La Couronne de Cuivre

" Non. C'est dans notre sang. Un peu comme les fourmis, si tu veux. Nous ne sommes pas déterminés par des choix, mais par notre... essence, je dirais. Même si elle est un peu frelatée, pendant les premières semaines, par les adultes. Mais une fois que c'est fait... Il n'y a pas vraiment d'écart possible. Prenons Byron, que tu connais. Tu ne l'as peut-être pas observé aux côtés de beaucoup d'autres centaures, mais il est d'un modèle très léger. Longues jambes, silhouette fuselée, il galope à une vitesse incroyable, beaucoup plus vite que n'importe lequel d'entre nous, et beaucoup plus vite qu'un cerf ou un cheval normal. Ce n'est pas quelque chose pour lequel il a été entraîné, cela fait partie de ce qu'il était en naissant. Son père, Taro, était également très rapide. Dymphéa, tu l'as vue, est d'un modèle léger également. Byron est aussi né la même veille que Sheldon, qui est d'un modèle beaucoup plus lourd, et le fils de l'ancien chef de la harde. De par cette conjonction, ils étaient forcément appelés à fonctionner ensemble. Ce n'est pas facile à expliquer parce que... nous ne sommes pas humains, Astrée. Nous ne sommes pas juste des humains ou des elfes avec des demi-corps de cheval."

"Je comprends. Je crois. Un peu comme des fourmis, ou des abeilles. Sauf qu'il y a l'influence des adultes, aussi.. donc un tout petit espace de choix, peut-être. Ce n'est effectivement pas évident à saisir..."
Elle sourit.
"Je n'ai jamais vu Byron galoper. Je ne l'ai vu que malade, voire mourant, ou prisonnier. Mais c'est une chance s'il est aussi rapide. Ça veut dire que son plan a une chance de fonctionner... Qu'il pourra peut-être aller assez vite pour échapper aux flèches des sentinelles qui gardent les centaures à l'extérieur. Enfin, je l'espère... Je vais lui emmener des provisions pour qu'il en ait l'énergie. Essayer, aussi, de créer une diversion peut-être, pour l'aider. Je vais y réfléchir..."
C'était une bonne nouvelle, vraiment. Un espoir, en tout cas.

"Et j'ai, du coup, la réponse à une question que je me posais : je me demandais pourquoi Sheldon avait choisi Byron qui lui est si dissemblable... mais il ne l'a pas choisi, alors. C'est... le hasard de la date de naissance, combiné à la génétique... et à des choix des adultes dans leurs premières semaines ?"
Elle réfléchit un instant.
"Je chercherais bien une autre question... mais je ne sais même plus si c'est à toi ou moi de poser des questions, d'ailleurs. Hum... c'est peut-être ton tour en fait."
Ca dépendait... Est-ce que sa question spontanée sur qui choisissait leur destin était comptée comme une question ? Oui, sans doute.

Neffen sourit.
" Effectivement, c'est mon tour, fit-il avec malice. Mais je voudrais d'abord épuiser ce sujet. Je pense que vous autres, humains, êtes sûrement moins prédéterminés que nous ne le sommes, ce qui cause peut-être plus de frictions... et surtout plus d'angoisse. Qui suis-je ? Quelle est ma voie ? Suis-je en train de poser le bon choix ? Que faire si je me sens attiré par une voie qui m'est interdite ? Tu parles de liberté individuelle, mais les castes humaines se mélangent moins que dans ton univers idéal. La noblesse, par exemple, reste repliée sur elle-même, surveillant la lignée de chaque personne, dans l'idée de ne pas ternir le sang. De ce point de vue, nous sommes beaucoup moins sectaires : toute jeune femme est digne de notre chef, pour autant qu'il la choisisse et qu'elle accepte de partager sa couche. Rares sont celles qui refusent, évidemment, car le chef de la harde est la quintessence de l'espèce, et s'y unir est participer à la génération suivante... Mais soit. Ma question."
Il se retourna pour attraper quelques branches qu'il plaça sur son âtre froid.
" Tu disais que tu ferais tout ton possible pour trouver cet arbre, l'arbre de vie. Et si tu réalisais qu'il est nécessaire de bafouer certaines de tes valeurs pour y parvenir... Où tracerais-tu la ligne ? Pour ce petit garçon..."

Astrée grimaça.
"Je ne sais pas exactement où je trace cette ligne. Quand je dis que je ferai tout mon possible... en fait c'est dans la limite de mes valeurs. Enfin, de celles qui sont essentielles pour moi, et que j'ai du mal à expliciter. Celles qu'il m'est impossible de trahir sans me perdre moi-même. Donc il y a des prix que je refuserai de payer. Je serais incapable de tuer quelqu'un par exemple, enfin sauf pour me défendre..."
Elle sourit.
"Donc.. Non, je ne suis pas prête à faire n'importe quoi pour cet arbre. Mais c'est difficile, de réfléchir à l'avance à ce que je suis prête à faire ou pas. J'avance, je me laisse porter par les événements. Et je refuserai de continuer si je dois quelque chose que j'estime inacceptable. Je préfère renoncer."

Elle soupira.
"Ça rejoint ce que tu disais sur les choix, les libertés. Ce n'est pas évident, parfois, de savoir ce qu'on doit faire. Ce qu'on accepte ou pas. Et.. Oui, c'est angoissant aussi parfois, quand aucune des voies qui s'ouvrent ne semble convenir. Là, par exemple, je veux vous aider, parce que ce qui vous arrive est injuste. Mais je cherche le moyen de vous aider sans aller à l'encontre de mes valeurs, et je ne sais pas ce qui sera possible. Je cherche le moyen... le moins injuste... de mettre fin à cette guerre. Celui qui causera le moins de morts, de souffrance, de haine. Je ne sais pas s'il existe... J'essaie de suivre mon cœur, mais j'ai peur de faire de mauvais choix. Et pourtant il faut que j'avance...

" Je comprends ce que tu veux dire... En même temps, se laisser porter par les événements sans prendre de décision ferme est parfois plus dangereux que d'opter pour une solution, même boiteuse. Les idéalistes, dont tu fais partie, se retrouvent parfois coincés dans des situations où tout leur a échappé, et où les options restantes sont bien pires que les alternatives qui existaient au départ."
Il claqua deux fois dans les mains en prononçant un mot unique, et le feu s'embrasa devant lui.
" Mais à nouveau, tu te charges d'un conflit qui n'est pas le tien, fit-il avec un sourire. C'est aussi le propre des idéalistes."

Astrée hocha la tête.
"Je comprends ce que tu veux dire... Enfin, je crois. Il faut savoir prendre une décision ferme avant que la situation ne dégénère et devienne sans issue... Mais c'est difficile, parce que ça demande de bien comprendre la situation et d'anticiper les conséquences possibles des choix qu'on peut faire... ou au moins de se rendre compte que si on ne décide pas vite ce sera pire."
Pensait-il à leur situation, depuis trente ans ?
"Vous aussi, peut-être, vous avez laissé la situation s'aggraver sans trouver la bonne réponse à apporter. Peut-être, par exemple, que si on avait signalé ce qui se passait aux autorités luméniennes, où dans la trouée, elles auraient agi auprès des villageois... Mais je n'en suis pas sûre, et je comprends que c'était votre problème et que vous vouliez le régler seuls. Et maintenant c'est peut-être trop tard pour agir. Et puis, je sais bien que votre conflit n'est pas le mien. Peut-être même que je n'ai pas le droit de m'en mêler du tout. Je me dis aussi que la solution doit venir de vous, quelque part... Et puis c'est peut-être quelque chose qui me dépasse trop..."
Elle soupira.
"Au départ... je voulais juste aider Byron. Puis je me suis dit que je devais aussi aider les autres. La dryade du bosquet m'a dit que peut-être je pourrais aider à ramener la paix par ici... mais j'aurais bien voulu qu'elle me dise comment ! Je ne sais pas quel rôle je peux jouer... Et tu as beau dire que ce conflit n'est pas le mien, je veux aider quand même. Même si tu me traites d'idéaliste... J'en suis peut-être si tu le dis.

Neffen rit doucement.
" Ne sois pas sur la défensive. Je n'ai jamais voulu sous-entendre qu'être idéaliste était quelque chose de négatif, dit-il. Et tu as raison de penser que nous avons perdu beaucoup de temps. Mais comme tu le sais, je ne suis pas le chef de cette harde, je ne suis que son shaman. Je suis le dépositaire de l'histoire, mais pas celui qui l'écrit."
Il suspendit son plat au-dessus de la flamme, tournant doucement à l'intérieur, attentif.
" Tu nous apportes un regard d'ailleurs, des idées que nous n'aurions sans doute pas. Mais quand Byron reviendra avec la parole de Sheldon, ce sera subitement le silence."

Astrée hocha la tête.
"Seule la parole de Sheldon compte... Mais Sheldon, lui... qui lui parle, qui le conseille, qui l'aide à prendre ses décisions ? Ne suit-il que son instinct ou écoute-t-il l'avis des plus anciens ? Lui est-il possible d'envisager autre chose que la guerre, autre chose que l'alliance avec les orques ? Tu sais, chez les humains, même quand un seul homme dirige, il y a toujours autour de lui des conseillers en tous genre... et aussi des gens qui cherchent à le pousser dans la direction qui les arrange, eux, personnellement. Les arcanes du pouvoir me sont assez obscures, mais je sais qu'il y a des conflits d'intérêt, de la corruption parfois... Est-ce que cela fonctionne différemment chez les centaures ?

Neffen retira sa mixture du feu et la déposa à côté de lui.
" Sheldon écoute effectivement les conseils. Byron lui relaie généralement les voix discordantes de la harde. C'est son rôle de messager : il va dans les deux sens, vois-tu. Tout le monde sait qu'il écoute et répète, mais sans nommer celui qui lui a confié son avis ou ses critiques. Tout cela est... codifié, tu t'en doutes. Avant de partir, Sheldon hésitait encore. Il a envoyé Maelwys et Farro voir s'ils pouvaient dénicher le chemin menant aux hauteurs et donc aux orques. Mais il n'avait pas encore pris sa décision. Mais à présent, Sheldon est complètement seul. Et il souffre. Je suis sûr que les humains lui infligent aussi la souffrance des siens, peut-être celle de Byron, même, sans savoir quel lien les unit. Sheldon est dévoré par la haine, immanquablement. Et il sait que si Byron fuit, il a une ultime opportunité de remplir son rôle auprès de la harde. Quelle décision penses-tu qu'il va prendre ?"

Astrée soupira.
"Je sais qu'il est dévoré par la haine, je l'ai vu de mes yeux... Déjà avant d'être capturé, il m'a terrifiée, avoua-t-elle. Ca ne peut qu'empirer en captivité... Et Byron m'a dit à quel point c'était dur, pour Sheldon, d'avoir échoué. Je suis sûre qu'il voudra opter pour la guerre aux côtés des orques. Et je doute que Byron parvienne à le convaincre de ne pas le faire. S'il acceptait au moins de tenter autre chose, de se donner une dernière chance, avant de s'allier aux orques... Mais il a probablement trop de haine en lui pour y laisser une place à l'espoir. Pourtant, cette alliance ne serait pas une bonne chose, j'en suis certaine... Et je pense que Byron le sait bien lui aussi."
Elle réfléchit.
"Et puis, je ne sais pas exactement ce qu'on peut tenter, en fait... Et même si j'avais un plan de rechange à proposer, je ne sais pas si Sheldon accepterait. Par exemple, si je parvenais à libérer de nuit les centaures qui ont été capturés et se souviennent encore de ce qu'ils étaient, ça rééquilibrerait un peu les forces... Je ne sais pas s'ils seraient suffisamment nombreux et menaçants pour obliger les gardes à ouvrir les portes, ou bien il faudrait que je parvienne, je ne sais pas comment, à ouvrir les portes moi-même... Je me demande, aussi, si la simple menace d'une nouvelle guerre avec les orques pourrait suffire à convaincre les montequins de négocier... "
Pas certain du tout. Ils se vantaient d'avoir déjà battu les orques, et ceux-ci n'étaient plus très nombreux apparemment. Pouvaient-ils seulement envisager un monde où ils ne seraient pas plus fort que toutes les autres races ? Elle grimaça.
"Ou si je leur dit que les autorités ont été prévenues et qu'ils vont avoir de gros ennuis avec l'armée... C'est presque du bluff, à moins que Reynald parvienne à convaincre quelqu'un là-bas. Bref, je me pose des questions, je réfléchis... et je n'avance pas assez peut-être. Il faudra de toute façon tenter quelque chose. Mais pour le moment... Il faut voir ce que dira Byron, exactement. Pourrait-il décider, en son âme et conscience, de... nuancer un peu ce qu'aurait dit Sheldon ?"
Pour le coup, on allait encore l'accuser de répandre des idées subversives...

" Je ne pense pas que Byron puisse envisager de trahir la parole de Sheldon si celle-ci est claire. Mais il est peut-être possible de parler à Sheldon et de le faire changer d'avis. Ou de le faire évader, lui aussi. De le tuer. Ou d'empêcher Byron de relayer la parole de Sheldon. Mais je suis le shaman de la harde. Tu ne peux pas croire que je donnerais la moindre consigne concernant des choses aussi graves. Si la parole de Sheldon arrive jusqu'ici, je m'y plierai comme les autres."
Le son d'une trompe retentit alors à l'extérieur.
" Le repas est servi. Merci pour la conversation, ce fut très intéressant."
Il se leva et lui souleva le pan de la tente, pour la laisser passer devant.

Astrée lui sourit.
"Merci à toi... Je comprends mieux, petit à petit, comment vous fonctionnez. Et c'est très enrichissant."
Il faudrait convaincre Sheldon. Lui communiquer l'espoir d'en sortir autrement. Qu'il lui laisse une opportunité de tenter quelque chose en tout cas... Si elle réussissait, il serait libre à nouveau. Ce pouvait être un bon argument. Mais Byron saurait, certainement, mieux lui parler qu'elle-même.
Et s'il n'y parvenait pas ? Les autres alternatives suggérées par le shaman ne lui plaisaient guère. Empêcher la parole de Sheldon de parvenir à la harde serait empêcher Byron de s'évader, et elle ne pouvait l'envisager. Tuer Sheldon, peut-être, chef trop plein de rage et de haine ? Ce n'était pas une bonne solution : les centaures avaient absolument besoin d'un chef... Il faudrait qu'elle lui demande comment il serait possible que la pierre en choisisse un autre, par simple curiosité... Mais Sheldon était un ami de Byron, donc elle préférait pouvoir le faire évader, avec tous les autres.
Elle sortit la première, comme il l'y invitait, ne jetant qu'un vague coup d'oeil aux champignons dont elle se demandait l'usage.

Le crépuscule était descendu sur la vaste clairière, nimbant l'herbe des lueurs chaleureuses du coucher de soleil. Dymphéa attendait Astrée et le shaman un peu plus loin dans l'herbe. Elle paraissait un peu fébrile, mais retrouva le sourire en voyant approcher la jeune femme. Neffen marcha jusqu'à elle, posa une main amicale sur l'épaule de la rôdeuse, puis s'éloigna, laissant les deux femmes en tête à tête.
" Hommes et femmes dînent séparément, chez les centaures, dit Dymphéa en lui prenant le bras. Comme il fait bon, nous mangerons dehors."
Elle l'entraîna vers l'une des deux grandes tentes et entreprit de la contourner de son pas tranquille.
" J'espère qu'il ne t'a pas trop... cuisinée. Je sais qu'il peut parfois se montrer très indiscret, à l'échelle des manières humaines."

Astrée était soulagée de retrouver Dymphéa. Elle se sentait pleinement en confiance avec elle. Parce que c'était la mère de Byron, et aussi à cause de ce que Reynald lui avait dit. Elle ne put s'empêcher de rire en réponse à sa question.
"Je crois que je l'ai cuisiné largement autant qu'il m'a cuisinée... En tout cas ce fut une discussion très instructive, j'ai beaucoup appris."
Puis elle ajouta, plus doucement.
"Vous semblez soucieuse... Enfin, plutôt, tu sembles soucieuse. Neffen m'a dit que le vouvoiement n'existe pas chez vous. Je peux vous... te tutoyer ?

La centaure sourit.
" J'étais soucieuse de voir dans quel état j'allais te retrouver ! Neffen n'a pas l'habitude des êtres qui ne sont pas centaures... J'avais peur qu'il te malmène un peu. C'est un bon garçon... et un bon shaman... mais c'est un centaure... Enfin bref, tu vois ce que je veux dire. Et tu peux bien sûr me tutoyer. Tu dois me tutoyer, même. C'est une distance inutile, de toute façon. Elle ne change pas ce que nous sommes."
De l'autre côté de la tente, Astrée aperçut un rassemblement d'une vingtaine de centaures, tous de sexe féminin. Elles étaient couchées sans ordre apparent, à trois ou quatre, parfois en tandem. Il y en avait des jeunes, des vieilles, d'autres encore enfants, mais pas un seul garçon, même très jeunes. En approchant, la rôdeuse perçut le murmure de leurs conversations... dans un sylvestre qu'elle ne comprenait plus. Des regards se posèrent sur elle, certains hostiles, d'autres curieux.
" Installe-toi à ton aise. Je reviens." dit-elle.

Astrée se demanda si Reynald avait eu le privilège d'être "cuisiné" lui aussi, par le shaman. Sans doute que oui... Et il avait eu certainement des tas de choses intéressantes à apprendre à Neffen, lui qui en savait autant qu'un barde sur tant de sujets. Vu sa propension naturelle à bavarder, ça avait dû être une discussion interminable...
Elle se trouva bien embarrassée lorsque Dymphéa s'éloigna. Indécise, elle observa les centaures qui l'entouraient, évitant les regards hostiles, se demandant si certaines lui feraient signe de les rejoindre. Peut-être la centaure blanche avec qui Dymphéa discutait tout à l'heure ? Sinon, elle s'installerait un peu à l'écart. Elle n'osait pas se mêler à un groupe sans y être invitée.

Effectivement, la centaure blanche fit signe à Astrée, le sourire aux lèvres. Elle s'était installée un peu à l'écart et lui indiqua l'herbe à ses côtés.
" Viens donc me rejoindre, Astrée, fit-elle. Je suis Leanne, la prêtresse de la harde."
Elle lui tendit une main fine et très pâle, à l'image de toute sa physionomie. Elle avait les yeux bleu clair, limpides et bienveillants.
Dymphéa arriva juste derrière Astrée et s'installa à son tour. Elle lui tendit ensuite une assiette creuse débordant d'un ragoût qui, s'il était goûteux, était aussi épicé de manière assez originale.

Astrée sourit et s'assit comme on l'y invitait.
"Je suis enchantée de faire votre connaissance... heu... ta connaissance."
Elle grimaça. Il fallait vraiment qu'elle perde cette habitude de vouvoiement.
Ainsi les centaures avaient une prêtresse. Mais elle n'avait pas un statut à part, apparemment, contrairement au shaman. Elle semblait une centaure comme les autres. Sans doute faisait-elle partie des "sages" de la harde, si elle se souvenait du terme employé par Byron.
Elle remercia Dymphéa et observa un instant le ragoût avant d'en porter une cuillerée à ses lèvres C'était... surprenant. Elle n'avait jamais rien goûté de tel auparavant. Il y avait des épices qu'elle ne reconnaissait pas. Quelque chose de sucré, quelque chose d'amer, et quelque chose de très piquant aussi. Un drôle de mélange. Bon, l'essentiel était que c'était nourrissant et qu'elle avait besoin d'un peu de nourriture chaude et consistante : cela faisait deux jours qu'elle ne faisait que grignoter de la viande froide, des galettes et des fruits. Et puis, finalement, ça n'était pas mauvais. Elle faillit, un instant, demander ce qu'ils mettaient dans leur ragoût, mais elle se souvint au dernier moment que les deux centaures n'étaient pas cuisinières, et ne sauraient sans doute pas répondre, si elle avait bien compris la répartition des rôles dans cette communauté.
"Ça me change de mon menu frugal de ces derniers jours", commenta-t-elle simplement en souriant.

" Nous ne mangerons jamais frugalement, dit Leanne en gloussant. Mais ne te sens pas obligée de terminer, ni de te resservir, tu n'as pas une carcasse aussi gigantesque que la nôtre à entretenir !
— J'imagine que tu dois trouver le goût un peu particulier. On s'y habitue, cependant... Si on a le loisir de rester suffisamment longtemps pour en manger souvent."
Les deux centaures se sourirent d'un air entendu.
" La couche que Neffen t'a préparée te conviendra-t-elle ? demanda ensuite Dymphéa. Nous avons pensé qu'il était plus... sage que tu n'essaies pas de t'installer dans la tente commune. Ce n'est pas que tu y risquerais une agression mais...
— L'odeur est épouvantable ! s'esclaffa Leanne.
— Pour qui n'y est pas accoutumé, du moins, fit Dymphéa avec une grimace. Et les risques d'écrasement accidentels non négligeables."

Le rire de Leanne était contagieux, et Astrée se surprit à partager son hilarité.
"Vous avez bien fait, dans ce cas... Je n'ai pas envie de me retrouver écrasée, vous êtes toutes un peu trop lourdes pour ma frêle carcasse.
Voyons... Kess menaçait bien de lui briser des os, il n'y a pas si longtemps ? Elle se sentait décidément minuscule en y repensant.
"Mais je ne voulais déranger personne, vous savez... J'ai l'habitude d'installer mon hamac au sommet d'un arbre pour être tranquille, j'aurais pu dormir seule. Mais je crois que c'est quelque chose qui vous est un peu étranger."
Elle avala une cuillerée de plus.
"Et Neffen m'a préparé une couche confortable, oui. Il était un peu gêné parce qu'il n'a pas l'habitude de recevoir, et je suis un peu intimidée aussi.... Enfin, je l'étais, mais à force de bavarder je le suis déjà moins.
Elle était intimidée de partager la tente d'un centaure mâle. C'était peut-être absurde... mais non, pas tant que cela : ça signifiait au moins qu'elle ne les considérait pas -plus?- comme des animaux. Et puis, le shaman lui apprenait beaucoup de choses.

" Tu nous trouves lourdes ? fit la prêtresse, passablement hilare. On voit bien que tu ne t'es jamais pris un de ces grands baraqués sur la jambe en pleine nuit. Maelwys pèse bien plus lourd que Dymphéa et moi-même réunies ! Et puis un centaure, c'est terrible, mais ça ronfle. Et ni moi, ni Neffen, ni Dymphéa n'avons trouvé de remède efficace. Avez-vous ça, les humains ? Ça nous serait drôlement utile !"
Dymphéa ne put s'empêcher de rire de sa comparse.
" Les grandes angoisses de Leanne !
— Ah ! Une centaure bien reposée en vaut deux, je te le dis !"

Astrée rit de bon coeur.
"Contre les ronflements, je ne connais rien, non. Je n'ai pas trop eu ce problème... Chez nous, on vit juste en couple, à deux, et je suis toujours tombée sur des hommes qui ne ronflaient pas... enfin pas trop. Et qui n'étaient pas deux fois plus lourds que moi, non plus !
Elle avait bien du mal à imaginer une vie avec autant de promiscuité... Des abeilles, ou des fourmis.
"Vous dormez tous ensemble alors ? Sauf Neffen... et Sheldon, peut-être ?", ajouta-t-elle en songeant à l'autre petite tente.
Et pourquoi y avait-il deux grandes tentes, alors ? S'ils mélangeaient hommes et femmes la nuit ?

La question d'Astrée sembla surprendre Leanne, qui écarquilla des yeux étonnés, tandis que Dymphéa souriait doucement. La prêtresse se reprit cependant rapidement.
" Pardonne-moi. J'oublie toujours combien notre mode de vie est unique, dit-elle, embarrassée.
— Il est aussi incroyable pour un centaure d'imaginer le shaman dormant avec la harde que d'imaginer le chef n'y dormant pas, expliqua Dymphéa. Mais c'est probablement impossible à expliquer. Cela se vit. Les deux tentes que tu vois servent l'une de lieu de couchage, l'autre de lieu de vie. Si la harde était en bonne santé, il y en aurait une douzaine dans la prairie. La petite tente que tu vois là-bas est notre salle du chef, pour parler en termes humains. Mais Sheldon n'y dort pas. Ce qui vous appelez intimité n'existe pas dans notre peuple. Nous la trouvons... triste.
— Et contre nature."

Astrée hocha la tête.
"C'est aussi difficile pour un humain d'imaginer dormir tous ensemble, surtout hommes et femmes réunis, que pour un centaure d'imaginer la solitude. Nos modes de vie sont très différents... Je viens d'en discuter un bon moment avec Neffen, mais c'est trop peu pour vous connaître encore. Donc il va sûrement m'arriver de dire des choses qui vont paraître... bizarre."
Elle sourit à Leanne. Dymphéa avait voyagé davantage, elle connaissait des humains donc comprenait.
"Et les très rares fois où vous avez reçu des humains... ou d'autres races... c'est Neffen qui les hébergeait, alors ? Ou peut-être que personne n'est jamais resté la nuit...

" C'était souvent le shaman, oui, dit Leanne en jetant un coup d'oeil à Dymphéa. Mais le shaman... Il ne faut pas le voir ou le comprendre comme l'un d'entre nous. Il est avec nous, bien sûr. Mais il n'est pas comme nous.
— Neffen n'est shaman que depuis deux ans. Donc il n'a pas connu personnellement d'autres humains. Mais comme le shaman avant lui les a connus... et bien il les connait quand même.
— C'est compliqué à expliquer. Et en réalité...
— Nous ne devrions pas vraiment en parler."
La centaure grise sourit.
" Quand Reynald, Tybert et Maedron sont venus, ils ont dormi dans leur propre tente. Mais le shaman d'alors les a invités tour à tour dans sa tente.
— Pour les cuisiner."
Le souvenir les fit rire de bon coeur.

Astrée rit aussi.
"Je souhaite bien du courage à quiconque voudrait cuisiner Tybert.... Et je préfère ne pas imaginer combien de temps ça a pu durer avec Reynald !"
A moins qu'il n'y ait autre chose derrière cette idée de cuisiner... Et qu'elle n'avait pas encore expérimenté ? Non, elle ferait mieux de ne pas laisser aller son imagination.
"Mais je crois qu'il vaut mieux que je ne cherche pas à comprendre comment Neffen a en lui la mémoire de tous ceux qui l'ont précédés. Ou peut-être pas vraiment en lui d'ailleurs... C'est quelque chose qui ne peut sûrement pas être compris par un humain. Il y a tellement de choses surprenantes, pour nous, dans le fonctionnement de votre peuple."
Une mémoire dans les herbes ? Non, absurde.
Elle avala quelques cuillerées de plus.
"Et donc, les autres n'ont pas eu l'honneur de survivre à une nuit entière de discussions avec le shaman ? Misère... J'espère qu'il me laissera dormir un peu quand même. J'aurais peut-être dû m'installer dans un arbre finalement..."
Elle aussi voulait le questionner, encore un peu. Et même lui demander comme il pouvait ne pas être comme les autres tout en étant centaure.

" Ça aurait été très mal perçu, dit Dymphéa, avec un doux sourire. Enfin... si tu as l'intention de gagner la confiance de la harde. Les centaures sont très sourcilleux sur les questions d'hospitalité...
— A mon avis, même si tu t'étais perchée dans un arbre, Neffen aurait trouvé un moyen de venir te poser ses questions. Via un aigle, probablement, ou un hibou.
— Ne le laisse pas t'empêcher de dormir. Mais je pense qu'il a à coeur que tu te sentes bien. Il m'a posé plein de questions sur les bipèdes, avant ton arrivée, craignant de commettre un impair... C'est vrai que nous sommes mal équipés pour les jambes...
— Ce qui signifie en gros que si tu déchires ton pantalon, il faudra que tu t'en bricoles un toute seule !"

Astrée rit joyeusement.
"Ça ira, la couture c'est dans mes cordes ! Et il n'a pas à s'inquiéter de commettre un impair, je sais bien qu'on n'a pas le même genre d'anatomie... et puis je ne suis pas spécialement habituée au confort. "
Elle sourit.
"Qu'est-ce que c'est reposant de discuter tranquillement avec vous. Je ne sais pas combien de temps j'ai passé avec Neffen mais... la pause est bienvenue."
Il y avait des questions qu'elle aurait voulu poser à Dymphéa, lui demander son avis sur certaines choses, mais elle n'était pas en état de réfléchir efficacement pour l'immédiat, et elle n'osait pas parler devant Leanne. Et puis, les deux centaures semblaient vouloir éviter les sujets sérieux, et au fond ça lui allait très bien. Ça attendrait demain, une fois reposée.
"Il faudra que je remercie Reynald de vous avoir prévenus de mon arrivée. Je ne pensais pas que tout serait déjà prévu, organisé... J'avais plutôt peur d'être reçue par une volée de flèches, qu'on me prenne pour une des villageoises. Il a fallu que Byron insiste pour que j'ose venir sans lui", avoua-t-elle.
Le sorlyn lui manquait. Il y avait quelques jours, il lui semblait, qu'elle ne l'avait pas entendu. Peut-être pas tant que ça en fait. Mais l'entendre lui faisait du bien, l'aidait à se sentir moins seule face à toute cette histoire.

Dymphéa et Leanne échangèrent un regard entendu.
" Reynald est un bon garçon, dit finalement Dymphéa. Il a eu son petit succès lors de son passage parmi nous. Je me souviens de la tête des jeunes hommes...
— Et moi de toutes ces demoiselles enamourées, par les dieux, fit Leanne en secouant la tête.
— Si les choses se savent, tu vas faire des jalouses !
— Il faut dire que rares sont les centaures qui ont un peu d'éducation." renchérit la prêtresse.
Et elles se mirent à pouffer comme des adolescentes.

Astrée ne put que se joindre au concert de gloussements.
"Je ne pensais pas que les femmes centaures étaient sensibles au même genre de charme que les humaines... Mais il faut bien reconnaître qu'il est... irrésistible ! D'ailleurs, je n'aurais peut-être pas dû le laisser seul pendant ces quelques veilles, qui sait combien de femmes vont tenter de lui mettre le grappin dessus ? Vraiment, ça devrait pas être permis d'être aussi charmeur..."
Elle soupira.
"Et surtout, il me manque terriblement..., avoua-t-elle. Enfin, je ne sais pas si vous pouvez comprendre après tout, peut-être que chez vous ça ne marche pas du tout comme ça. Est-ce que vous aussi vous avez des couples stables, durables, officiels ?"

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine