[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Taliesin accepta bien volontier et ils allèrent s'installer non loin du petit étang. Le repas fut plus joyeux qu'il ne l'aurait pensé : le gamin se révéla bavard et se perdit en conjectures quant à la surprise que lui ramènerait Galathée. L'ancien barde, qui n'avait aucune idée sur la nature de la chose, avança quelques conjectures farfelues qui firent sourire l'enfant. Il avait l'air de bonne humeur, ce qui réconforta l'elfe. Certes, il était encore un peu tôt pour en juger, mais les choses semblaient moins mal engagées qu'il ne l'aurait pensé.
Le repas fini, ils lavèrent de concert la vaiselle et la rapportèrent à l'intérieur de la maison. Taliesin se garda de faire toute proposition quant au programme de l'après-midi. Il voulait laisser Victor libre d'agir à sa guise. Celui-ci s'en fut d'ailleurs presque aussitôt, regagnant l'ombre de la forêt environnante.
Il ne restait plus dès lors au barde qu'à reprendre ses pénibles lectures magiques.

[Galathée]

Victor revint en fin de journée, dans un état encore plus crotté que quelques heures plus tôt, mais résolut cette fois le problème en plongeant tout habillé dans l’étang. Après quelques brasses revigorantes, il remonta sur la berge et rejoignit Taliesin à l’intérieur.
« Ouah ! C’était une chouette journée ! » s’exclama-t-il en s’immobilisant, trempé, devant le feu crépitant. « On mange quoi ? Je peux faire quoi ? »

[Taliesin]

L'elfe lorgna les traces boueuses laissées par les bottes de l'enfant du seuil jusqu'au foyer et la petite flaque que formait l'eau en dégoulinant de ses vêtements. Il n'en fit cependant pas reproche à Victor et sourit même en pensant que nettoyer les dégâts lui offrirait au moins une activité pour le lendemain.
-Content que tu te sois bien amusé, fit-il en reportant son attention sur le petit garçon. Pour le repas, et bien, il nous reste un peu du faisan que Galathée a chassé hier. On a aussi du pain, et on peut faire une omelette. Si ça te dit, tu pourras casser les œufs et m'aider à la préparer... Mais seulement une fois que tes habits auront un peu séché, sinon, on risque de transformer la maison en marécage. Les grenouilles apprécieraient, mais je pense que nous, on aimerait moins...

[Galathée]

« J’vais m’changer alors. » proposa Victor en se débarrassant de sa chemise.
Quelques minutes plus tard, il était à pied d’œuvre. Après la préparation, ils s’installèrent à table et Victor se mit à dévorer tout en bavardant de plus belle.
« Et alors j’ai vu un oiseau bleu vif. » disait-il. « Et aussi trouvé plein de noisettes, à mon avis, un écureuil les a oubliées, mais comme c’est pas l’hiver, c’est pas grave, il peut trouver d’autres choses… Et je crois bien que j’ai entendu un loup. Tu crois que c’est possible ? Ou alors c’était un renard, moi j’y connais rien. Et j’me suis fait une copine aussi, elle s’appelle Estelle, elle est gentille et elle sait plein de trucs sur la forêt. Puis j’ai grimpé aux arbres mais pas trop haut, pour pas me casser la figure, parce que je sais que Galathée, elle voudrait pas. Et on a fait un feu pour chasser les vilaines ombres démoniaques du prince squelette Myxatos le tueur de lapins. Moi j’ai combattu comme un preux mais j’avais pas d’épée, juste un bout de bois, peut-être que quand je serai grand, j’aurai une épée, tu crois ? »

[Taliesin]

L'elfe, abasourdi, reposa sa fourchette et, fixant Victor avec de grands yeux, tenta de faire le tri dans ce flot de paroles enthousiastes.
-Une épée... Oui, c'est possible, mais...
IL grimaça, brusquement mal à l'aise.
-Est-ce que tu veux bien me parler de cette Estelle ? Je ne savais pas qu'il y avait des habitants à proximité de la clairière... C'est une petite fille ?

[Galathée]

« Oui, c’est une petite fille qui habite dans les bois. Je lui ai dit qu’elle pouvait venir dormir ici si elle voulait, pour pas qu’elle ait peur toute seule, mais elle voulait pas, alors je lui ai dit que je te demanderais si je pouvais aller dormir avec elle, si je prends une couverture, il fait beau, non ? Puis c’est pas si loin. Mais j’étais pas sûr que tu voudrais bien, alors je lui ai pas promis. Mais est-ce que je peux prendre un peu de ce qui reste du souper pour lui apporter ? »

[Taliesin]

Taliesin demeura silencieux. Il sentait poindre un étrange sentiment d'appréhension. Une petite fille, seule, dans la forêt ? Certes, de prime abord, on pouvait imaginer créature plus effrayante, mais cela n'en demeurait pas moins étrange. Et quitte à passer pour un paranoïaque rabat-joie, il choisit de faire preuve de prudence.
-Victor... Tu peux lui apporter quelque chose, oui. Mais je voudrais t'accompagner. Cela me paraît bizarre qu'une petite fille vive toute seule au milieu des bois. Et on n'a vu aucune maison aux alentours de notre clairière... Pourtant, Galathée est allée assez loin... Alors, je préférerai savoir ce qu'il en est véritablement. Peut-être demander à Estelle si elle a des parents, quelque part, si elle s'est perdue...

[Galathée]

« Oh, elle voudra pas te voir, elle est trop timide. Elle est d’accord que de parler avec moi. Parce qu’elle sait que je suis gentil, moi. Je suis un enfant comme elle. Elle dit que les grands sont méchants. Et je sais que c’est vrai. Pas tous, mais elle te connaît pas, elle voudra pas te voir. »
Il se renfrogna et croisa les bras.
« Tu peux venir avec moi, alors on lui dépose une assiette, puis on rentre et elle la prendra quand on est partis ? »

[Taliesin]

-Très bien, faisons ça..., concéda l'elfe,, toujours aussi perplexe.
Il se demandait pourquoi il fallait que cela tombe précisément au moment où Galathée n'était pas parmi eux. Si elle n'était pas partie, il lui aurait suffi de demander aux animaux des bois d'ouvrir l'œil. Ils auraient pu l'informer sur la dénommée Estelle, veiller discrètement sur Victor et venir la prévenir en cas de danger. Mais elle n'était pas là, et lui ne pouvait rien faire. A moins de se mettre à traquer la gamine, ce qui n'était certainement pas une solution.
Il se leva et prit une assiette propre. Il s'arrêta cependant en remarquant la mine froncée du petit garçon.
-Victor... je suis désolé. Je ne veux surtout pas t'empêcher de t'amuser ou d'avoir une amie mais... Tu admettras que trouver une petite fille toute seule au milieu de la forêt, ça a de quoi étonner... Elle aurait sans doute besoin que des gens s'occupent d'elle...
Une idée lui traversa l'esprit.
-Est-ce que c'est une humaine ? demanda-t-il. Ou bien une elfe ? Est-ce qu'elle te paraît... différente ?

[Galathée]

« Bien sûr qu’elle est différente ! C’est une fille ! » railla-t-il, de mauvaise humeur. « Et puis elle habite où elle veut ! Moi je lui ai dit qu’elle pouvait venir ici, mais elle veut pas. Moi je lui ai proposé. Elle dit qu’elle doit rester dans la forêt, c’est qu’elle aime bien ça. Moi je trouve ça chouette, la forêt, y’a plein de cachettes, puis des trucs à manger aussi. Je suis sûr que je pourrais aussi habiter dans les bois, si j’avais personne pour s’occuper de moi. Mais peut-être que si je suis gentil, elle finira par accepter de venir ici. Moi je peux la mettre dans ma chambre, même si c’est pas grand, mais elle est pas grande non plus, on peut se serrer, comme toi et Galathée… Mais pour l’instant, c’est pas important, puisqu’elle veut pas venir. »

[Taliesin]

L'elfe soupira.
-La forêt, c'est très bien l'été... Mais l'hiver, lorsqu'il neige, qu'il gèle à pierre fendre, qu'il y a du vent et qu'au loin... ou tout près... retentissent les hurlements des loups, c'est tout de suite moins rigolo. Enfin...
Il emplit l'assiette d'omelette et d'un peu de blanc de faisan et la reposa.
-Bon, et bien, je crois qu'on est parés pour l'opération de ravitaillement...

[Galathée]

Ils sortirent dans le soir naissant et gagnèrent les sous-bois. La piste qu’avait empruntée Victor était désormais visible dans l’humus et il avait brisé plusieurs branches en se frayant un passage jusqu’à la petite clairière où trônait l’arbre renversé. En arrivant à proximité, Taliesin crut voir bouger quelque chose, mais c’était furtif, et les broussailles étaient colonisées par une faune nombreuse et timide : ça aurait pu être n’importe quoi.
Victor déposa l’assiette sur le sol.
« ESTELLE ! Je te laisse la nourriture ici, même si t’as dit que t’avais pas faim ! Je reviens demain ! » lança-t-il. « BONNE NUIT ! »
Puis il se tourna vers Taliesin.
« On peut rentrer. Elle va pas se montrer. »

[Taliesin]

De retour dans leur petite maison, Victor et Taliesin s'assirent près de l'âtre et devisèrent un moment. Il ne parlèrent plus d'Estelle - l'elfe avait compris que le gamin n'en dirait pas davantage - et se perdirent à nouveau en hypothèses quant à la surprise dont avait parlé Galathée. Quand ils eurent épuisé toutes les pistes possibles et inimaginables, Victor se leva et annonça qu'il allait dormir. Ce qui n'étonna pas l'elfe : l'enfant s'en était donné à cœur joie toute la journée et paraissait fourbu.
-Victor, une minute, s'il te plait... fit-il alors que l'enfant se repliait déjà.
Celui-ci s'immobilisa et se tourna vers lui.
-Voilà... Je sais que tu es grand et que tu n'as pas besoin de moi, mais enfin, on ne sait jamais... Alors si cette nuit tu as un problème, que tu n'arrives pas à t'endormir ou quoi que ce soit... N'hésite pas à m'appeler ou à venir me trouver. Tu ne me dérangeras pas.

[Galathée]

Victor acquiesça et gagna sa chambre sans rien dire. Taliesin l’entendit se déshabiller et se glisser entre les couvertures avec un bâillement, puis ce fut le silence.
L'elfe veilla plus longtemps, puis finit par se sentir las à son tour, et se coucha, gardant cependant sa porte ouverte pour surveiller la salle voisine.

Au milieu de la nuit, un petit grincement l’éveilla en sursaut. Se redressant, il eut tout juste le temps d’entendre un claquement puis le bruit étouffé, pratiquement imperceptible, de pas dans l’herbe. Jetant un œil par la fenêtre, il vit Victor s’éloigner, emmitouflé dans une couverture, et s’enfoncer dans les bois.

[Taliesin]

Jurant à à voix basse, Taliesin s'arracha à ses couvertures et s'habilla fébrilement. Puis il gagna la porte de la maison et s'immobilisa soudain, la main sur la poignée. Il hésita un instant à aller prendre son arc mais finit par renoncer et se glissa à l'extérieur. Si la dénommée Estelle était bien une petite fille vivant dans la forêt et terrifiée par les adultes, voir débarquer un elfe en armes n'était certainement pas de nature à la rassurer. Et si elle n'était pas ce qu'elle prétendait, ou si un quelconque danger menaçait Victor, il avait en mémoire quelques sorts susceptibles de se révéler utiles.
Les yeux grands ouverts, l'oreille tendue, il suivit à pas de loup la piste empruntée par le petit garçon, essayant de se faire aussi discret qu'une ombre. Son intention était de demeurer à distance et d'observer sans être repéré. Du moins, si la situation ne lui semblait receler aucun péril. S'il en était autrement, il comptait bien intervenir de manière énergique.

[Galathée]

Taliesin suivit Victor jusqu’à l’arbre renversé. La lune offrait une clarté diffuse, permettant à l’enfant de se repérer sans trop de difficulté. Pour l’elfe, le chemin était encore plus aisé. Il fut néanmoins surpris de constater que les racines exposées baignaient dans une lueur grisâtre, à peine visible à 10 mètres, mais rayonnante une fois que l’on entrait dans son cercle.
La dénommée Estelle se tenait assise dans leur ombre. C’était effectivement une petite humaine maigrichonne, vêtue de hardes usées, le cheveu sombre et la peau claire. Elle était plus petite que Victor, sans doute pas plus de 6 ans, et elle reniflait en serrant ses petits bras malingres autour de sa carcasse. Elle aurait pu mourir de froid. Ou de faim.
Mais il n’en était rien.
Car ce que Victor avait omis de mentionner, c’était qu’Estelle était un fantôme. Elle avait conservé ses couleurs, mais plus pâles, et Taliesin voyait clairement à travers elle : les branches, les troncs, la nuit épaisse de la forêt. Il était peu probable que le petit garçon ne s’en soit pas rendu compte.
Cela dit, l’expression de joie qui traversa le visage de la gamine éthérée lorsque Victor la rejoignit avait l’authenticité du vivant.

[Taliesin]

L'elfe s'était immobilisé. Il aurait pu - dû ? - s'en douter. Une gamine perdue au fond des bois, sans personne avec elle, sans maisons aux alentours, qui n'avait pas faim... La nature offrait moult moyens de se sustenter, mais elle n'était pas tendre avec les êtres si faibles, incapables de chasser...
Au moins, à présent, il était fixé.
Mais il ne savait pas quoi faire pour autant. Il n'avait jamais eu affaire à pareilles créatures. Par contre, il connaissait nombre d'histoires les concernant. Beaucoup étaient dangereuses. Beaucoup, aussi, inoffensives, attardées sur terre à cause de leurs tourments, d'un crime impuni, d'une vengeance inassouvie. La petite lui paraissait appartenir plutôt à cette dernière catégorie, même s'il n'avait aucun moyen de le savoir véritablement.
Il prit donc le parti de s'assoir là où il était, hors de vue, et de continuer à observer. Estelle pouvait ne représenter aucun danger... Ou être une véritable menace. Comment réagirait Victor si elle lui demandait de faire quelque chose pour rester à jamais avec elle ? Il manquait de compagnons de son âge, il avait manifesté des pensées suicidaires, l'ancien barde ne pouvait donc jurer de rien. Le mieux qu'il pouvait faire était de rester vigilant et, dès l'entrevue finie, en discuter avec le petit garçon. Si celui-ci acceptait de lui parler, ce qui n'était pas gagné d'avance.

[Galathée]

En réalité, il ne se passa pas grand chose : après quelques minutes de discussion entrecoupée de rires, les deux enfants s’installèrent pour dormir. Victor proposa à la petite fille de se blottir sous sa couverture avec lui, mais elle déclina et s’allongea sur le sol. Il l’imita quelques instants plus tard, après avoir scruté les bois d’un air mauvais.
Bientôt, ils ne bougèrent plus, ni l’un, ni l’autre, mais la seule respiration audible était celle de Victor.

[Taliesin]

Taliesin ne bougea pas, pour sa part. Estelle ne semblait décidépent pas très dangereuse, mais il ne pouvait se résoudre à rentrer à la maisonnette et à dormir tranquillement tandis qu'un petit garçon de huit ans dormait au milieu des bois, en compagnie d'un fantôme apparemment amical... Mais d'un fantôme tout de même.
Il finit par accepter l'inéluctable : il était bon pour des heures de veille silencieuse et inconfortable; Il n'avait pris aucune couverture, sa pipe était restée dans ses affaires... Rien d'autre à faire que surveiller le sommeil de ces deux enfants.

[Galathée]

Un peu avant l’aube, Estelle se réveilla et tira doucement sur la couverture de Victor en murmurant à voix basse, jusqu’à ce qu’il se lève à son tour, vaseux et grommelant. Elle lui désigna le ciel, il acquiesça et se redressa d’un bond. Ils échangèrent encore quelques mots, un signe de la main, puis Victor reprit son chemin vers la chaumière, passant à quelques mètres seulement de l’endroit où Taliesin s’était embusqué pour les observer.

[Taliesin]

Il attendit que le gamin se fut suffisamment éloigné puis se leva et lui emboîta le pas. Avec un peu de chance, Victor regagnerait directement sa chambre, pour lui faire croire qu'il y avait passé toute la nuit. Et si par hasard il jetait un coup d'œil pour vérifier si l'elfe dormait toujours... et bien, cela ne ferait que hâter la confrontation. Taliesin ne songeait d'ailleurs pas à l'éviter : elle serait sans doute pour le moins houleuse, mais elle était indispensable. S'il parvenait à un accord avec Victor, s'il pouvait lui faire confiance... peut-être, alors, pourrait-il relâcher un peu - juste un peu - sa vigilance. Et aviser avec Galathée lorsqu'elle serait de retour.
Il finit par atteindre la lisière des bois. Il patienta un moment parmi les troncs puis, lentement, posément, se dirigea vers la petite maison.

[Galathée]

Victor était rentré dans sa chambre de la même manière qu’il l’avait quittée : par la fenêtre. Taliesin n’en vit nulle trace dans la pièce commune, et n’entendit que le bruit de couvertures que l’on froisse derrière la porte.
L’enfant n’émergea que deux bonnes heures plus tard, la mine chiffonnée, et vint s’asseoir à table avec un maigre sourire, qu’il imaginait probablement innocent.

[Taliesin]

L'elfe, amusé, lui rendit son sourire. Il était épuisé par sa nuit de veille mais, sous les rayons du soleil levant, la situation paraissait moins grave, plus anodine. Il n'en décida pas moins d'attaquer d'emblée le sujet. C'était le genre de chose qu'il ne pouvait remettre à plus tard sous peine de ne pouvoir fermer l'œil, par crainte de ce qui pourrait se produire durant son sommeil.
-Pas très reposant, une nuit en pleine nature, n'est-ce pas ? fit-il, d'un ton léger, en lui servant un bol de lait.

[Galathée]

Victor s’immobilisa, releva les yeux et parut un instant complètement perdu. Puis il prit le bol qu’on lui tendait, d’une main tremblante.
« Mais j’avais dit que j’irais lui tenir compagnie. Elle a peur toute seule dans la forêt, alors moi j’ai dit… Est-ce que ce n’est pas normal, quand on est plus fort, de protéger ceux qui sont plus faibles ? Est-ce que ce n’est pas comme ça qu’on est sensé faire ? Je sais que tu ne voulais pas que j’y aille, mais parfois, quand on sait qu’on fait quelque chose de bien, on doit pouvoir… contourner certaines règles, non ? C’est ce que mon papa me disait toujours : si tu as bien agi, alors ça n’a pas d’importance, le reste. »

[Taliesin]

Taliesin le dévisagea.
-Ton papa avait raison. Et j'ai tendance à fonctionner de la même façon. Mais parfois, on croit que l'on agit bien alors que ce n'est pas le cas. Je ne dis pas que tu as mal fait, Victor. Mais il arrive que les choses ne soient pas telles qu'elles paraissent l'être, ou que nos actes entraînent des conséquences auxquelles on avait pas pensé. Imagine, par exemple, comme je me serai inquiété si je ne m'étais pas réveillé quand tu es sorti, si j'avais découvert ta chambre vide sans savoir où tu étais allé...
Il secoua la tête.
-Je ne vais pas t'interdire d'aller voir Estelle. Je sais ce qu'elle est, mais je n'ai pas d'aprioris. Je n'ai pas pour habitude de juger les gens sur leur apparence, sur leur nature. Cependant... Je voudrais qu'on établisse certaines règles. Comme ça, tu pourras aller la voir tranquillement, sans crainte que je te surveille. Et moi, je n'aurais pas à faire le guet toute la nuit. Est-ce que tu veux bien qu'on en discute ?

[Galathée]

« Je veux bien qu’on en discute, oui. » dit Victor en prenant une gorgée de lait. « Elle fait pas de mal. Elle est juste là, et moi je parle avec elle, et elle me raconte la forêt, puis on joue. »
Il croisa les bras.
« C’est tout. Mais je voulais pas que tu t'inquiètes... Je pensais... Si je rentrais tôt alors tu n'aurais rien su, et puis on dit : ce qu'on ignore ne peut pas nous faire de mal. Puis j'aurais pas pensé que tu t'inquiéterais pour moi. »

[Taliesin]

Taliesin haussa les épaules.
-Ben, tu sais, Galathée m'a fait confiance en te laissant avec moi. C'est une grosse responsabilité, et j'essaie d'en être digne. Et puis, ça me ferait de la peine s'il t'arrivait quelque chose.
Il but un peu du contenu de son propre bol, s'essuya les lèvres et reprit.
-Je sais qu'Estelle ne fait aucun mal. Je te l'ai dit : je ne compte pas t'interdire d'aller jouer avec elle. Et, si tu tiens vraiment à dormir en sa compagnie, je n'y vois pas d'inconvénient. Même si je viendrai jeter un coup d'œil de temps en temps. Histoire de vérifier qu'un ours n'ait pas subitement décidé de faire de vous sont petit encas de minuit. Mais, en échange, je voudrais que tu t'engages à me dire si elle te demandait de faire quelque chose. Si c'est quelque chose pour l'aider à se... reposer, ou a retrouver ses parents, je t'aiderai, je te le promets. Les fantômes ne sont pas très heureux, généralement. Notre monde n'est pas fait pour eux, et s'ils s'attardent, c'est que quelque chose les retient... Donc, je veux bien t'aider, l'aider aussi. En revanche...
Il fixa le gamin droit dans les yeux.
-En revanche, si elle te disait de faire quelque chose de bizarre, d'interdit... il faudrait aussi que tu m'en parles. Si elle te demandais, par exemple, de... rester jouer éternellement avec elle, ou de la suivre quelque part, loin de la maison, dans la forêt... C'est important, dans ce cas, que tu me le dises. Est-ce que tu es d'accord ?

[Galathée]

Victor posa son bol et regarda l’elfe avec une expression songeuse.
« Tu crois qu’on pourrait vraiment l’aider ? Moi je voudrais bien, elle a l’air très triste, puis elle est perdue dans la forêt. Peut-être qu’on peut la convaincre de venir vivre ici. Tu crois que Galathée serait fâchée ? Elle serait peut-être contente d’avoir une autre fille avec elle. »
Puis l’enfant s’interrompit et brusquement, ses yeux s’emplirent de larmes.
« Pourquoi c’est un fantôme ? Pourquoi tu dis ça ? Moi je trouve que c’est une petite fille. Toi t’es bien un elfe, pourquoi elle peut pas être un fantôme ? »

[Taliesin]

Spontanément, Taliesin tendit la main pour lui toucher le bras. Mais l'enfant se renfrogna immédiatement et esquissa un mouvement de recul, ce qui poussa l'elfe à battre aussitôt en retraite, confus d'avoir outrepassé les limites de ce que Victor était prêt à accepter de sa part.
-Je me suis mal exprimé... reprit-il après avoir grignoté un morceau de pain pour se donner un semblant de contenance. Elle a le droit d'être ce qu'elle est. Tu sais, on m'a appris à respecter tous les êtres, quelle que soit leur nature, leur race... Simplement... Les elfes, les humains, les nains sont vivants. Les fantômes... C'est un peu différent. S'ils s'attardent en notre monde, c'est que quelque chose les retient, les empêche d'aller là où ils doivent aller, pour retrouver les leurs... J'imagine que ce n'est pas une existence facile. Errer ici bas, ne plus pouvoir étreindre les gens qu'on aime, être seul. Et être lié à un endroit dont on ne peut partir. C'est peut-être pour cela qu'elle ne veut pas venir chez nous : parce qu'elle ne peut pas.
Il grimaça. Galathée, sans doute, aurait mieux su expliquer au gamin ces choses-là. Il lui faisait confiance, l'écouterait certainement. Lui ne pouvait pas vraiment convaincre le petit garçon. Qui était-il pour même essayer ?
-Mais on peut... tu peux peut-être l'aider. ajouta-t-il. Demande-lui si tu peux faire quelque chose, si quelque chose lui ferait plaisir. Si c'est en mon pouvoir, je te promets de t'aider à lui apporter ce dont elle a besoin.

[Galathée]

« Moi non plus je ne peux pas étreindre les gens que j’aime. » siffla-t-il. « Et moi personne veut m’aider à partir. »
Il se tourna vers Taliesin.
« Peut-être que je suis une sorte de fantôme aussi. » dit-il avec sérieux, les yeux humides, la mâchoire serrée.
Il se repencha sur son bol.
« Moi je veux qu’elle soit contente, mais elle est comme moi. On se comprend. »