La Couronne de Cuivre

Astrée écoutait, mi-amusée, mi-agacée par le verbiage de l'inconnu. Peut-être plus agacée qu'amusée, au fond. Bien sûr, le sunite n'avait pas de mauvaises intentions, et elle ne pouvait pas lui reprocher de vouloir immortaliser la venue de Byron à Luménis. C'était un événement si rare. Mais tout de même, ils avaient bien d'autres choses à faire, et autrement plus importantes...
Quoiqu'il en soit, c'était à Byron, et à lui seul, de décider s'il voulait accepter sa proposition, et elle n'avait pas vraiment à lui donner de conseil en la matière.
Elle se tourna vers le centaure avec un sourire.
- C'est à toi de décider, Byron, si tu veux servir de modèle à un sculpteur et passer à la postérité... Mais cela dit, tu n'es pas obligé de prendre ta décision tout de suite. On a des préoccupations plus urgentes, ces fameuses démarches notamment... et trouver un hébergement, aussi. Rien ne t'empêche d'y réfléchir tranquillement et de décider seulement demain...

" N'écoute pas la voie de la raison, jeune homme. La raison est ennuyeuse. Elle a des aspects effrayants, on a l'impression que si on n'obtempère pas dans l'instant, on va être foudroyé par quelque chose qui tombe du ciel. Tu as une mission, c'est ça ?
— En quelque sorte, dit Byron, circonspect.
— Crois-moi. Tu vis dans la plaine mais tu veux que Luménis se souvienne de ton peuple ?"
Le centaure haussa un sourcil mais ne répondit rien.
" Dans le fond, tu n'as pas le choix."
Le Sunite sourit, s'inclina et repartit aussitôt.
" Ça arrive souvent, ce genre de choses ?"

Astrée regarda le sunite s'éloigner, un peu héberluée. Elle s'était attendue à ce qu'il insiste davantage... mais après tout, l'essentiel avait été dit.
Elle haussa les épaules à la question de Byron.
" Et bien, en fait, à vrai dire... Non. Enfin, à moi, ça ne m'arrive jamais !"
Elle se mit à rire avec un clin d'oeil.
" Mais voilà, comme tu es quelqu'un d'exceptionnel, j'imagine que c'est normal !"
Elle se remit en marche, l'entraînant à sa suite. ils n'avaient pas de temps à perdre s'ils voulaient avoir la moindre chance de trouver les bureaux ouverts.
" Et alors, dis-moi... tu as envie d'accepter ?"

" Je ne sais pas... En tant que peuple nomade, nous ne sommes pas portés sur les statues, je suppose... Notre art est fait de dessins gravés et peints sur les roches... nous tissons... nous chantons... Enfin... Pas moi."
Il sourit.
" Mais en même temps... Il n'a pas tort, n'est-ce pas ? Les centaures ne vivront jamais en ville. Ne serait-ce pas une manière de nous rappeler à l'esprit des gens d'ici ? Tu me diras qu'on fait des statues de créatures qui n'existent pas ou des dieux qu'on ne voit jamais, ce ne serait donc pas une preuve..."
Il haussa les épaules.
" Je suis flatté, en fait."

" Il y a de quoi ! Ce n'est pas tous les jours qu'on se fait aborder par un artiste qui veut vous prendre comme modèle !"
Elle lui sourit, amusée. Presque fière, quelque part, de marcher en compagnie d'une future célébrité... et surtout très contente de ne pas être à sa place ! Bien sûr, c'était flatteur d'être pris pour modèle, mais pour sa part c'était le genre de chose dont elle se passait fort bien.
" Après, j'imagine que ça veut dire qu'il faut accepter de rester plusieurs heures immobiles... Enfin, je n'en sais rien, ça ne m'est jamais arrivé. Mais cela dit, tu auras certainement le temps de le faire pendant notre séjour, puisqu'ils vont sûrement nous faire patienter un jour ou deux, ou peut-être plus, avant de nous recevoir. Et effectivement, ça rappellerait aux luméniens l'existence de ton peuple... et je penserai à toi chaque fois que je passerai devant ! Ça me poussera à venir vous voir souvent !
A condition que la statue se trouve à un endroit public...

" Je ne comprends pas pourquoi tu t'imposes de vivre ici, dit alors Byron. Rien ne te retient dans cette ville, et tu ne l'aimes pas vraiment : les gens, les bâtiments, tout semble t'agresser, comme cela m'agresse. Alors pourquoi en faire ton foyer ? Tu pourrais vivre n'importe où et faire n'importe quoi de ta vie... Je dois avouer que... ça m'échappe un rien...

HRP : c'est toi le guide, donc c'est toi qui décides quand ils quittent le parc...

Astrée secoua la tête.
" Mon foyer n'est pas ici, en fait. La plupart du temps, je vis dans les Montagnes de Fer, dans un abri sous roche que je me suis aménagé, à plusieurs heures de marche du hameau le plus proche. Mais effectivement, j'ai la nationalité luménienne. On me l'a proposée suite à quelques services que j'ai rendus à la ville. Mais pour tout te dire, j'ai hésité à l'accepter. Je l'ai fait surtout parce qu'à l'époque, j'avais un compagnon luménien qui était très attaché à cette cité. Notre histoire à tous les deux débutait et je cherchais à me rapprocher de lui, donc je suis devenue citoyenne de la ville... Mais en réalité ça n'est qu'un mot, qui ne correspond pas à ce que je suis. Je ne pourrai pas vivre durablement ici. Par contre, j'y viens régulièrement puisque j'y ai quelques amis. Et puis, rechercher des herbes pour Isudë me rapporte un peu d'argent... et hélas, dans notre société humaine, il en faut pour vivre. Donc on va dire que je suis citoyenne luménienne par intermittence..."
Elle grimaça.
" Et en fait, je ne vis réellement nulle part, je suis souvent par monts et par vaux... "
Elle avait toujours vu son petit abri comme quelque chose de provisoire... Mais en attendant quoi ? Qu'elle ait la volonté de refaire sa vie quelque part, avec quelqu'un ? Elle n'était pas certaine d'y être prête... et ne le serait peut-être jamais. Une seule chose était claire dans son esprit : elle ne voulait pas vivre en ville.

Les allées redevenaient plus larges, les pelouses bien entretenues, les arbres taillés, et la foule plus nombreuse. Elle devina qu'ils approchaient de l'extrémité nord du Parc. Il fallait maintenant qu'ils trouvent cette fameuse maison-carrefour. Mais le quartier ne manquait pas de bâtiments administratifs ou officiels, dont beaucoup avaient un garde posté à l'entrée. il suffirait de demander à l'un d'eux leur chemin...

hrp : tu postes là-bas ? (enfin, où tu veux d'ailleurs, ça dépend s'ils doivent se perdre et passer par d'autres bâtiments avant

)

Quête : Equité

Après l'agitation du quartier nord, Astrée fut soulagée de retrouver la quiétude -toute relative- du parc. Elle devina que Byron l'était tout autant, même s'il y avait foule, là aussi, en cette fin d'après-midi.
" Ne t'en fais pas, leurs documents sont toujours écrits en commun. Et j'imagine que les elfes ont davantage l'habitude des administrations, en effet. Mais au fond je n'en sais rien, je ne suis jamais allée dans la Lorien..."
Quittant l'allée principale, elle entraîna son compagnon vers des zones un peu plus reculées du parc, coupant droit vers le sud-est de la ville où se trouvait la boutique d'Isudë. Il y avait moins de monde ici, et c'était sûrement plus reposant, pour lui, de marcher sur de simples petites allées de terre.
" Si ça se trouve, d'ailleurs, il n'y aura pas de papiers à lire... A part, bien sûr, celui où ils auront consigné votre plainte, qu'ils vont sûrement te demander de relire et signer... Mais c'est une chance que tu saches lire et écrire. J'imagine que c'est ta mère qui t'a appris... et peut-être d'ailleurs que ça fait partie de ton instruction en tant que messager de Sheldon ? J'ai l'impression qu'il y a peu de centaures qui en font autant...

" Nous n'en avons pas besoin, dit Byron. Mais mon père était barde, souviens-toi. Même si l'art chanté des centaures se transmet surtout par la voix, Burrhus aimait conserver certains textes, surtout en langue commune ou elfique, qu'il recueillait auprès de ma mère ou de visiteurs de passage. Quand Reynald est venu, il y a des années, il a été ravi de trouver certaines choses par écrit, cela lui a permis de s'imprégner de la langue sylvestre à deux niveaux... Mon père devait corriger sa prononciation, bien sûr, mais il a vite appris. Je pense que sa vocation lui donne des facilités dans le domaine... comme j'en ai pour reproduire la parole de Sheldon ou Neffen pour... hum... pour je ne sais pas bien quoi."

Astrée ne put s'empêcher de rire. Le shaman était tellement exceptionnel...
" Neffen ? Pour tout un tas de choses sans doute... communiquer avec les animaux, se déplacer sans laisser de trace sur n'importe quel type de terrain, ou deviner les humeurs des centaures... Mais Neffen est un peu à part, c'est vrai. Un peu trop, sans doute, ajouta-t-elle d'un ton plus grave. Ça ne doit pas être tous les jours marrant d'être shaman..."
Sa fonction nécessitait-elle vraiment une telle solitude ? Bien sûr, il n'était pas tout à fait centaure, mais il l'était pourtant, quelque part. Il était l'âme de la harde... Et être ainsi mis à part de son peuple était parfois pesant. Était-il possible à Byron de le comprendre, d'aller à contre-courant de ça ? Et pourtant, puisque les choses étaient ainsi, puisque tous les shamans successifs semblaient renoncer d'eux-mêmes à couloir s'intégrer davantage à la harde, peut-être y avait-il une raison... Peut-être ne fallait-il pas changer les choses...

" Marrant, voilà bien un mot humain qui n'a pas d'équivalent en langue centaure. Etre shaman, c'est être shaman, Neffen ne pourrait pas être autrement. S'il était autrement... il ne serait pas shaman."
Il haussa les épaules avec un sourire.
" Il y a des choses qui ne s'expliquent pas aux êtres humains, voilà tout. Mais Neffen, comme tous les shamans, est métamorphe. Des humeurs, des valeurs, des formes, des envies. Il t'a sûrement donné à voir sa facette qui te convenait."

Astrée haussa les épaules.
" Peut-être...", répliqua-t-elle.
L'idée ne lui plaisait pas. Ça faisait un peu... un peu comme insinuer que Neffen avait joué la comédie, comme s'il n'avait pas été lui-même. Ça n'avait rien d'agréable. Avait-elle complètement imaginé sa solitude, par exemple ? S'était-elle trompée ? Mais après tout, il ne fallait pas forcément traduire négativement les mots de Byron. On pouvait les interpréter, tout simplement, comme une capacité à s'adapter à son interlocuteur. Capacité que Neffen avait, indubitablement.
" En réalité, il m'a montré deux ou trois facettes différentes, en y réfléchissant bien...", ajouta-t-elle après un bref temps de silence.
Effectivement, la plupart du temps, elle avait bavardé avec lui exactement comme elle l'aurait fait avec un ami humain. En deux ou trois occasions, il était redevenu le shaman, sage et imposant, puissant, presque omniscient. Une fois ou deux, un jeune centaure avide de plaisanter et s'amuser. Byron n'avait pas tort de dire qu'il était métamorphe. Mais qui était-il vraiment ? Sans doute un mélange des différentes personnalités qu'elle avait entrevues. Si on ajoutait à ça qu'il avait en lui la mémoire de son prédecesseur, sans pourtant en être une copie, donc avec sa propre personnalité, ça compliquait encore la compréhension qu'elle en avait. Et pourtant, elle avait eu la sensation, parfois, de le comprendre. Un peu. Sensation trompeuse ?

Et bien, non, elle n'avait pas envie de se dire qu'elle n'avait vu qu'une facette. Et elle avait envie de mieux le connaître, vraiment. Raison de plus pour tenir sa promesse de retourner les voir régulièrement. Bon, ce serait aussi pour voir Byron et Dymphéa, pour aider la harde à reprendre confiance dans les humains, pour mieux les connaître, hors temps de guerre... mais avant tout pour Neffen. Elle avait de l'affection pour lui.

Elle renonça à épiloguer sur le sujet avec son compagnon. Neffen était shaman, donc complètement à part, c'était comme ça. Byron ne pouvait pas comprendre sa façon humaine d'analyser la situation. Pour lui, chacun était à sa place et il n'y avait pas de raison de remettre en cause, ou, pire, de vouloir faire évoluer quoi que ce soit. Elle connaissait leur fonctionnement, Dymphéa et Neffen le lui avaient expliqué. C'était dans leur essence. Les centaures n'auraient décidément jamais une âme de révolutionnaire. Et dire que Dymphéa avait imaginé leur apprendre à s'organiser sans chef ! Elle sourit intérieurement au souvenir de leur toute première rencontre. Non, les centaures n'instaureraient jamais une démocratie...

Tandis qu'elle réfléchissait ainsi en silence, ils avaient avancé d'un bon pas. Ils se trouvaient à nouveau dans des allées plus fréquentées, signe qu'ils approchaient de l'extrémité sud-est du parc où se trouvait l'herboristerie.

Quête : Equité

Astrée n'avait pas beaucoup parlé durant le trajet depuis le Palais, ruminant les informations qu'on leur avait données. Il ne faisait aucun doute qu'ils prouveraient facilement l'"humanité" des centaures, selon le terme employé par le fonctionnaire. Et les enquêteurs luméniens verraient bien que les torts étaient du côté des humains dans cette histoire, c'était certain. Ce qui l'ennuyait davantage, c'était l'idée que pour bénéficier de l'aide de Luménis, les centaures devraient se soumettre aux lois humaines, et que celles-ci allaient à l'encontre de leurs traditions. Pour sa part, elle ne voyait pas de mal à cesser les luttes de domination fratricides et à remplacer, par exemple, le meurtre par l'exil, au contraire. Mais elle estimait, simplement, qu'on n'avait pas à leur imposer, à conditionner l'aide à ce rejet de leurs coutumes.
Elle entraîna Byron à l'intérieur du Parc, s'éloignant rapidement des sentiers principaux pour tenter de trouver un endroit à peu près désert, un coin d'herbe où s'asseoir sous les arbres pour déguster leur casse-croûte. Elle avait besoin de calme, de silence et de sentir les odeurs de la nature, et elle était certaine que Byron ressentait ce besoin encore plus qu'elle-même.

Ils trouvèrent aisément un endroit à leur goût, en dehors du passage et des pelouses les plus populaires, non loin d'un superbe magnolia fleuri qui répandait généreusement son parfum. Le centaure se coucha puis soupira d'aise, inspirant profondément.
" Le printemps est superbe, même ici." remarqua-t-il.
Son expression reprit une apparence plus sérieuse.
" Bon. Nous avons progressé, je suppose. Même si nous n'avons rien résolu."

Astrée avait étendu ses jambes et résistait à l'envie de s'allonger dans l'herbe au soleil. Elle se sentait déjà un peu mieux, un peu plus optimiste, rien que par le fait d'avoir retrouvé le calme du Parc. Et ces tourtes à la viande étaient décidément délicieuses.
" On a enclenché la lourde machine administrative, acquiesça-t-elle aux propos de Byron. C'est un bon début. Mais je ne m'attendais pas à ce que ce soit si complexe", poursuivit-elle avec un soupir.
Elle comprenait bien le raisonnement du fonctionnaire. Si les Montequins sont sous juridiction luménienne, c'est que la vallée l'est, et donc que les centaures le sont aussi. Mais elle persistait à trouver excessif que les luméniens imposent leurs lois ainsi. Peut-être qu'il y avait la possibilité de trouver quelque chose d'intermédiaire ? Une législation à part juste pour ce coin de l'île ? Les centaures voulaient qu'on leur rende leur vallée, et dans son esprit, il était normal que cette vallée soit, en quelque sorte, sous l'autorité et la responsabilité des centaures, pas sous celle de Luménis. Y avait-il moyen d'obtenir ça ? Peut-être pas. C'était en tout cas une demande complexe, que seule Dame Lathiriel pourrait trancher... ou peut-être même qu'il faudrait en passer par une décision de l'Assemblée.
Qu'allait en penser Sheldon ? Elle l'imaginait mal renoncer facilement à une part de sa souveraineté sur la vallée. Mais si c'était le seul moyen de sauver la harde, il serait sûrement contraint d'accepter... Et comment donc faisaient les hardes qui vivaient dans des régions sous administration luménienne ? S'il y en avait...
" Tu en penses quoi, toi, de tout ça ?" finit-elle par demander à Byron. Il allait peut-être lui répondre que ça n'était pas de son ressort, bien sûr... mais il pouvait avoir une idée sur la question après tout.

" Je ne sais pas trop, murmura-t-il. J'ai l'impression que... Sheldon s'attendait à ce que nous devions nous plier aux lois humaines et que tacitement, il m'a donné l'autorisation de me plier à leurs exigences... Mais il est effectivement certaines de nos manières qui doivent choquer et... je ne sais pas quelle est notre latitude pour en changer... La harde est presque morte... Je ne sais pas comment estimer le prix de sa survie. Je voudrais... pouvoir en parler avec Sheldon, et pourtant, je ne sais pas si ce sera possible... Il faudra que Reynald communique avec ma mère, probablement... et qu'elle communique avec Sheldon, et puis... ça va être compliqué. En peu de mots, toute cette complexité..."

Reynald pouvait peut-être communiquer directement avec Sheldon ? S'il le connaissait suffisamment bien, et si ce dernier acceptait le contact... ce qui n'était pas certain, à la réflexion. Dommage, ça aurait évité d'attendre le lendemain pour la réponse.
" C'est complexe, oui... En trente mots ça va être difficile. Quoiqu'il suffit de demander si les centaures acceptent de respecter les lois luméniennes, mais je ne sais pas si Sheldon saura tout ce que ça sous-entend... Et l'avertir que l'ensemble du conflit sera jugé par les autorités luméniennes, aussi, mais ça n'est pas vraiment un problème puisque les torts sont du côté humain. "
Il aurait tout de même fallu pouvoir lui expliquer clairement les tenants et aboutissants de tout ça.
" Dommage que Reynald ne puisse pas nous téléporter directement dans la Plaine aux Sorcières, on aurait pu en discuter de vive voix... Même si pour moi, sa réponse ne fait guère de doute, puisque c'est le seul moyen de sauver la harde. Je pense qu'il acceptera ces conditions. Mais ça me désole qu'on vous les impose, tu sais..."

" Hélonna est humaine. Je m'en rends compte, quand je vois cet endroit. Si nous avions voulu qu'il en soit autrement, nous aurions dû agir depuis longtemps... nous allier avec d'autres peuples... repousser les colons, leur imposer des limites... Nous ne l'avons pas fait et désormais il est trop tard. Notre meilleure chance est dans l'harmonie et non dans la défiance."
Il regarda derrière son épaule, vers un arbre à une dizaine de mètres d'eux. Astrée crut détecter un mouvement, puis plus rien.
" Il y a quelqu'un caché là."
Il huma l'air et agita nerveusement la queue, puis demeura silencieux une seconde. Puis un sourire se dessina sur ses lèvres.
" C'est l'homme que nous avons rencontré hier. Le sculpteur."

Hélonna était humaine... Oui, mais tout de même, après cette guerre, toute cette haine et cette défiance envers les humains, ça ne serait pas simple pour les centaures d'accepter d'être sous juridiction humaine. Ils auraient peut-être préféré pouvoir être rattachés aux elfes de la Lorien, mais c'était trop loin...
L'alerte de Byron la rendit nerveuse, un instant. Mais il était absurde de s'inquiéter, personne ici ne leur voudrait de mal. Lorsqu'il identifia l'intrus, elle ne put s'empêcher de sourire, amusée.
" J'aurais dû accepter de devenir centaure, finalement, rien que pour le flair ! C'est rudement pratique..."
Elle fixa l'arbre quelques instants.
" Bah, s'il veut nous parler, il se montrera, il ne m'a pas paru du genre timide... Tu crois qu'il nous a suivis ?"
Mais il ne tombait pas si mal. Il était clerc, lui aussi. Peut-être connaîtrait-il un clerc de Lurue ?

" J'imagine que je ne passe pas inaperçu... Il lui a suffi d'interroger une ou deux personnes et cela a dû suffire."
Astrée ne se trompait pas car le clerc s'approcha peu à peu d'eux. Habillé de rouge vif, il détonnait sur le gazon vert comme une tulipe géante. Cela ne semblait le gêner en rien. Il s'assit finalement à environ trois toises d'eux et sortit une pile de parchemins et un crayon de plomb. Il était manifeste qu'il dessinait, et de temps en temps, il levait les yeux pour observer le centaure avant de se remettre à son travail. Il croisa une fois le regard d'Astrée, se contenta de lui sourire, puis reprit son activité, comme si de rien n'était.

Astrée se contenta de le regarder dessiner en silence un moment. Un peu gênée par la situation, elle se surprit à espérer qu'il ne dessinait que Byron, et surtout pas elle. Mais après tout il n'avait aucune raison de la dessiner, elle pouvait être tranquille de ce côté-là. Et puisque Byron n'avait pas semblé ennuyé par sa proposition de servir de modèle pour une sculpture, la situation ne devait pas le déranger, peut-être au contraire le flatter.
" Je croyais que vous étiez sculpteur ? hasarda-t-elle finalement. Vous êtes aussi dessinateur ?... enfin, portraitiste ?"

Il sourit sans lever les yeux.
" Puisque votre ami se fait désirer, je suis obligé de prendre le taureau par les cornes. Je préfère sculpter d'après nature, mais quand la nature refuse de venir à moi, je peux toujours me baser sur mes croquis."
Il regarda à nouveau le centaure, qui s'empourpra.
" Certains de mes collègues sont des êtres d'une patience à tout épreuve, car il est des amours qui s'y prêtent. Mais je ne suis pas de ceux-là. J'ai passé une nuit épouvantable à songer que vous pourriez m'échapper... Je ne vais plus prendre de risques..."
Il leva les yeux sur Astrée et son sourire se fit mutin.
" J'hésite encore à faire une statue vous représentant tous les deux. Je n'ai pas pris de décision."

Astrée se sentit devenir écarlate et se mit à bafouiller.
" Quoi ? De moi aussi ? Mais... je... "
Elle n'avait pourtant rien d'un modèle ! Elle secoua la tête, levant les yeux au ciel.
" Non mais franchement, il est cent fois plus beau que moi, vous êtes bien d'accord ? C'est lui, la merveille que vous voulez sculpter ! Ce n'est franchement pas la peine de gâcher le tableau en y ajoutant une vulgaire rôdeuse humaine..."
Bon, c'était peut-être le duo qu'ils formaient qui était intéressant, pour un artiste. Peut-être. N'empêche qu'elle s'en serait bien passé, et que s'il mettait son projet à exécution, elle espérait bien ne jamais, jamais, jamais se retrouver face à la statue.

" Vous connaissez le concept de la Belle et la Bête ? C'est un thème éculé dans l'art, c'est ce qui me fait hésiter..." dit le sculpteur à nouveau occupé à son travail.
Byron croisa les bras.
" Je ne suis pas une bête.
— Peut-être pas dans votre tête, mais physiquement... La moitié inférieure, là, elle est plutôt velue. Joliment velue, moi je ne dis rien, mais velue indéniablement. Des sabots, une grande queue... Je trouve l'ensemble extrêmement réussi. Les pieds humains sont bien moins élégants que vos pâturons, nous sommes d'accord. Reste que... Il y a contraste. Les gens vous voient passer dans la rue, main dans la main, et immanquablement, certains s'interrogent... Comment font-ils ?"
Il frissonna.
" Bref. On serait quand même mieux dans mon atelier. Mais ça ne me gêne pas... ça me change. Je devrai juste vous espionner pendant quelques jours."

Astrée se sentit rosir. Les sunites n'avaient décidément qu'une seule chose en tête... Enfin, non, ils avaient aussi l'art. Restait qu'il avait traité Byron de bête, quand même. Elle réprima un soupir et s'obligea à ne pas relever les allusions. Le couple Dymphéa-Burrhus aurait certainement intéressé grandement le clerc. Mais leur cas à eux était différent, tout de même.
- Vu les lenteurs administratives, on en a pour quelques jours encore, de toute façon, donc vous aurez le temps. Si ça se trouve, on aurait peut-être même un jour le temps de passer à votre atelier en attendant que tout se débloque là-bas. Mais j'imagine mal Byron vouloir rester un jour entier dans une bâtisse quelconque pour poser, à la réflexion. On est certainement mieux ici. Tu en penses quoi ? questionna-t-elle en se tournant vers le centaure.

" Les bâtiments sont rarement adaptés à mon anatomie, dit le centaure, prudent.
— L'atelier est vaste, et il a l'avantage de l'intimité, fit le sculpteur tout en dessinant. D'autant que je ne fais que dans le nu. Pour l'heure, je suis obligé de me fier à mon imagination, mais si vous voulez que la représentation soit fidèle, vous avez tout intérêt à tomber la chemise."
Byron s'était empourpré.
" Je... heu..."
Le Sunite sourit tout en croquant.
" Allons, croyez-vous que je n'ai jamais vu d'homme nu ?"
Byron rougit davantage.
" Voilà une expression parfaite. Qui fait contraste avec la puissance du corps. Le centaure embarrassé. C'est adorable."

Astrée ne put s'empêcher de rire joyeusement. Le centaure embarrassé... C'était pourtant fréquent chez Byron ! A plus forte raison si on lui parlait de nudité. Certes, il avait été nu pendant les quelques jours où il avait été esclave, mais elle se rappelait très bien sa gêne. La pudeur des centaures lui paraissait au moins égale à celle des humains ou des elfes. Est-ce que le fonctionnaire considérerait ça comme un signe d'humanité ? Elle chassa aussitôt cette pensée incongrue.
" Je ne sais pas pourquoi, mais je sens qu'il va falloir vous contenter de votre imagination...", remarqua-t-elle simplement.
Et décidément, elle espérait bien qu'il renoncerait à la représenter elle-même. Surtout nue..
" Mais puisque vous êtes là... Est-ce que par hasard vous connaîtriez un clerc de Lurue ou de Mielikki ? Qui serait pas trop loin de Luménis si possible..."

" Je ne fais pas dans le rustique, dit le sculpteur avec un sourire. Mais je veux bien me renseigner pour vous. En échange d'une séance de pose."
Il déposa ses croquis et se reposa sur ses coudes, allongé sur le dos.
" Puisque vous ne voulez pas venir à mon atelier, nous ferons ça dans le Parc. Mais plus profondément, loin des regards. Si la présence d'une femme vous gêne, ce que je peux comprendre, nous demanderons à votre amie de prendre sa journée...
— Une journée ?!
— On peut faire ça en plusieurs fois. Mais une fois que l'inspiration m'a pris, c'est difficile de me retenir...
— Et vous allez sculpter quoi, un arbre ?
— Non, je ferai ça à la terre glaise, en petit. Ce sera mon modèle pour faire la version grandeur nature ensuite."
Byron parut incertain et jeta un regard à Astrée.

La rôdeuse rit.
" Hey, ne me regarde pas comme ça, c'est toi la célébrité !"
Elle s'efforça de retrouver un minimum de sérieux, et ajouta doucement.
" C'est à toi de voir... Si tu as envie d'être immortalisé, tu peux prendre le temps de poser pour lui un de ces jours. C'est vraiment à toi de décider. De toute façon ils vont sûrement nous faire patienter avant de décrocher un rendez-vous avec la conseillère. Pendant que tu poses, je pourrai continuer à faire le tour de toutes les auberges et temples de la ville à la recherche d'un clerc de Lurue si on ne l'a pas trouvé d'ici là, ou bien faire visiter Luménis à Reynald et Tybert quand il nous auront rejoints. Je ne suis pas sûre que l'architecture ou les bouquins de la bibliothèque te passionnent autant que Reynald...
En fait, le centaure serait certainement mieux ici, réfugié au fin fond du parc, pendant qu'ils feraient le tour de tous les bâtiments de la ville.

" Bon... dans ce cas... heu..." dit le centaure.
Le sculpteur s'était levé.
" C'était un oui ?
— Heu...
— C'était un oui. Debout."
Byron s'exécuta, interdit.
" Je vais toucher. Je dois toucher. C'est obligatoire."
Avant que le centaure n'ait pu protester, le sculpteur avait posé les mains sur sa croupe, et en dessina la courbe des paumes, les yeux fermés. Byron devint écarlate mais ne se déroba pas.
" Formidable. Donnons-nous rendez-vous ici, demain matin. Je m'occuperai de vous et votre amie se farcira les administrations. Elle est humaine, ça fait partie de sa nature, tout ça."

La Couronne de Cuivre

[Lieu-dit] Le parc verdoyant de Lumenis