[Lieu] Entre Helonna et Dorrandin

[Galathée]

Guéric haussa les épaules.
" Je me suis un peu renseigné, et je pense que tu surestimes les clercs, en tout cas les Luméniens. Seskan m'a dit qu'à sa connaissance, même l'aubemestre n'était pas capable de ce genre de prouesses. Je sais qu'il y a quelques vieux crapauds en aube à Eredhun, mais ça ne veut pas forcément dire qu'ils ont l'expérience requise... Alors peut-être à Mélandis, oui, mais vu leur tendance au nettoyage par le vide... En plus, si on en trouvait un capable de me rendre ma jambe, il serait aussi sans doute du genre à nous désintégrer ou nous balancer de la foudre. Non, sérieusement, je crois qu'il vaut mieux que je me fasse une raison... Peut-être que je vais m'installer à Luménis, voilà tout. Kerun m'a déjà à la bonne, il peut peut-être faire quelque chose pour moi. Enfin... S'il survit au voyage, cela s'entend."

[Taliesin]

-J'espère bien qu'il survivra ! Mais ne crois-tu pas que la vie sédentaire te lasserait ? En plus, il n'y a pas que les clercs à disposer d'étonnants pouvoirs. Les mages peuvent faire bien des choses incroyables, sans compter les artisans, nains et surtout gnomes. On ne compte plus les merveilles fabriquées par les adeptes de Gond... Sans aller aussi loin, il doit être assez facile de trouver quelqu'un pouvait te faire une jambe de bois plus pratique... Enfin, tout ça pour dire que tu ne dois pas forcément te résigner.

[Galathée]

" Mais qu'est-ce que tu as contre ma jambe de bois ? Elle est formidable ! Regarde ce joli petit sabot ! Je suis certain que ça va plaire aux filles, moi je te le dis ! C'est juste que... on ne risque pas de m'oublier. Alors avec une machine gnome super sophistiquée, ce sera encore pire, j'en suis certain."
Son visage se fendit d'un sourire.
" Mais le pire du pire, c'est quand je suis saoul... Alors mon ami... Il va falloir m'aider à regagner mon hamac, sinon tu vas avoir des ennuis avec la mère Lamalice, et je peux te dire qu'elle n'est pas commode, la mère Lamalice, quand elle a décidé de faire son Helimilimite. Helimilite. He-li-mite. Non. Je savais le dire, avant, mais j'ai refoulé !"
Il essaya ensuite de se remettre debout, prenant appui sur l'épaule du barde.
" En fait, toute ma résistance à l'alcool était dans cette jambe. Et maintenant, je ne tiens plus du tout !"

[Taliesin]

-Rassure moi, Guéric : tu avais picolé en douce avant le dîner, n'est-ce pas ? souffla-t-il en entreprenant de le soutenir jusqu'au dortoir. Parce que sinon, ça voudrait dire que désormais, tu tiens moins bien l'alcool qu'un elfe ! Un elfe qui a longtemps gagné sa vie dans les tavernes, d'accord, mais un elfe tout de même ! Bon, si c'est vraiment le cas, sois rassuré : je m'engage à devenir ton entraîneur. Je suis sûr qu'avec de la patience, on pourra faire en sorte que tu sois capable de boire une bonne dizaine de litres sans ressentir le moindre effet.
Lui même avait la tête qui tournait légèrement, mais rien de comparable à l'état dans lequel se trouvait le halfelin.

[Galathée]

" Le responsable, c'est le petit tord-boyaux que Gauthier tient de son village... Une saloperie pas possible... Il en emmène toujours une petite réserve, qu'il planque à un endroit très secret... mais aucun secret n'est secret pour Guéric-Oeil-de-Faucon !"
Ils parvinrent dans la coursive, puis devant la porte du dortoir. On entendait le ronflement léger de Gauthier, mais Kerun était silencieux comme une pierre. Une spécificité elfique, apparemment, ce que le halfelin trouvait très injuste.
" Bouse, j'ai oublié d'pisser ! s'exclama le petit-homme avec une grimace. Mais c'est pas grave, j'ouvrirai la fenêtre un rien, puis je tâcherai de viser, pardi !"

[Taliesin]

-Chuuuut... Moins de bruit ou tu vas réveiller tout le monde. En plus, si je te laisse faire, tu vas empuantir notre dortoir : vu ton état, je doute sincèrement que tu arrives à viser... Sans compter que tu risques de passer tout bonnement par la fenêtre.
Il le fit pivoter doucement mais avec fermeté.
-Allez, on remonte. Promis, je veillerai à ce que tu ne passes pas par-dessus bord...
Et de l'escorter en sens inverse, se demandant bien pourquoi le halfelin s'était enivré à ce point. La perte de sa jambe le travaillait-elle plus qu'il ne voulait bien le montrer ?

[Galathée]

Guéric arrosa les vagues en chantant une ritournelle maritime (et franchement osée) à mi-voix. Ensuite, il se laissa guider par l'elfe vers les profondeurs du bateau, et Taliesin eut l'impression qu'il dormait debout car il commença à ronfler légèrement alors qu'ils étaient encore en train de marcher dans la coursive. Quelques minutes plus tard, tout habillé, le halfelin s'écrasait dans son hamac, sans avoir réellement repris connaissance. Malgré sa petite taille et son jeune âge, il était de loin le plus sonore des trois personnes couchées, et Taliesin devrait faire abstraction de sa musique singulière pour trouver le repos. En même temps... Il avait pris une certaine habitude de cette promiscuité masculine.

[Taliesin]

Comme tous les soirs - hormis les premiers - depuis que la Liberté avait quitté Mersant, Taliesin sombra rapidement. Peut-être ses pensées vagabondèrent-elles un peu plus que de coutume, portées vers Guéric et l'espoir que sa gueule de bois ne serait pas trop carabinée, portées surtout vers des événements plus anciens, reliés à la cité bénie des Helmites et à une jeune femme qui n'était encore qu'une rencontre de fraîche date... Peut-être. Mais le sommeil s'abattit cependant avec une vitesse incroyable, éclipsant ces images d'un passé qui semblait appartenir à une autre existence, étouffant les ronflements du halfelin, ne laissant à leur place que l'obscurité et le silence.
L'elfe s'éveilla au petit matin, avec l'impression d'avoir fermé les yeux un instant plus tôt. S'il avait rêvé, il ne s'en souvenait pas. Ce dont il se souvenait, en revanche, c'est de ce qui l'attendait. Car c'était aujourd'hui qu'il allait changer d'allure, adopter une identité qu'il devrait conserver des semaines, des mois durant, jusqu'à ce que sa mission soit accomplie.
Jusqu'à ce qu'il ait retrouvée cette rôdeuse qui, il y avait deux ou trois années - une éternité - avait croisé sa route pour la première fois.

[Galathée]

Taliesin prit son petit-déjeuner en solitaire dans la coquerie, les repas communautaires étaient devenus rarissimes car il y avait toujours quelque chose à faire à droite ou à gauche. Il put déterminer, à la vaisselle qui séchait, que Kerun, Gauthier et Constance étaient déjà passés par là. Guéric dormait encore quand il avait quitté le dortoir, ce qui signifiait que le capitaine ne tarderait pas à lui tomber sur le paletot. Après avoir avalé son gruau (auquel n'importe qui de normalement constitué aurait commencé à devenir allergique), il gagna la salle d'eau où, comme annoncé, l'agent luménien l'attendait.
Il l'avertit que la teinture qu'il utilisait tenait un bon mois avant de s'atténuer, mais que c'était une sécurité pour ne pas qu'elle s'efface sous une averse ou après un bain prolongé. Sans doute sensible au souci que les bardes accordaient à leur apparence, il proposa à Taliesin d'atténuer sa blondeur, sans pour autant le transformer en brun ou en rouquin. Quant à la peau, ce ne serait qu'un essai : les fonds de teint devaient être remplacés tous les jours.

[Taliesin]

Taliesin répondit qu'il se fiait entièrement au Luménien et qu'il était prêt a accepter sans discuter toutes les précautions nécessaires pour que les Mélandiens ne le reconnaissent pas. Être démasqué aurait des conséquences tellement dramatiques qu'il était impératif de limiter les risques au maximum. De surcroît, malgré sa race et sa profession, il n'était pas du genre à faire des manières. Bref, il se laisserait teindre et maquiller avec bonne volonté : allié aux changements de sa physionomie - du temps avait passé depuis son séjour dans la Cité du Chaos, temps ponctué d'une incroyable série d'épreuves douloureuses qui n'avaient pas manqué de marquer ses traits ou sa silhouette -, ces mesures le rendraient sans doute méconnaissable, y compris pour les Mélandiens qu'il avait côtoyés autrefois.

[Galathée]

La procédure dura un peu plus d'une heure, au terme de laquelle Taliesin se retrouva avec les cheveux blond cendré, moins lumineux qu'auparavant sans être complètement sombres. Les reflets verts de sa peau s'accordaient relativement bien avec sa nouvelle teinte, et si quelqu'un qui le connaissait bien l'aurait peut-être pensé malade, il n'attirerait certainement pas l'attention des étrangers. Kerun confia deux pots de graisse colorante au barde, lui recommandant de bien se laver chaque soir, et de s'entraîner tranquillement devant un miroir pour parfaire l'illusion.

Ils purent ensuite reprendre leurs activités à bord. Constance n'avait pas menti, ils arrivèrent en vue des côtes dorrandines dans l'après-midi. Ils distinguèrent quelques villages côtiers, des plages et des falaises, et entreprirent de remonter vers le nord. Pour renforcer leur couverture, le capitaine les avait menés une vingtaine de miles au sud d'Anarelis et ils purent observer, à babord, les paysages verdoyants des landes méridionales du territoire mélandien qui, de loin, semblaient paisibles et accueillantes, en dépit d'un vent glacé qui soufflait vers la mer. Ils croisèrent des petits bateaux de pêche affairés, bientôt une première galère qui descendait vers le sud, puis aperçurent plusieurs navires plus imposants, nefs et frégates océanes, à l'endroit où la côte s'incurvait vers l'ouest et, au fond d'une crique, le port d'Anarelis. Dans moins d'une heure, ils seraient officiellement sur les terres de la cité du Chaos.

[Taliesin]

Malgré l'aspect engageant de la côte, c'est en affichant un air sombre que le barde la contempla, accoudé au bastingage. Quand il avait quitté Dorrandin pour la deuxième et dernière fois, il n'avait pas encore perdu tout espoir que le destin se montre clément envers les malheureux qui l'avaient suivi au cours de cette rébellion stupide. De même, il faisait des vœux pour que rien, jamais, ne l'oblige à remettre les pieds en ces parages maudits. La suite des événements lui avait prouvé, d'une manière on ne peut plus cruelle, à quel point son optimisme était vain. A bien y réfléchir, les choses auraient-elles pu tourner plus mal qu'elle ne l'avaient fait ? Non, assurément : il avait conduit les esclaves survivants à la catastrophe et, pire encore, fait sombrer Luménis tout entière dans les affres de la tyrannie et de la guerre civile...
Avec un soupir, Taliesin se détourna. Ressasser le passé n'apporterait rien de bon. Absolument rien. Il devait rester tourné vers l'avenir, vers la mission qui l'avait ramené ici. Si les dieux étaient bons, s'il se montrait moins lamentable qu'autrefois, peut-être ne causerait-il aucun nouveau drame, que ce soit pour ses compagnons... ou pour Galathée.

[Galathée]

L'elfe put cependant se changer quelque peu les idées en participant aux manoeuvres à bord. Aux abords de la crique, la mer se faisait plus agitée et des courants traîtres imposaient des mouvements imprévus aux bateaux, lesquels étaient de plus en plus nombreux. Mais Constance et ses matelots connaissaient manifestement bien ces eaux et ils guidèrent la Vouivre vers le port avec dextérité. Le chenal était encombré et leur vitesse se réduisit comme ils approchaient de la jetée. Le capitaine les avait avertis qu'ils auraient à s'acquitter d'un passage à la douane avant de pouvoir commencer leur remontée de la Houleuse et avait conseillé aux elfes de trouver une activité plausible sous le pont. Gauthier leur avait aussi donné quelques conseils rapides sur l'accent de Vys, au cas où on leur demanderait de parler. Kerun avait levé les yeux au ciel mais n'avait pas bronché.
Leur frégate se glissa entre un cogue chargé de tonneaux et un petit voilier de pêche au pont couvert de crevettes sautillantes. Une barque se trouvait à l'entrée du port, chargée d'un officiel qui triait les bateaux, les envoyant rejoindre un quai libre pour les formalités administratives d'entrée en territoire mélandien, et la Vouivre accosta ainsi à Anarelis.

[Galathée]

Quête : Les Squelettes du Placard
Chapitre 14. Le Retour

La côte dorrandine était réduite à une fine ligne sombre sur l'horizon, plein ouest, là où le soleil commençait doucement à décroître. A la vitesse à laquelle naviguait désormais la Polissonne, il était probable qu'elle disparaîtrait bientôt. Le ciel était clair, le vent fort, et les réfugiés luméniens se rassemblèrent à la poupe, sur le toit du château, pour regarder disparaître la terre étrangère où ils avaient vécu des mois, pour certains des années, difficiles. Le Capitaine avait pris le gouvernail, un moment, et semblait d'excellente humeur. Les garçons se tenaient à la rambarde, curieux, devisant à mi-voix. Les adultes semblaient davantage marqués par l'instant. Galathée avait le regard distant, Polyanna les lèvres serrées. Guéric observait les enfants mais Kerun semblait songeur, lui aussi. Prudence était montée dans les bras de Judicaël, le seul qui ne partait pas vraiment. Il avait l'air un peu tendu, lui aussi, et il s'arracha rapidement à la contemplation de l'île qui s'éloignait.

[Taliesin]

Taliesin, lui, resta un peu plus longtemps à la contempler, animé par des sentiments mitigés.
Pour nombre de ses compagnons, cette journée était en quelque sorte la concrétisation de leur libération, tandis que pour lui, elle signifiait la fin de la liberté, le début de son emprisonnement. Bien sûr, on ne le chargerait pas de chaînes, on ne le jetterai pas au fond d'un cachot ; bien sûr, entouré par ceux qu'il aimait, il ne serait guère difficile d'oublier son statut. Néanmoins, celui-ci se rappellerait à son bon souvenir en certaines occasions, et il savait que ce serait éprouvant. Comme serait éprouvant le procès qui surviendrait sitôt la guerre terminée...
La nervosité le gagna, son expression se fit tendue.
Mais bientôt, Héloïse s'agita dans ses bras et il revint à l'instant présent.
Il berça sa fille, jeta un regard à Galathée, à Polyanna, aux enfants...
Il devait se réjouir qu'ils aient échappé à leur cruel destin, être heureux d'avoir pu contribuer à les arracher à ce sort funeste qu'ils avaient, même indirectement, enduré par sa faute. Il devait, aussi, se tenir prêt à les soutenir lorsque viendraient les moments difficiles évoqués par Guéric. C'était son devoir, ainsi que la véritable raison d'être de la profession qu'il avait embrassée.
Là encore, il devait se féliciter d'avoir l'opportunité de se rendre utile.
Pour le reste... Il avait mérité ce qui l'attendait, n'avait pas le droit de se plaindre vu la bienveillance dont il était entouré. Et il fallait qu'il se cramponne à la conviction que tout finirait bien. Comment pourrait-il en être autrement ?
Les ombres finiraient par se dissiper. Dans quelques mois, voire dans quelques années, il pourrait enfin tourner la page et repartir de l'avant.
Non, décidément, il n'y avait rien à regretter.

[Galathée]

Le navire vogua un certain temps, la ligne de terre se réduisit, finit par disparaître. Seuls les passagers dotés de la meilleure vue, les elfes en somme, continuèrent à la distinguer alors que les humains avaient déjà renoncé. Ils s'attardèrent au sommet du château cependant, jusqu'à ce qu'Hippolyte, atteint de bougeotte, ne s'apprête à en descendre, suivi par ses comparses. Ils poussèrent alors un hurlement de concert et battirent en retraite jusqu'au plat-bord. Une silhouette gigantesque venait de faire son apparition à la poupe. Grand de près de sept pieds, laid, la peau verdâtre, c'était un demi-orque aussi large qu'une barrique, les épaules carrées, la mine revêche. Il les toisait avec animosité, la bouche tordue en une grimace.
" Alors, les gnomes, on s'la coule douce ? Moi j'suis Frigdur. Et vous savez ce qu'il fait, Frigdur ?"
Les garçons demeuraient paralysés. Le Capitaine, cependant, avait le sourire, tout comme Guéric. Mais ils ne dirent pas un mot.
" Il brise les os des pirates avec deux doigts ! s'exclama finalement Baptiste.
— Il tue des requins avec ses dents !" renchérit Hippolyte.
Gurvan les dévisagea avec stupeur mais demeura muet. Le demi-orque éclata d'un rire caverneux.
" Frigdur fait la bouffe, les gnomes. Est-ce que tout le monde aime les endives ?"
Ils opinèrent tous du chef avec précipitation.

[Taliesin]

Il eut une pensée pour Borgporkniel, le tenancier du Rendez-vous des Moins-que-Rien, et sourit largement.
-Bien le bonjour, messire, fit-il en saluant amicalement le nouveau venu. Je me nomme Taliesin et suis enchanté de faire votre connaissance. Et je me dois de rétablir la vérité : Gurvan, ici présent, déteste les endives, de même que le chou, l'ail et la peau de poulet pas assez rôtie, tandis que ce garçon, Hippolyte, a une sainte horreur des champignons et du céleri, même dans une sauce blanche.
A divulguer ainsi les revendications jadis émises par les membres de l'ELCVD, il allait se faire assassiner. Mais... Il n'avait pu s'en empêcher, trouvant l'idée trop amusante.

[Galathée]

Le cuisinier serra la main tendue de Taliesin, sans la broyer. Il savait manifestement parfaitement doser sa force.
" Enchanté, cher ami. Et je vous remercie d'avoir révélé l'imposture de ces gnomes."
Gurvan était devenu livide.
" Puisque tu n'aimes pas les endives, petit, tu vas venir à la coquerie avec moi et choisir ton légume. Cela dit, je te promets que je t'en ferai manger avant la fin du voyage et tu ne t'en rendras même pas compte, tellement c'est bon."
Le gamin n'osait toujours pas bouger.
" On peut venir avec lui ?
— Seulement si vous savez peler des carottes.
— Moi je sais.
— Moi pas du tout.
— Lâcheur."
Le demi-orque rit et fit signe à ses marmitons de passer devant lui. Attrapant la main de Gurvan, Baptiste s'exécuta, et ils disparurent tous trois vers le ventre du navire.

[Taliesin]

-Tu as vu comme Baptiste est toujours attentif aux autres ? souffla-t-il à Galathée, sur un ton admiratif.
Puis, plus souriant que jamais, il regarda la petite troupe s'éloigner.
-Et ainsi périt le valeureux Frigdur qui, sans le savoir, s'était livré aux effroyables membres de l'ELCVD, commenta-t-il un peu plus fort, compatissant.

[Galathée]

Le Capitaine rit doucement tout en faisant virer le navire. En contrebas, sa seconde distribuait les ordres.
" C'est un bon bougre et un des meilleurs cuisiniers de la flotte, dit Ventepont. Il est capable de faire quelque chose de goûteux à partir des créatures les plus atroces de l'océan. Vous regretterez les petits plats de Frigdur, une fois rendus, je vous le promets. Certains de mes hommes ont demandé à être affectés à la Polissonne uniquement pour son cuisinier. C'est très vexant pour un capitaine, mais j'ai dû m'y faire."
Les vagues étaient un peu plus hautes et le bateau bougeait davantage. Pour Taliesin, accoutumé à la Liberté, ce n'était rien. Guéric paraissait ravi. Polyanna, par contre, avait changé de couleur.
" Tu seras mieux à la proue, si le mouvement te gêne." lui fit remarquer le halfelin en lui tendant la main.
Sans répondre, elle la lui prit et le suivit vers le pont.
" Le mess est trop exigu pour que nous mangions tous ensemble. J'espère que vous ne serez pas choqués par nos manières désorganisées... Mais vous verrez que nos marins sont de braves gens. Vous les rencontrerez au fur et à mesure. Peut-être juste... Félicie, qui est mon second, vous l'avez déjà rencontrée... C'est à elle que vous devez poser vos questions en mon absence... Mayeul est maître d'équipage, et vous verrez Thanmariel, notre maître charpentier... C'est le seul elfe de l'équipage, vous ne pourrez pas le rater..."

[Taliesin]

Il acquiesça, tranquille, et grava les noms dans sa mémoire. La vie à bord d'un navire ne l'inquiétait pas : avant la Liberté, il y avait eu plusieurs voyages entre Dorrandin et Helonna, précédés par l'interminable voyage depuis Féérune et par d'autres encore... De surcroit, n'avait-il pas été le second du terrible capitaine Squale ?
Cette pensée manqua le faire éclater de rire.
-Capitaine, il faudra que vous me disiez si votre équipage à des préférences en matière de musique et de chanson, finit-il par déclarer.
Ce serait un bon moyen de les remercier.

[Galathée]

" Oh, mais leurs goûts sont vastes, mon ami, comme l'océan ! Leur répertoire est évidemment porté sur les chansons maritimes, mais ce ne sont pas n'importe quels matelots, ce sont des soldats. Si vous ne leur servez pas des complaintes trop cérébrales ou trop... languides, vous trouverez un auditoire attentif... Pour peu qu'il ait le temps de s'arrêter pour vous écouter, ce qui n'est pas forcément garanti."
Galathée s'était approchée du barde.
" Je vais redescendre Tristan, il dort comme un bienheureux... Si tu veux, je viendrai chercher Héloïse ensuite."
Hippolyte était toujours appuyé au bastingage, non loin de Kerun. Marine et Inès firent mine d'emboîter le pas de Galathée.

[Taliesin]

Rester dehors le tentait assez. D'un autre côté...
-Je peux aussi t'accompagner, si tu veux éviter un aller-retour... proposa-t-il.
Quoi que décide la rôdeuse, il ne tarderait pas à demander à Guéric où se trouvaient le tabac et la pipe. Fumer l'aiderait sans doute à dissiper la nervosité qui l'habitait encore, ténue mais bien présente.

[Galathée]

" Ne bouge pas." dit-elle en plantant un baiser sur ses lèvres.
Elle disparut ensuite sous le pont. Marine et Inès demeurèrent à l'extérieur, cependant, cherchant un endroit pour se poser où elles ne dérangeraient pas les marins qui allaient et venaient, resserrant les cordes, libérant les voiles, rangeant le matériel, tandis que le vent poussait le navire vers Hélonna. Le Capitaine céda le gouvernail à une jeune femme en bras de chemise. Elle se présenta comme étant Algonde, et apparemment, la barre était son poste réservé. Hippolyte demanda s'il pouvait la tenir avec elle, ce qu'elle accepta, puis elle la lui laissa, même, alors que Kerun, épouvanté, semblait devoir mobiliser toute sa volonté pour ne pas intervenir. Mais le gosse se montra digne de confiance, sans quitter le cap qu'elle lui indiquait. Galathée revint pour délester Taliesin d'Héloïse. Guéric était toujours à la proue.

[Taliesin]

-Je vais aller voir notre halfelin pour lui demander où il a caché les applettes faites à Vert-Corail, lui annonça-t-il. J'ai bien envie de tirer quelques bouffées, paisiblement accoudé au bastingage... Mais ne t'inquiète pas, je ne serai pas long et je te rejoindrai vite.
En journée, sans doute y aurait-il moyen d'installer les jumeaux sur le pont, ce qui éviterait de devoir rester constamment à l'intérieur de la coque...

[Galathée]

" Mais je n'ai nulle intention de rester sous le pont... Tes enfants vont dormir en solitaire !" s'exclama-t-elle joyeusement avant de redescendre vers leur cabine.
Guéric le salua lorsqu'il s'approcha puis, écoutant sa requête, suivit la rôdeuse au sous-sol du bateau. Polyanna s'était assise à la proue, droite et pâle, mais son expression était moins défaite que quelques minutes plus tôt. Le halfelin reparut avec Galathée, mais celle-ci ne les rejoignit pas, préférant aller s'agenouiller près de Marine et Inès qui avaient sorti les trésors de la plage qu'elles avaient rassemblés plus tôt. Le halfelin tendit une belle pipe en terre et bois à Taliesin, puis une blague à tabac.
" J'en ai pris de quoi fumer quinze ans, je pense. Je n'y connais rien, si ça se trouve, ça ne se conserve pas... Mais le marchand m'a vanté ses tabacs avec une telle éloquence ! Je ne pouvais pas résister."

[Taliesin]

-Ça aurait été dommage si tu l'avais fait... Merci beaucoup pour cette attention, Guéric. Grâce à toi, je vais pouvoir fumer de l'aube au crépuscule et du crépuscule à l'aube, de jour comme de nuit, à table comme au lit...
Il ouvrit la blague à tabac, dont le contenu paraissait d'excellente qualité, et entreprit d'en bourrer sa pipe.
-Tu n'as pas entendu trop de hurlements en passant devant la coquerie ? Les marmitons n'ont pas entrepris de cuisiner Frigdur ? J'espère que non, parce que si sa cuisine est aussi fameuse que le dit le capitaine, ce dont je ne doute pas, j'ai intérêt à prendre des leçons auprès de lui, sans quoi certains me lapideront lorsque nous aurons quitté ce bateau et qu'il faudra se réhabituer à ma tambouille...

[Galathée]

" Sache quand même que les critères des marins en matière de cuisine ne sont pas aussi... raffinés que ceux du commun des mortels. Dès qu'un coq met trois épices dans ses préparations, c'est le paradis. Je ne m'inquiéterais pas trop de ça."
Il sourit tandis que Taliesin tirait ses premières bouffées. Le tabac était délicieux, comme annoncé. La Polissonne filait sur les flots, vers un ciel qui fonçait petit à petit.
" Mais ils avaient tous l'air vivants, là-dessous. Je pense que nous mangerons certains des légumes que nous avons ramenés de la côte, avant qu'ils ne s'altèrent. Les tomates, certainement, peut-être des courgettes... Les enfants bavardaient, quand je suis passé. Même Gurvan, c'est dire..."

[Taliesin]

-Le dernier demi-orque que j'avais rencontré, également demi-elfe au demeurant, était un être extraordinairement bienveillant. Celui-ci a l'air du même genre... C'est chouette si les garçons s'entendent bien avec lui : ils se sentiront plus facilement et plus rapidement à l'aise, à bord...
Il souffla un rond de fumée bleutée.
-Pas trop inquiet à la perspective de la nuit qui t'attend ? Tu seras en première ligne pour affronter les éventuels cauchemars et autres possibles terreurs nocturnes...

[Galathée]

" Les gosses sont résilients, je le sais bien, mais jusqu'ici... Je trouve étrange la manière dont ils ont tous l'air de vivre comme si de rien n'était. Helen disait que c'était une question d'âge. Que les plus jeunes sont les plus solides, parce qu'ils prennent ce qui passent... que les plus âgés souffrent davantage. Je n'en sais rien. Je crois qu'ils sont soulagés... Ils vivent dans une sorte de monde parallèle, pour l'instant... Un plan de soleil après des mois de servitude... Mais il y aura un contrecoup... Peut-être pas à bord, même si j'imagine que certains se souviendront des navires qui les ont emportés vers Mélandis, je n'ose imaginer dans quelles conditions atroces... C'est imprévisible. Je n'ai pas peur, cela dit. Mais je ne suis pas certain que je suis armé pour faire quoi que ce soit."