La Couronne de Cuivre

Baptiste acquiesça à nouveau.
" Mais j'aimerais que... tu sois là. Je veux dire... Je ne parle pas elfique et puis... ça me rassurerait que tu sois là, voilà tout. Peut-être ce soir, quand Victor dormira... Il s'endort toujours comme une pierre, de toute façon... Ce serait mieux. Si tu es d'accord."

-Bien sûr. Nous ferons comme ça.
Il sourit.
-En tout cas, ça me rassure que cette histoire n'ait pas terni ton humeur. Je m'en serais vraiment voulu de gâcher ton après-midi, surtout après notre magnifique excursion...

" Je crois que... ça me plairait, d'être un quart elfe, dit Baptiste. Même si, je sais, je suis complètement humain... mais... ça m'ouvrirait à un autre monde, je crois. Enfin... Je vois bien que les elfes ne sont pas très accueillants... Enfin, ceux qui vivent parmi les elfes. Toi, c'est différent. Comme Kerun. Mais vous n'habitez pas avec d'autres elfes. Ce n'est pas tout à fait la même chose."
Il haussa les épaules.
" Après, même si je suis pas un elfe, je peux quand même m'intéresser à leur langue et à leur savoir."

-Bien évidemment. Ce serait triste s'il ne fallait s'intéresser qu'à sa propre culture.
Il se fit pensif.
-Et ce que j'ai dit tout à l'heure... C'était un raccourci. Si du sang elfe coule dans tes veines, et bien... Tu es un peu elfique et pas uniquement humain.

Le gosse sourit puis se replongea dans son carnet, l'air un peu moins concentré qu'auparavant. Victor et Cordelia s'étaient installés dans un coin du pont et avaient déballé les cornalines sur le même morceau d'étoffe qui avait accueilli les plantes le matin-même. Ils étaient manifestement en train de discuter de leurs différents blocs — ils en avaient ramené une quinzaine au total, certains gros comme des melons, d'autres de la taille de tomates. A la barre, le capitaine paraissait détendu et chacun des membres de son équipage vaquait à ses occupations. C'était déjà le milieu de l'après-midi mais Taliesin savait qu'ils n'étaient pas pressés...

A nouveau, il alla récupérer son livre et s'installa tranquillement pour en lire quelques paragraphes.
Mais il avança fort peu.
Sans cesse son regard était attiré par le riant paysage qui défilait de part et d'autre de la rivière.
Sans cesse, surtout, son esprit revenait à cette histoire d'ascendance elfique... Mine de rien, il était curieux de savoir ce qu'il en était réellement.

Comme annoncé, l'Ecureuil fit escale bien avant la nuit, à la faveur d'un élargissement de la rivière. La barge fut amarrée à quelques toises de la rive, comme la veille, et il ne semblait pas y avoir de projets de descente à terre, cette fois. Ils mangèrent à nouveau du poisson, grillé sur la flamme, accompagné de brochettes de légumes et de riz sauvage. Cette nourriture légère, fluviale, convenait bien à leur relative oisiveté et au palais des jeunes Luméniens. Cordélia paraissait moins convaincue mais elle se garda bien de faire le moindre commentaire.
Nremyn rejoignit Taliesin au moment où il sauçait son assiette.
" Vous n'avez pas oublié notre arrangement ? Est-ce que le pont conviendra ?"

Il grimaça.
-Mince, nos... discussions ultérieures me l'avaient complètement fait oublier.
Soupir.
-Le pont conviendra, bien sûr. J'espère juste que vous ne m'en voudrez pas pour mes maladresses : comme je vous le disais, je n'ai guère l'occasion de jouer de la musique elfique et ayant omis de répéter... Hum.

Nremyn sourit.
" Vous êtes pardonné d'avance. Nous avons très peu l'occasion d'écouter de la musique, je suis certain que nous ne remarquerons même pas vos imprécisions."
Son expression se fit un peu plus grave.
" Juste... Si vous pouviez éviter les morceaux les plus déchirants... Je sais que par nature, la musique elfique est souvent... mélancolique... mais... enfin, vous voyez... Je suis sûr que votre répertoire est assez étendu pour que vous trouviez le nécessaire. Sans virer dans la musique à boire, évidemment. Hum. Mais je suis en train de me montrer directif... Ce n'était pas mon intention. C'est juste que... je voudrais m'assurer que la soirée ne vire pas au drame."

Il sourit.
-Oh, je ne vous trouve pas directif. Et quand bien même le seriez-vous : vous en auriez tout à fait le droit car... le public est roi. Quoi qu'il en soit, merci pour vos conseils, je ferai mon possible pour ne pas trop affecter l'humeur ambiante.
Et de commencer à établir son programme. Il aurait été bien plus à l'aise s'il avait pu répéter mais... Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui pour avoir bêtement oublié.

Le repas ne tarda pas à toucher à sa fin et elfes et humains se rassemblèrent autour du brasero que Gaelin avait installé sur le pont. La nuit tombait doucement et le ciel était dégagé. Ils profiteraient sans nul doute d'une voûte magnifique. Les enfants avaient été ravis d'apprendre que le barde allait jouer, et Cordélia paraissait à la fois surprise et enchantée. Tout le monde ne tarda pas à être installé. Même le capitaine paraissait quelque peu... impatient.

S'il parvenait à faire en sorte que le capitaine se détende, ce ne serait pas un mince exploit.
Mais... Il allait s'y efforcer.
Ayant récupéré la harpe offerte par Victor lors de leur séjour à Loth Imarhil - elle sonnait beaucoup mieux que n'importe quel instrument convoqué par magie -, il se lança, enchaînant les chants et les airs elfiques. Comme suggéré par Nremyn, il évita les plus tristes, les plus tragiques et s'il y eut bien sûr des mélodies empreintes d'une mélancolie diffuse - difficile de faire autrement -, il opta pour des morceaux contemplatifs, propices à la rêverie et, autant que faire ce peut, marqués par un certain optimisme.
La musique elfique était complexe, pointue ; elle réclamait une grande concentration. Et, comme il l'avait dit, il n'en jouait que très rarement. Toutefois, la force de l'habitude reprit le dessus et si, lorsqu'il finit par s'arrêter, il n'était pas totalement content de lui, il estimait que cela aurait pu être bien pire.

Son dernier morceau fut accueilli par un silence serein de la part des elfes et des applaudissements nourris de la part des humains.
" C'était magnifique." dit Nremyn, sincèrement reconnaissant, et ses congénères acquiescèrent.
Cordélia était rêveuse, Baptiste souriant, Victor paraissait prêt à s'endormir et il étouffa un bâillement derrière ses paumes. Evidemment, ils n'avaient pas compris un traître mot de ce qu'il avait chanté...

Il le savait, les elfes n'étaient pas les êtres les plus expansifs qui soit : leur attitude et les paroles de Nremyn équivalaient à des applaudissements et il les prit comme tels, heureux d'avoir pu les satisfaire. Après tout, il était leur débiteur à plus d'un titre.
Après leur avoir souri à son tour, il se tourna vers Victor et lui proposa de l'accompagner se coucher : lui-même, après tout, devait aller déposer sa harpe.
Ensuite... Et bien, il serait temps d'éclaircir le mystère Baptiste.

Victor ne se fit pas prier, mais renvoya rapidement le barde, arguant qu'il n'était plus un bébé. Il ne protesta même pas de l'absence de Baptiste. Sa journée l'avait manifestement fatigué, entre les corvées du matin et la longue marche de l'après-midi. Il grimpa sur son hamac, se nicha sous sa couverture et s'endormit avant même que Taliesin n'ait fini de remballer précautionneusement son instrument.
Il regagna le pont peu après. Là, Baptiste l'attendait manifestement. Les elfes étaient toujours autour du brasero. Cordélia s'était écartée et regardait les étoiles depuis l'endroit où elle avait posé ses couvertures depuis son arrivée à bord.
" On va lui parler maintenant ?" demanda le petit garçon en prenant la main du barde.

-Oui, répondit-il doucement.
Il le mena alors jusqu'au braséro et se tourna vers Nremyn.
-Pourrions-nous vous dire un mot, s'il vous plait ? Cela n'a rien de pressé, cependant : nous pouvons attendre.
Le mage, après tout, souhaitait peut-être rester encore un moment en compagnie du reste de l'équipage.

Mais Nremyn se leva avec un sourire et entraîna Taliesin et Baptiste à l'écart.
" Vous voulez tenter la chose, alors."
Il sourit.
" Vous allez vous asseoir ici et prendre le garçon dans vos bras."

Il haussa les sourcils, surpris.
-J'imaginais qu'il vous suffirait d'incanter mais... d'accord.
Il traduisit la phrase à Baptiste puis s'assit.
-Mais rassurez-moi : ce ne sera pas douloureux pour lui, au moins ?

" Bien sûr que non. Je vais juste l'endormir. Mais comme ça, il ne risque pas de tomber. On ne sait jamais dans quelle direction les gens s'affaissent."
Il sourit. Baptiste grimaça puis haussa les épaules.
" Les demi-elfes, comme leur parent elfe, sont immunisés aux sorts de sommeil. Les quarts... n'ont pas cette chance. Mais ils s'endorment différemment des humains."
Il incanta à mi-voix, tissant la trame de son sortilège dans l'air nocturne, puis relâcha un unique filament de lumière argentée, qui vint frapper Baptiste entre les yeux. Le petit garçon écarquilla les paupières, comme s'il était surpris, puis poussa un soupir et s'affaissa dans les bras du barde.
" C'est un quart, sans aucun doute. Et je pense que le dieu qui l'habite est un dieu elfe. Voir bourgeonner cet enfant va être un sacré spectacle."

Le barde grimaça.
-Nremyn... Vous n'étiez pas censé enquêter sur ce secret-là... Baptiste ne tient pas à ce que cela se sache...
Il soupira : une chose était sûre, il ne pourrait pas révéler cette information au garçon ou celui-ci se sentirait trahi.
-Mais puisque vous savez... Cela ne va-t-il pas... poser problème, qu'il soit l'élu divin d'un dieu elfique alors qu'il est lui-même humain ?

" Pourquoi cela poserait-il un problème ? C'est la résurgence d'un sang très ancien... C'est lui qui en fera ce qu'il veut. Il développera ou pas le pouvoir qui est en lui. C'est un choix personnel. Et il décidera ou pas de le clamer à la face du monde. Il peut prétendre être clerc, sorcier ou mage, s'il le désire. Ou dire que son pouvoir lui vient d'un dieu de son peuple. Mais en son coeur... Il découvrira tôt ou tard la vérité."
Il parut embarrassé.
" Pour le reste, je n'ai pas cherché à le savoir mais... à force d'étudier Victor, quand Baptiste est passé à proximité... L'écho de son aura m'a frappé. Je préférais vous le dire."

A son avis, Nremyn n'avait pas dû tout essayer pour ne rien percevoir des pouvoirs de Baptiste. Mais... c'était de bonne guerre.
-Merci pour votre franchise, répondit-il.
Puis il sourit.
-Et concernant Victor, avez-vous senti quelque chose ?

" Ce n'est pas elfique et ce n'est pas divin, dit-il en secouant la tête. Mais il y a quelque chose à l'intérieur. On pourrait imaginer une sorte de possession, mais je n'ai pas détecté de hiatus dans son aura. Donc c'est que ça vient probablement de lui-même. Ou alors c'est parfaitement en phase. Hum. Je ne suis vraiment pas expert dans ces questions. C'est un enfant de la dictature ? Un orphelin ?"

Il acquiesça.
-Il est fragmenté, pour reprendre l'expression employée par une petite dragonne que nous avons jadis rencontrée dans les Rocheuses. Toute sa souffrance, toute sa colère se sont regroupées en une sorte de... personnalité secondaire qui prend le dessus lorsque lui-même ou ses proches sont en grand danger. C'est un peu l'équivalent d'une transe de berserker ou d'une Transformation de Tenser. Et... Cela nous a plusieurs fois sauvé la mise. Néanmoins, j'espère faire en sorte de l'en libérer et, à l'occasion, il faudra que je le conduise auprès des mages de la Lune Rousse, à Loth Imarhil. L'un d'entre eux avait remarqué cette particularité.

" Oui. Uirebon, à la Lune Rousse, pourra certainement vous aider... Il a beaucoup étudié... les enfants du massacre... comme nous les appelons. Certains ont développé quelque chose de similaire. Le Fantôme de Vie, comme on l'appelle. Une âme en peine qui existe et hante, alors même que la personne dont elle émane n'est pas morte."
Il pinça les lèvres.
" Je ne sais pas si Victor souffre de la même chose. Sans doute cela prend-il une autre forme chez les humains. Mais il y a sûrement des points de recouvrement."
Entre les bras de Taliesin, Baptiste soupira et papillonna des yeux avant de sourire et de se rendormir.

Taliesin, lui, avait frissonné. Ce que Nremyn venait de dépeindre était juste... abominable.
-J'imagine aussi. Mais puisqu'un phénomène approchant a été étudié, j'ai bon espoir qu'il soit possible de le guérir. Par ailleurs, comme le prince de Loth Imarhil a, semble-t-il, apprécié ma prestation lorsque j'ai joué pour lui, comme ma sœur appartient elle-même à la Lune rousse... Je pense que le fait que mon fils soit un humain ne posera pas problème.

" Les mages sont souvent les plus ouverts parmi les elfes. Le savoir est leur motivation première, au-delà des considérations politiques. Les sages de la Lune Rousse sont particulièrement... dans la Toile."
Il sourit.
" Vous devrez juste vous préparer : le défi les intéressera davantage que le bien-être de votre fils. Ils ne le malmèneront pas pour autant, et le résultat sera le même... Mais il faut... supporter leur côté déconnecté."

-Je me doute. Et c'est ce qui m'a fait hésiter lorsque le mage m'a proposé... d'examiner Victor. Je craignais que celui-ci soit plus un cobaye qu'autre chose.
Il soupira, subitement morose.
-Mais il faudra régler le problème, de toute façon. Sans doute le pourrons-nous l'été prochain.

" Dites-vous qu'il est en pleine forme pour l'heure."
Il regarda vers la cale.
" Peut-être... devriez-vous le laisser décider, lui aussi, de ce qu'il veut faire de ce fantôme. Si c'est vraiment ce qu'il y a en lui. Je vous le dis, je ne suis pas spécialiste, et ce ne sont que des supputations."

-Mais avant qu'il puisse décider... Il faut d'abord qu'il sache exactement de quoi il retourne. Or, les clercs auxquels la question a été posée ont été plutôt alarmants : cela pourrait le dévorer, le rendre instable... Et plus le temps passe, plus il y a des chances de séquelles graves après que nous l'ayons libéré de cela... Bref, nous ne pouvons pas trop attendre.
Il soupira.
-Mais ce n'était pas la spécialité de ces clercs, évidemment... Ils se sont peut-être trop inquiétés. Raison de plus pour obtenir vite des renseignements d'un spécialiste.

La Couronne de Cuivre

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