullement rigueur à Albérich des propos qu'il avait tenus quelques instants plus tôt.

Albérich regarda le chevalier partir tandis qu'Hubert attaquait enfin son repas. Il le laissa manger sans le déranger, écoutant d'une oreille distraite les bribes de sa conversation avec Edgar. Des considérations sur l'un ou l'autre des hommes qu'il avait entraînés le matin-même, un jeune prometteur, un archer impressionnant. Des questions techniques aussi, des échanges de bons procédés, des interrogations plus pratiques sur le matériel à disposition, la manière dont ils entendaient armer les gens si le convoi subissait une attaque, les consignes générales qui avaient été données... Le Luménien décrocha complètement assez rapidement et se replia dans ses pensées, satisfait de se chauffer à l'aura invisible du paladin tandis qu'il dissertait.
Il songea alors au fait que dans quelques jours, ils allaient disparaître de la surface d'Hélonna, s'enfoncer dans les Landes, vers l'inconnu, quitter les cartes et les routes, se soustraire à l'oeil vigilant de Luménis, aux rumeurs, et il réalisa qu'il ne pouvait pas partir sans en informer au moins César et Thibault. Il ne savait pas quand il aurait à nouveau l'opportunité d'entrer en contact avec les gens qu'il avait laissés derrière lui. Hubert écrirait à Pernille, il pouvait le lui suggérer. Quant au Temple de Lathandre de la capitale... Ce n'était plus nécessaire. Il n'était plus des leurs. Ils n'avaient pas besoin de savoir ce qu'il devenait.
Il songea aussi à son journal brûlé sur un autel abandonné, à Combeloup. Il avait l'impression que le moment était propice pour reprendre cette activité. Il avait besoin, plus que jamais, de remettre un sens dans son quotidien.
" Alors, on y va ?" demanda Hubert, juste à côté de lui et il hocha la tête.
Quelques minutes plus tard, ils mettaient le cap sur la tente de Dame Marthe.

Ils marchèrent un moment, avant qu'Hubert ne reprenne la parole.
" Tu es toujours certain que...
— Fiche-moi la paix, Hubert."
Le paladin grimaça mais n'ajouta rien.

Les trois conseillers étaient déjà là : Marthe, dont la gravité était adoucie par un sourire tranquille, Robert, la peau encore rougie par l'eau glacée, et Étienne, radieux. Il se porta à la rencontre d'Albérich et d'Hubert sitôt qu'ils entrèrent et leur serra la main d'une poigne chaleureuse.
-Bonjour, messire Megrall, messire de Maleval ! Je suis ravi, vraiment ravi que vous ayez décidé d'escorter notre expédition ! On me reproche parfois de m'enflammer mais je crois qu'objectivement, c'est un grand jour pour notre communauté.

" C'est un honneur pour nous d'être accueillis de la sorte, messire de Fontbrune, dit Hubert avec le sourire. Nous essaierons de ne pas vous décevoir."
Albérich lui jeta un coup d'oeil, Hubert acquiesça en s'asseyant.
" Il y a peut-être une chose ou deux dont nous devrions parler encore avant de signer, cependant." dit le paladin, plus sérieux.
Il se tourna vers Dame Marthe, puis Sir Robert, puis revint vers Messire de Fontbrune.
" A aucun moment, vous ne vous avez posé de questions sur les raisons qui font que nous sommes aujourd'hui sur la route... et je dois dire que respecter la vie privée de chacun est tout à votre honneur... et j'imagine que vous avez à coeur de donner une seconde chance à des personnes qui peut-être ont emprunté de mauvais chemins par le passé..."
Le Luménien écarquilla les yeux de surprise. A tourner autour du pot, le paladin allait leur faire penser qu'ils avaient commis quelque atrocité à Solarcis...
" Voilà, je voulais en tout cas vous dire, parce que j'ai besoin que vous le sachiez, que j'ai personnellement été banni de Luménis suite à une... agression commise sur un officier dont je ne partageais pas le point de vue. C'est une affaire qui a dix ans, et je n'ai plus rien eu à me reprocher depuis lors, je pense du moins, mais je ne voudrais pas que l'information vous revienne par la bande et que vous pensiez que j'ai cherché à vous le cacher. Je n'ai pas perdu mon statut de paladin, ce qui, je l'espère, vous convaincra que je reste une personne fréquentable en dépit de cet... incident."

Les conseillers échangèrent un regard. Marthe acquesça puis prit la parole, grave :
-Votre sincérité vous honore, messire Hubert. Mais vous ne devez en rien vous inquiéter. Nous ne jugeons pas les autres sur ce qu'ils ont fait ou ont été, mais sur ce qu'ils font et sont aujourd'hui. De surcroît, même si nous étions assez mesquins pour vous reprocher un écart de jeunesse, ce qui n'est pas le cas, vous avez payé pour celui-ci, et la confiance que vous a accordée Béranger de Solarcis tout comme l'identité de la personne avec qui vous voyagez parlent largement en votre faveur. Enfin, j'ajouterai que vous ne vous trompez pas : nous avons accueilli des gens ayant la conscience autrement plus chargés, et nous espérons bien que cette communauté leur offrira une chance de repartir sur de nouvelles bases.

Hubert acquiesça avec un sourire.
" Je suis heureux que nous nous comprenions, Dame Marthe, dit-il avec une reconnaissance non feinte. Je tâcherai de me montrer digne de votre confiance et je mettrai ma lame, et ma personne, au service de la communauté sans réserves."
La sincérité qui débordait des paroles du paladin mit le Luménien vaguement mal à l'aise. Il n'arriverait jamais à exprimer un tel enthousiasme. En fait, même s'il l'avait ressenti au plus profond de ses tripes, il n'aurait pu le formuler de la sorte. Mais Hubert était ainsi fait, féru de grandes déclarations. C'était peut-être quelque chose qu'on enseignait à la commanderie. Puis il réalisa que son ami le regardait et il rougit légèrement, avant de reporter son attention sur les conseillers.
" De mon côté... J'imagine que Dame Marthe vous aura avertis que j'ai quitté la prêtrise. Vous n'aurez donc pas à craindre que j'essaie de construire un temple de Lathandre sitôt arrivé au terme du voyage, commença-t-il, sur un ton qu'il espérait léger. Je voulais cependant savoir si... vous aviez déjà réfléchi aux relations diplomatiques que vous entendez tisser avec les cités voisines et, a fortiori, avec la capitale. Je ne sais pas si vous avez profité de votre périple en Hélonna pour avertir les autorités des différentes cités que vous avez ralliées de vos intentions... Je dis cela parce que... je voudrais être certain que ma présence ne va pas vous poser de problèmes. Notamment par rapport à Ithilion."
Ou même Solarcis, songea-t-il par devers lui.

Cette fois, ce fut Étienne qui répondit :
-Nous avons passé des accords avec Grand Estuaire : au besoin, ses autorités nous fourniront vivres et matériel en échange d'argent sonnant trébuchant ou de nos productions, lorsque celles-ci seront suffisantes. Nous espérons nouer des relations identiques, à terme, avec Corelliah et Lunaros : nous avons déjà eu des contacts préliminaires avec leurs gouvernements, quand nous nous sommes arrêtés sous leurs murs. Mais, bien sûr, cela devra attendre que la cité soit assez développée... Quant à Ithilion, nous ne comptons faire montre d'aucune hostilité ouverte à son égard, même s'il est évident pour tout le monde que nous sommes entièrement loyaux à Luménis, même si nous ne ferons, à aucun prix, des concessions en ce domaine. Il est donc fort probable qu'ils ne nous apprécieront guère... Toutefois, je doute fort qu'ils soient assez hardis pour nous créer des problèmes : nous ne sommes pas isolés diplomatiquement, comme je viens de le dire, d'autant que nous bénéficions du soutien officiel d'éminents citoyens et de grandes institutions d'Antelucas. Et nous vous compterons dans nos rangs, vous, un ancien conseiller luménien... Bref, Ithilion n'osera pas s'en prendre à nous : le faire, ce serait un acte de guerre envers plusieurs cités puissantes, envers la capitale elle-même... Les répercussions, pour eux, risqueraient d'être désastreuses.

" Très bien, fit Albérich avec un sourire calme. Je me doutais que vous y aviez réfléchi, mais je voulais juste l'entendre."
Il se tourna vers Hubert.
" Dans ce cas, je pense que nous sommes prêts à signer."
Le paladin hocha la tête, marquant son assentiment.

Marthe leur présenta deux parchemins.
-Hormis les noms et le passage mentionnant que vous ne demandez aucune rétribution, ces contrats par lesquels vous vous engagerez à nous escorter jusqu'à la cité sont identiques à celui du même type que vous avez pu voir hier. Cependant, nous vous demandons de les lire entièrement. C'est... la coutume.
Heureusement, la lecture n'était pas trop longue, et Albérich comme Hubert purent constater que les documents étaient conformes à ce qu'ils devaient être, sans pièges, sans lignes minuscules en bas de page.

Hubert et Albérich signèrent de concert, le paladin peut-être une seconde après l'ancien clerc, et ce dernier ne put s'empêcher de sourire, se demandant si le chevalier voulait être sûr qu'il s'engagerait, s'il craignait qu'il ne se rebiffe après qu'il ait lui-même scellé son destin. L'acte en lui-même lui laissa une impression étrange et s'efforça de repousser la certitude qu'ils venaient de faire une gravissime erreur. Il se promit en tout cas, quoi qu'il advienne, de ne jamais rien reprocher à Hubert. Le chevalier lui avait laissé suffisamment d'opportunités de refuser, il les avait écartées, il fallait assumer désormais.
Ce n'était pas la première fois qu'il signait quelque chose, cependant. Il l'avait fait autrefois, à Luménis, en devenant conseiller. Une jolie déclaration fleurie, pleine d'idéaux, d'intentions, de promesses. Ça ne lui avait rien apporté de bon, au final. Une réputation surfaite qu'il se trimballait partout, des attentes qu'il serait bien incapable d'honorer, et puis le poids de l'échec, inexorablement.
" Nous voilà des vôtres." dit simplement Hubert, et Albérich vit qu'il était, de son côté, éminemment heureux.

Quête : Exhumés

Chapitre I :
Le grand départ

-Pas encore tout à fait : il vous reste à signer la charte, dit Marthe en la leur tendant.
Lorsque ce fut chose faite, les trois conseillers les remercièrent chaleureusement. Ne tenant plus en place, Étienne alla récupérer des verres et une bouteille poussiéreuse jusqu'ici dissimulés à leurs regards.
-Un cru des coteaux ensoleillés d'Antelucas ! annonça-t-il, à la fois fier et ravi. Il fallait bien célébrer ce grand événement ! Et alléger nos bagages, aussi...
Ses tout derniers mots, une fausse excuse évidemment, firent sourire ses compagnons.
-Savourez-le bien, messire, dit Robert. Parce qu'ensuite, direction la place centrale, où la communauté au grand complet est en train de s'assembler. Elle a hâte d'entendre vos discours... Alors j'espère que vous avez déjà commencé à y réfléchi. Sinon, hâtez-vous !

Hubert regarda le chevalier avec une surprise feinte.
" Je comprends que vous ne soyez pas encore partis, si chaque nouvel engagé doit prononcer un discours devant toute la communauté, s'exclama-t-il. Je pense, honnêtement, que vous feriez mieux de réserver cela aux conseillers. Enfin, je dis ça par pur souci d'efficience."
Albérich, de son côté, était plutôt intéressé par le vin qu'Etienne de Fontbrune venait de rapporter. Un bon cru d'Antelucas... Il était certain qu'avec un bon verre, ou peut-être deux, il improviserait n'importe quel discours au goût de leurs hôtes. De leurs compatriotes. Collègues. Quelque chose comme ça...

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil