La Couronne de Cuivre

L'elfe hocha la tête.
-On aurait peut-être meilleur compte à recourir aux services d'un tailleur... Reste à voir l'état de nos finances.
Les dossiers ne manquaient pas, mais c'était tant mieux : il y aurait de quoi réfléchir, de quoi s'occuper, de quoi avancer...
-Enfin, nous en reparlerons ce soir, ajouta-t-il. On finira par trouver de bonnes solutions pour tous ces points.

" Bien sûr." dit Galathée, tranquille.
Antoine s'était replongé dans son lapin. Taliesin entendit alors que, de l'autre côté de la table, Baptiste était en train de relater l'histoire d'un elfe qui invoquait des ours pour pêcher le saumon. Les regards fusaient de temps en temps dans sa direction, amusés et impressionnés.
" J'ai comme l'impression que tes méthodes révolutionnaires sont appelées à se répéter..." murmura la rôdeuse.

Il ne savait pas si ce serait une très bonne idée. Un garde venant à passer dans les parages pourrait se poser des questions... D'un autre côté, on ne lui avait pas interdit de recourir à la magie, il n'infrindrait donc aucune règle. Et s'il s'agissait d'une seule et unique représentation, sans doute cela ne poserait-il pas problème...
-En tout cas, je suis content, car Baptiste commence à être un peu plus à l'aise, souffla-t-il. Cet après-midi, je l'ai vu discuter un bon moment avec Robin, et il n'a pas été en reste lorsque Victor a sonné l'assaut général contre moi...

" C'est un gentil garçon, dit Galathée. Serviable, attentif et poli, mais..."
Elle haussa les épaules.
" Ce n'est pas le bon endroit pour en parler."
A cet instant, Héloïse se mit à pleurer avec véhémence et la rôdeuse se leva, décochant un sourire apaisant à l'elfe.

Il lui sourit également. Cependant, son "mais" l'avait interpellé. Trouvait-elle l'attitude de Baptiste trop servile, comme elle l'avait d'emblée craint ? Avait-elle noté des signes que lui-même s'était avéré incapable de percevoir ? Une chose était sûre : il reviendrait sur le sujet sitôt que l'occasion se présenterait, pour en avoir le cœur net.
-Je me hâte de terminer et je viens t'aider... fit-il.
Heloïse - puis son frère, qui ne tarderait pas non plus à se réveiller - rassassiés, il faudrait les changer, les bercer... Il avait donc bien l'intention de lui prêter main forte, d'autant qu'il se sentait déjà quelque peu coupable d'être resté absent tout l'après-midi.

" Fais à ton aise." dit simplement la rôdeuse en quittant la pièce.
Sans doute aurait-elle allaité dans la pièce si cela n'avait pas été le repas, mais cela rendait les choses un peu compliquées. Dans son berceau, Tristan était réveillé mais tranquille et mâchonnait la queue du petit renard de Victor avec application. Ce dernier, assis à proximité, l'observait tout en mangeant. Pour le reste, la conversation entre Mathilde et Guillhem, qu'écoutaient également Elliot et Antoine, tournait autour du marché de Pré-aux-Sources, qui avait manifestement lieu très bientôt, tandis que les garçons vantaient leurs prouesses de l'après-midi à grands renforts de superlatifs.

Comme annoncé, le barde finit son plat rapidement - mais non sans le savourer, ç'aurait été un sacrilège - puis il se leva pour rejoindre Galathée. Dès que ce serait possible, il prendrait le relai auprès d'HéloÏse, ce qui permettrait à sa compagne de revenir terminer son repas brusquement interrompu. Viendrait ensuite le tour de Tristan. Enfin, pour peu que le fermier ait un moment de libre, il irait le trouver pour lui parler de cette fameuse saga. Peut-être qu'annoncer à la marmaille qu'il avait obtenu son aval tempérerait la déception de celle-ci de devoir attendre jusqu'au lendemain...

Galathée avait déjà couché Héloïse quand Taliesin la rejoignit. Elle lui demanda de lui monter Tristan, histoire qu'elle en finisse : s'ils étaient trop décalés, ils se réveilleraient toute la nuit, tour à tour. Dans la salle à manger, le repas touchait à sa fin et Mathilde proposa de garder l'assiette de Galathée au chaud pendant qu'elle couchait le petit garçon. Comme le barde ne pouvait de toute façon pas faire grand chose tandis qu'elle allaitait le bébé, il eut tout le loisir d'aller trouver Guillhem. Comme le lui avaient annoncé plusieurs de ses fils, le fermier fut ravi de son initiative, pour autant qu'il prenne l'intégralité du couchage en charge : supervision de la mise en tunique de nuit, des ablutions, et de l'extinction des feux en sus des beaux contes. Mais s'il avait les reins pour gérer la totalité de l'aventure, alors, oui, il pouvait raconter toutes les histoires qu'il voulait !

L'opération était-elle à ce point compliquée, fatigante, en un mot, terrible, pour que Guilohem soit aussi heureux de s'en décharger ? L'elfe se rappela alors qu'il n'avait jamais eu à gérer un groupe d'une telle importance en pareilles circonstances, qu'il n'avait donc pour ainsi dire aucune expérience, et il ne fut pas sans ressentir un début d'appréhension.
-Très bien... répondit-il malgré tout, avant d'ajouter : Mais si tu as... des consignes ou... des conseils, je suis preneur.

" Honnêtement, vu ma lamentable efficacité en la matière, je n'ai aucun conseil ! Aucun ! Au contraire ! Je pense que ton regard neuf sera une bénédiction. Mon seul conseil est peut-être... de ne pas renoncer si le premier essai est un fiasco... Oh, je sais que ton histoire ne sera pas un fiasco. Ils seront fascinés, ce sera formidable... mais je veux dire... pour la suite..."
Il sourit.
" J'ai peut-être quand même un conseil, tout bien réfléchi : assure-toi qu'ils sont lavés et changés avant de commencer à raconter... Sinon, tu vas au devant de problèmes insolubles... et puis ça te donne un moyen de pression appréciable."

-C'est vrai. Et s'ils sont vraiment accrochés, ledit moyen de pression pourrait même fonctionner en journée... Bon, d'accord, c'est peut-être un peu trop optimiste.
Il sourit, regretta presque que sa compagne n'ait pas entendu sa tirade : elle n'en serait pas revenue.
-Galathée m'a dit que nous avions beaucoup à discuter, ce soir, et qu'il vaudrait donc mieux remettre le premier épisode de la saga à demain. Cela m'arrange, puisque je n'ai pas encore eu le temps de la choisir... Mais je peux quand même prendre le coucher en charge dès aujourd'hui, si ça t'arrange...

"*Ça te fera un bon entraînement, lui dit Guillhem en le gratifiant d'une tape amicale sur l'épaule. Bon, Benoît et Jehan sont en cuisine, c'est leur tour de vaisselle. Ça veut dire qu'il n'y en a que cinq à gérer en haut. Tu es verni. A ta place, je ne tarderais pas une seule seconde."
Il sourit.
" Et évite de les faire chanter. C'est la pire manière d'en obtenir ce que tu veux. Si tu les menaces de ne pas raconter ta saga... l'un ou l'autre s'improvisera barde, je te le promets."

-Hum, ce sera plus difficile d'utiliser mon moyen de pression dans ces conditions mais... Je trouverai bien.
Il rendit son sourire au fermier.
-Je te présente d'avance toutes mes excuses si cela tourne au désastre. Le côté positif, s'il en va ainsi, c'est que je ne pourrai ensuite que m'améliorer !
Il se détourna, chercha du regard ses cinq cobayes pour cette première expérience - quoi qu'en y réfléchissant bien, c'était plutôt lui, le cobaye - et se mit en devoir de les réunir.

Victor et Félix étaient en train se battre dans le couloir, à l'aide de manches de brosse. Mathieu avait disparu. Robin et Baptiste étaient déjà à l'étage. La routine, en somme. Mathilde posa une main compatissante sur l'épaule du barde puis s'esquiva, tout comme Antoine et Elliot. Taliesin percevait le son de la conversation entre Jehan et Benoît, en cuisine. Un chat de mauvaise humeur se glissa entre ses jambes en crachant. Guillhem quitta également les lieux sans faire de commentaires. Il ne restait plus à Taliesin qu'à retrousser ses manches et se mettre au travail...

Sans se formaliser de la retraite précipitée du fermier et de ses aînés, il se dirigea vers les deux duellistes s'échinant dans le couloir.
-Tu avais vu juste, Victor, annonça-t-il. Guilhem m'a donné son accord, à condition que je m'occupe désormais de la mise au lit. Malheureusement, je ne pourrai pas commencer le récit dès ce soir : d'abord parce que nous avons prévu une réunion de travail, ensuite parce que je n'ai pas encore eu le temps de le choisir. Mais je vais réfléchir à une petite compensation... En attendant, nous allons monter. L'un d'entre vous pourrait-il juste me dire où est Mathie ?

Les deux enfants ne lui accordèrent qu'une attention toute relative.
" J'en sais rien !" s'exclama Victor.
Félix en profita pour le toucher, suscitant l'ire de son adversaire qui le chargea avec plus de violence. Les balais s'entrechoquèrent avec bruit, Félix fut déséquilibré et s'écroula dans les chaussures alignées près de la porte. Il se remit aussitôt sur pied, furieux, et chargea à nouveau. Cette fois, Victor s'esquiva dans la pièce voisine, qui servait de vestiaire et de débarras.

Bigre, ça commence bien, songea-t-il en les suivant
-Les gars, m'est avis que vous devrez ranger tous le bazar que vous pourriez semer ici, reprit-il en haussant la voix mais en concevant toujours un ton calme. Il vaudrait donc mieux que vous signiez une trêve... et que vous collaboriez avec moi à la mission qui est désormais la nôtre : retrouver le disparu et le ramener à la base. Les dieux seuls savent quel danger il peut être en train de courir...

C'était un bel essai, mais il resta lettre morte.
" Dans deux minutes, dit Victor, hors d'haleine.
— Il est sûrement sous la table ou dans son lit, ajouta Félix, avant de frapper le chambranle de la porte par maladresse, tandis que Victor se glissait sous lui pour regagner le couloir et prendre la place dos à la sortie.
— Ou alors il s'est perdu dans la forêt !"

Il leva les yeux au ciel, se rassura en se disant que ces deux-là étaient sans doute les plus pénibles, que Baptiste et Robin, déjà à l'étage, feraient probablement preuve de davantage de coopération.
[color=#FFF66]-On va commencer par aller vérifier sous la table,[/color] dit-il d'un ton cette fois plus ferme. Ensemble, tout de suite, et sans les épées.
S'il fallait en arriver jusque là, il récupérerait lui-même les manches de brosse : après tout, il ne manquait ni d'adresse, ni de rapidité.

Et il fallut effectivement qu'il en arrive jusque là. Il était rapide et adroit, mais le temps qu'il s'interpose pour saisir un premier manche, le second l'avait heurté à l'épaule, et Félix ne manquait pas de force.
" Oups, fit-il. Désolé.
— Mais on a dit deux minutes ! Tu peux pas nous laisser deux minutes ?"

-Je suis désolé, mais... non. Je sais très bien comment fonctionne l'excuse des deux minutes, pour l'avoir largement utilisée jadis, et malheureusement, nous ne disposons pas de beaucoup de temps. De plus, je vous évite ainsi le risque de renverser quelque chose et de devoir tout ranger demain.
Récupérant l'épée improvisée de Félix, résistant à l'envie de se masser l'épaule, il désigna le couloir.
-Allez, on retrouve Mathieu et on monte.

Les deux garçons le suivirent en maugréant dans la salle à manger. Ils ne mirent pas beaucoup d'énergie à chercher leur frère, et d'ailleurs, il ne se trouvait pas là. Ils grimpèrent les escaliers mollement, puis détalèrent dans la salle d'eau, abandonnant le barde sur le palier. Celui-ci ne dénicha pas davantage le cadet des Merlus, dans aucune des trois chambres qu'occupaient les garçons. Il trouva par contre Baptiste et Robin qui jouaient aux cartes sur un des lits.

Ces deux-là aussi étaient en plein duel, mais un duel autrement plus calme et silencieux que celui de leurs cadets...
-Vous pouvez finir votre partie, mais essayez de ne pas trop traîner, histoire d'aller rapidement faire vos ablutions, leur dit-il avec un sourire. OH, et... Robin, je te devrai une fière chandelle si tu peux me dire où est caché Mathieu : je ne l'ai déniché ni dans la salle à manger, ni dans les chambres.

Les deux garçons levèrent les yeux de leur partie, une seconde, et acquiescèrent. Le petit Merlu haussa cependant les épaules.
" Aucune idée. Peut-être dehors. Il aime parfois aller voir les chiens ou se promener dans le verger... Je sais pas."
Il reprit aussitôt sa partie, la mine concentrée. Dans la salle d'eau, de l'autre côté du couloir, régnait déjà un joyeux chambard.

Voilà pourquoi, passant devant la porte de la pièce, il y donna deux coups sonores.
-Victor, Félix, je compte sur vous pour ne pas ravager la salle d'eau, déclara-t-il, retrouvant son ton empreint de fermeté. Sinon, croyez m'en, il vous incombera de réparer les dégâts.
Puis, croisant les doigts pour qu'ils tiennent compte de son avertissement, il se mit en devoir de retrouver le gosse manquant. C'était vraiment une tuile qu'il ait filé avant le rassemblement... Il serait plus vigilant, le lendemain.

Mathieu était au bord de la mare du jardin. En cette fin d'été, il faisait encore clair malgré l'heure déjà avancée, et le gamin faisait flotter des morceaux de bois dans l'eau verte. Il regarda Taliesin approcher avec la mine innocente de celui qui n'a aucune idée de ce qu'on lui veut. Il s'était à moitié avancé dans la vase et ses vêtements étaient trempés et boueux. Vu la température ambiante, cela ne paraissait pas le gêner outre mesure.

Il songea à nouveau au repli expéditif de Guilhem, Mathilde et Antoine, et eu la nette impression qu'on le soumettait à une sorte de bizutage. Mais loin de leur en vouloir, il se sentit plus que jamais décidé à relever le défi.
-Allez Mathieu, il est l'heure de rentrer, dit-il doucement.
Il faudrait veiller à ce qu'il se déshabille avant d'entrer dans la maison, pour éviter qu'il ne salisse tout sur son passage, puis s'assurer qu'il se lave bien. Rien d'insurmontable, du moins si le reste de la fratrie ne faisait pas trop des siennes.

Mathieu regarda le barde puis regarda la mare, avant de revenir au barde.
" Mais je peux pas laisser mes navires..." dit-il d'un air scandalisé.
Il désigna la douzaine de petits morceaux de bois qui flottaient ça et là dans l'eau sale, et entreprit aussitôt de les rassembler. En ce compris ceux qui se trouvaient à l'autre bout de la mare. Sans passer par la rive, bien sûr.

-Hé, reste près du bord ! lança l'elfe, subitement inquiet. Tu n'as pas envie de t'enfoncer dans la vase, quand même ?
C'était ce qui le préoccupait le plus, puisqu'il ne connaissait nullement la profondeur de la marre. Par conséquent, à tout hasard, il entreprit d'ôter ses bottes, près à intervenir en cas de besoin. Pour le reste... Bah, dans l'état où était Mathieu, qu'il se salisse encore un peu plus ne changeait rien.

" Je sais nager." rétorqua Mathieu avant de persévérer dans sa progression marécageuse.
Récupérer la totalité des morceaux de bois prit un temps certain, d'autant que Mathieu ne parvenait pas à les tenir en même temps qu'il nageait. Il se perdit un moment dans les roseaux, puis reprit pied, intégralement couvert de boue, sur la rive opposée. Il s'accroupit pour compter ses navires, les aligna, puis les prit dans ses bras et revint vers le barde.
" J'ai perdu ma frégate." gémit-il.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins