La Couronne de Cuivre

" Bah... Tu vas bosser... Sur ton projet... Non ? Qu'est-ce qui pourrait survenir d'autre ? Si Demetrius a dit qu'il allait se charger des centaures, il va le faire... Il était déjà tellement embarrassé de te déranger la première fois... Ça m'étonnerait qu'il revienne te chercher avant qu'il n'ait de vraies nouvelles... et s'il doit aller à Champsdor, ça lui prendra bien la journée... P't'être même deux ! Donc franchement... Tu vas pouvoir bosser... Mais c'est vrai que c'est p't'être pas compatible avec la gueule de bois."

-Pas vraiment, non...
Il soupira.
-Mais même en dehors de ça, et même si je ne suis pas réquisitionné comme messager... j'ai du pain sur la planche. Je repasserai sans doute par Champsdor pour m'assurer que Cordélia est bien rentrée : dans le cas contraire, cela deviendrait vraiment inquiétant. Il faut aussi que je réfléchisse pour Titus... Bref, du pain sur la planche.

" Le faune, oui... J'espère que tu trouveras quelque chose..."
Il hocha la tête, puis la secoua : il n'avait manifestement pas de bon plan à lui suggérer.
" Elle allait faire quoi, votre copine, alors ? Il a pas pu lui arriver grand chose, note... Il se passe jamais rien, ici."

-Des visites de princesse elfe, des débarquements de centaures... C'est cela que tu appelles rien ?
Il sourit.
-Elle a trouvé du boulot : je n'en sais pas plus et le tenancier de la Corne d'Abondance n'a pas pu m'en dire davantage. Et je manquais de temps pour interroger tous les employés... Si elle n'est pas rentrée demain, il faudra que je les interroge tous autant qu'ils sont. Un travail d'une journée, dans la Vallée Fertile qui plus ait, qui prend à ce point plus de temps... Ce n'est pas normal.

" Tu t'inquiètes pour rien. Sauf si son boulot, c'était de chasser les centaures. Auquel cas, tous tes soucis seront rassemblés en un seul."
Il sourit, un peu vaseux.
" Mais t'es barde. Discuter avec les gens pour leur soutirer des informations, c'est ta spécialité ! Tu vas la retrouver plus vite que tu ne crois."

-Je l'espère vraiment...
D'autant qu'il ne pouvait s'empêcher de faire un rapprochement entre la disparition de Cordélia et cette étrange histoire de convoi de femmes escorté par des centaures jusqu'à Champsdor...
-Enfin : les inquiétudes et les enquêtes attendront demain. Pour l'heure, détente !
Et il entama sa dernière bière.

Yann l'imita et ils burent leur bière en bonne compagnie, le jeune porcher l'interrogeant à nouveau sur sa vie à la ferme Desmoulins, s'étonnant du nombre d'enfants que comptait la maisonnée, riant des quelques anecdotes que le barde voulut bien lui livrer. Mais la salle se vidait peu à peu et la serveuse, Marguerite, finit par venir se planter devant eux, un sourire doux et ensommeillé sur les traits. C'était le signal de la débandade et il ne resta plus à Taliesin et Yann qu'à rentrer jusque chez Mona.
La maison était silencieuse, comme tout le reste du village, mais le jeune porcher était un habitué de ce parcours, et il guida Taliesin jusqu'à la porte de derrière, puis dans les escaliers, en lui indiquant les marches à éviter. Ils parvinrent ainsi tous deux à l'étage de leur chambre, et se souhaitèrent la bonne nuit avant de rejoindre, chacun, son antre.

Taliesin se coucha sans tarder.
Et juste avant de sombrer - ce qui ne prit guère de temps -, il songea qu'il irait sans doute à Champsdor tôt le lendemain matin. Si Cordélia était revenue, l'affaire serait réglée et ses inquiétudes envolées. Dans le cas contraire, il aurait le temps d'interroger le personnel de l'auberge et d'aviser en fonction des informations qu'il aurait obtenu.

Le petit matin vint comme la veille, ensoleillé après une pluie nocturne, et les oiseaux l'arrachèrent à son sommeil. Les journées devenaient de plus en plus courtes, l'été approchait, et la brise qui l'accueillit quand il ouvrit la fenêtre était presque tiède.
Il gagna la salle à manger où se trouvaient déjà Yann, Titus, Baptiste et Mona. On lui servit un gruau roboratif ainsi qu'une tasse de thé fumant. Comme prévu, il ne ressentait aucun des effets de sa soirée de la veille, ayant été très raisonnable pour un habitué de ce genre de sorties.
" Alors ? On est repartis pour une journée à la ruine ?" demanda Baptiste, plein d'entrain.

-Çà me tenterait bien mais je songeais à aller à Champsdor pour vérifier que Cordélia soit bien rentrée et, si ça n'est pas le cas, interroger les employés de l'auberge. Si tout se passe bien, je pourrais être de retour dans seulement quelques heures, ce qui nous permettrait de passer tout l'après-midi aux ruines.
C'était une vision optimiste des choses.

Baptiste parut déçu... puis hésitant... puis souriant.
" Et si j'y allais sans toi ? Tu pourrais m'y rejoindre. Je connais le chemin et puis, c'est sans danger, par là, n'est-ce pas ?"
Il se tourna vers Mona et Yann pour quêter leur approbation, et ceux parurent terriblement embarrassés d'être pris à témoin.
" Allez, c'est vrai quoi ! C'est tranquille !"

Le barde n'en revint pas : c'était la première fois qu'il voyait Baptiste tant insister.
Sans doute est-ce ce qui le décida.
-D'accord. Mais je n'ose imaginer ce que va réclamer Victor quand il apprendra que tu as eu cette permission...

Mona et Yann relâchèrent leur respiration, manifestement soulagés que la conversation ait tourné de la sorte. Baptiste haussa les épaules.
" Bah, il demandera juste à venir avec. Et avec Titus. On t'attendra tous les trois à la ruine. Enfin, moi à la ruine, et eux deux dans les bois.
— Bois. Bien, bois." intervint Titus, en commun, de sa voix flûtée.

-Hé, bravo ! s'exclama-t-il, en commun puis en sylvestre.
Les gosses apprenaient décidément très vite, à cet âge là.
-Très bien : qu'il en soit ainsi. Mais je compte sur vous pour être sages, prudents et... pour emporter le casse-croûte.

" Ouais !" s'exclama Baptiste.
Il se tourna vers Titus.
" Toi. Victor."
Puis il fit un geste de secouer vigoureusement. Le faune acquiesça, la mine concentrée.
" Manger encore, répondit-il.
— C'est honnête."
Ils reprirent leur petit déjeuner.

Et bien... les choses étaient réglées.
Il espérait ne pas avoir pris une mauvaise décision, de ne pas la regretter amèrement d'ici quelques heures. Mais Baptiste était raisonnable et responsable, Victor... pouvait se montrer tel, parfois. Et puis, ils étaient dans la Vallée fertile.
Il n'empêche : l'elfe ne serait vraiment rassuré que quand il les aurait retrouvés sains et saufs.

Le petit déjeuner se poursuivit donc tranquillement, jusqu'au moment où Titus termina et se leva pour aller réveiller Victor. Yann prit congé de la tablée pour sortir ses cochons et Baptiste fila en cuisine pour préparer le fameux crasse-croûte. Il y eut du raffut à l'étage, mais rien d'effrayant, si bien que Mona sourit. Plus rien ne retenait Taliesin dans la chaumière, sauf s'il voulait donner des consignes à Victor avant de partir.

Il allait le faire, oui : c'était quand même... plus prudent. Il lui conseillerait d'être sage, de ne pas s'écarter du chemin quand ils iraient au bois, de ne pas trop s'éloigner des ruines, ensuite... Il lui dirait, enfin, qu'il comptait sur lui, lui faisait confiance.
Ensuite, il enfourcherait Minuit. Direction Champdsor et, plus précisément, la taverne de la Corne d'Abondance.
En espérant que Cordélia serait de retour.

Cordélia n'était pas de retour. Dès qu'il eut franchi les portes de la taverne, abandonnant un Minuit passablement fatigué devant les portes, il lui suffit de croiser le regard du tenancier pour le comprendre. Un pli barra son front, une petite moue tordit ses lèvres.
" Non, m'sire, lui dit-il après qu'il ait posé la question. Elle est pas revenue. D'ailleurs j'aimerais bien savoir quoi faire avec ses affaires, en fait. Elle avait pas des masses de trucs, mais puisque la chambre est libre..."

Et qu'elle ne soit pas rentrée en laissant toutes ses affaires derrière elle ne l'inquiétait pas plus que ça ?!
-Je vous demande la permission d'interroger vos employés, dit-il. Son absence n'est pas normale, il faut absolument que j'en sache davantage et, sociable comme elle est, je ne doute pas qu'elle ait parlé à quelqu'un, ici. Ensuite, je récupérerai ses affaires pour que vous puissiez... profiter de la chambre vide.

L'homme parut surpris.
" Je ne vois pas pourquoi vous auriez besoin de ma permission pour parler avec mon personnel... s'étonna-t-il. Mais votre copine, là, c'était le genre aventurière, non ? A mon avis, elle a juste trouvé un truc qui a aiguisé sa curiosité et hop ! Elle a suivi le fil. C'est pas la première fois que ça arrive avec ce genre de baroudeurs."

Il secoua la tête.
-Les baroudeurs, à moins d'y être contraints, évitent quand même de laisser l'intégralité de leurs possessions derrière eux : ça n'est pas un procédé très... économique, vous l'admettrez. Par ailleurs, nous avions prévu de nous revoir et j'ai pu constater qu'elle était du genre à tenir ses engagements.
A force de voir tout le monde ne pas s'inquiéter de quelque chose d'objectivement inquiétant, il allait finir par songer à une manière de complot. Mais pour l'heure, il avait des questions à poser et il s'y attela sans tarder.

Avant de s'éloigner du comptoir, il entendit l'aubergiste grommeler sur le fait qu'elle n'avait pratiquement rien : on ne pouvait pas parler de "possessions". Deux serveurs officiaient à cette heure matinale : un jeune homme et une jeune femme. Le premier, plutôt fluet, le cheveu blond et la joue imberbe nettoyait une table dans le fond. La seconde, plus grande, plus avenante aussi, prenait la commande d'un duo de marchands, vers l'avant de la taverne.

C'est donc vers le jeune homme qu'il se dirigea : au moins n'importunerait-il pas de client, ainsi.
Il avait déjà sa démarche clairement à l'esprit : il lui décrirait Cordélia, lui dirait qu'elle n'était pas revenue du travail d'une journée qu'elle avait trouvé, que cela ne lui semblait pas normal. Et il lui demanderait s'il avait discuté avec elle, s'il avait entendu la moindre information susceptible de l'aider à enquêter.

Il secoua la table.
" Je vois bien qui vous dites, mais j'ai pas parlé avec elle. C'est Rinaldo qui a un peu bavardé. Il fait ça souvent avec les filles qui sont... vous savez... comme votre amie."
Il avait rougi.
" Mais il est de service que le soir. A cette heure-ci, il doit dormir à poings fermés."

Génial.
Formidable.
En fait, absolument tout se liguait contre lui, jusqu'aux emplois du temps des gens qu'il devait interroger.
Et pour peu qu'on ferme les portes du bourg la nuit, il devrait... la passer ici.
Non, rien à dire : c'était formidable.
-Merci pour le renseignement. Je repasserai ce soir. dit-il néanmoins, souriant.
Bon et bien, retour aux ruines. Avec un crochet par la demeure du marchand demi-elfe pour demander à un serviteur de transmettre un message, à savoir qu'il ne serait pas en mesure d'accompagner la princesse dans la Lorien.
Au moins, cela réglait le problème.
Provisoirement, dans la mesure où il ne voyait plus la moindre solution pour ramener Titus auprès des siens. Sauf à pénétrer dans la forêt sans permission et sans guide.

Taliesin atteignit donc les ruines environ une heure plus tard, après avoir rempli son programme. Comme prévu, il trouva Baptiste à l'intérieur du sanctuaire, en train de... compter des pas. Il leva les yeux à l'apparition de l'elfe et lui sourit, puis son visage se rembrunit.
" Tu n'as pas trouvé Cordélia, n'est-ce pas ? Elle serait venue avec toi..."

Il soupira.
-Non, elle n'est toujours pas rentrée. Et si personne ici ne semble trouver ça inquiétant, moi, ça me paraît très bizarre.
Il s'assit.
-Le serveur auquel elle a parlé ne sera malheureusement de service que ce soir : je crains donc de devoir m'absenter toute la nuit. Mais d'ici là, j'ai récupéré les affaires de Cordélia : je doute d'y trouver un indice mais qui sait...

" T'as pas demandé où il habitait, le serveur ? s'étonna Baptiste. Il sait sûrement ça, le patron... S'il lui est arrivé quelque chose, à Cordelia, on ne devrait peut-être pas attendre ce soir..."

-Son collègue m'a dit qu'il devait dormir, à cette heure-ci, ce qui est logique pour quelqu'un travaillant de nuit. Et comme tout le monde estime que la disparition de Cordélia n'a rien d'inquiétant...
Ou fait mine de le croire...
-...le serveur m'aurait certainement envoyé balader si je l'avais réveillé. Mais on verra, peut-être y retournerai-je dans l'après-midi.
Ces ruines lui semblaient bien futiles, tout à coup.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile